samedi 11 mai 2013

The Irene Dunne Case


Au commencement était le syllogisme : les grandes actrices méritent un Oscar, Irene Dunne est une très grande actrice, donc Irene Dunne mérite un Oscar. Et je ne pense pas que l'on puisse me contester sur ce point, Irene pouvant être objectivement classée parmi les dix plus grandes interprètes du Golden Age hollywoodien.

Le problème, et j'en suis encore mortifié rien qu'à l'idée de l'avouer, c'est que je n'arrive pas à récompenser Irene Dunne dans ma propre liste! Ce qui est d'autant plus irritable que je n'ai pas de place pour elle en 1937 alors que du côté des acteurs Cary Grant est bien parti pour l'emporter, ce qui n'a pas vraiment de sens car si Cary est évidemment grandiose dans l'un de ses meilleurs rôles, Irene est tout autant géniale, et l'alchimie entre les deux doit autant à l'un qu'à l'autre. Et parmi les autres points les plus désolants, c'est que lors d'années plutôt pâlichonnes, il m'arrive de sacrer des actrices de moindre calibre que Ms Dunne, ce qui avec le recul me semble parfaitement injuste.

Mais alors, quels sont les meilleurs moments pour espérer couronner la grandiose Irene comme il se doit? Personnellement, je n'en compte que cinq: 1932/1933 pour Back Street, 1936 pour Theodora Goes Wild, 1937 pour The Awful Truth, 1939 pour Love Affair, et 1941 pour Penny Serenade. Dans le reste de sa carrière, Irene s'est toujours arrangée pour livrer d'excellentes interprétations sans aucune fausse note (à deux exceptions près), mais il faut reconnaître que ses autres films n'ont pas le cachet des cinq que je viens de citer, ce qui m'empêche généralement de pousser jusqu'à la nomination dans ma propre liste de prix. Je ne prétends toutefois pas avoir épuisé toute sa filmographie, mais pour en avoir visionné la plus grande partie, je peux me permettre de donner mon avis sur la question.

Thirteen Women
Ainsi, je ne relève que deux faux pas intervenus au début de sa carrière. C'est tout d'abord le cas de Cimarron, sa seconde apparition à l'écran, qui reste malheureusement un très mauvais western où l'actrice est affublée d'un personnage tellement crispant qu'elle m'agace à chaque seconde, même s'il est impossible de nier ses efforts pour composer cette héroïne énervante, via une capacité à lui donner vie en permanence, même lorsqu'elle est en arrière-plan. Le second faux pas est intervenu un an plus tard avec Thirteen Women, un film elliptique et mal monté où la moitié du casting disparaît sans laisser de traces, et où seule la grande méchante jouée par Myrna Loy parvient à faire preuve d'un semblant de charisme. Par comparaison, Irene semble tout à fait perdue dans son rôle, au point qu'elle n'a pas l'air de s'émouvoir plus que ça lorsqu'elle apprend qu'elle et son fils son menacés de mort, bien qu'on puisse éventuellement mettre ces problèmes sur le compte de cette histoire réduite en charpie.

Roberta
Heureusement, si l'on excepte ces deux films problématiques, les autres performances de la carrière d'Irene Dunne sont toutes d'incontestables réussites. Dans Consolation Marriage, elle préfigure son rôle supérieur dans Back Street en évitant à chaque instant le mélodrame en faveur d'un jeu à la fois moderne et subtil, tout en faisant preuve de beaucoup d'humour, notamment dans une scène mythique de bataille d'oreillers. Pour moi, il s'agit d'une très grande performance, mais j'avoue que le film peine à marquer durablement les esprits. Je suis en revanche plus réservé sur Symphony of Six Million, un film laborieux où l'actrice n'est pas le personnage principal, même si en toute honnêteté elle y joue bien, surtout pour faire passer la détresse de l'héroïne dans sa grande confrontation avec Ricardo Cortez. Elle se montre néanmoins bien meilleure dans No Other Woman où sa présence à l'écran est magnétique, qu'il s'agisse pour elle de soutenir ou défier Charles Bickford du regard, mais le film n'est hélas jamais parvenu à m'intéresser. J'ai par ailleurs peu de souvenirs de ses autres rôles de 1933, Ann Vickers et If I Were Free, dont je me souviens juste qu'Irene s'en sortait à nouveau très bien, comme d'hab, même si ce ne sont pas de grands films pour autant. J'ai déjà mieux aimé This Man Is Mine en 1934, bien que cette histoire rébarbative de trio amoureux ne soit pas des plus transcendantes, encore qu'Irene s'y montre à nouveau très charismatique. La même année, Sweet Adeline est en revanche un film raté doté d'un scénario banal au possible qu'on a entrecoupé de numéros musicaux afin de faire passer la pilule, mais force est de reconnaître que l'actrice est à nouveau très drôle, et chante divinement bien. Elle se révèle encore excellente chanteuse dans Roberta en 1935, un film tout à fait charmant (mais trop long pour une histoire aussi mince) où elle donne la réplique à Fred et Ginger,  mais toute sympathique soit-elle, on est tout de même loin de ses plus grands sommets. La même année, son rôle dans Magnificent Obsession est déjà bien plus riche, puisque dans cette intrigue hautement improbable (Robert Taylor parvient quand même à la rendre successivement veuve, aveugle, puis amoureuse) elle évite savamment toute note mélodramatique. Mais là encore, je n'arrive pas à m'exalter pour ce film outre mesure, surtout que je lui préfère son remake de 1954 par Douglas Sirk, avec une performance également excellente de Jane Wyman.

My Favorite Wife
En 1936, Irene est à nouveau la vedette d'un grand film musical, Show Boat, mais si elle y est incontestablement charmante, j'ai tout de même été bien plus attiré par l'immense Helen Morgan dont la voix me paraît déjà plus chaleureuse, et dont le personnage est infiniment plus touchant. En 1938, après avoir révélé un talent comique inégalable dans deux comédies dont je parlerai plus en détail plus bas, Irene se montre à nouveau irrésistible dans Joy of Living, en soulignant l'évolution d'un personnage qui apprend à se faire plaisir, mais si le film regorge de grands moments d'anthologie, à l'instar de cette mirifique scène de patins à roulettes, ce n'est cependant pas ce qu'elle a fait de mieux. C'est aussi le cas de My Favorite Wife en 1940, un film délicieux où Irene retrouve avec grand plaisir Cary Grant, sans que le couple parvienne à atteindre les mêmes sommets que dans leurs deux autres collaborations. D'ailleurs, passé Penny Serenade en 1941, on tombe dans ce qui reste pour moi la partie la moins intéressante de sa carrière, puisque si elle se montre touchante dans Unfinished Business, gentiment excentrique dans Lady in a Jam, un minimum intéressante dans The White Cliffs of Dover, sincèrement drôle dans Together Again, bonne mais avec des airs de déjà vu dans Anna and the King of Siam ou Life with Father, et attachante dans I Remember Mama, il faut quand même reconnaître que ces rôles là ne comptent pas parmi les plus grandes interprétations de la décennie (même si beaucoup m'objecteront, sans doute à raison, que le dernier en fait bien partie). Enfin, à l'aube des 1950's mais au crépuscule de sa carrière, Irene est une fois de plus impeccable dans The Mudlark, car même moi qui déteste les grimages trop évidents, je ne peux que m'incliner devant cette composition très réussie où autorité et humanité sont parfaitement dosées. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas cette performance là qui pourrait lui rapporter un Oscar, surtout que ça tombe la même année qu'une certaine Vivien Leigh dans A Streetcar Named Desire.

Ce qui nous ramène donc aux cinq performances pour lesquelles j'ai vraiment très envie de nommer Irene. Et c'est là que la notion de wrong timing prend tout son sens, puisque bien qu'exceptionnelle à chaque fois, Irene ne parvient jamais à se hisser à la première place de mes préférences lors de ces cinq tentatives.

Back Street
En effet, pour le cru 1932/1933, elle est absolument excellente dans Back Street, en se révélant révolutionnaire dans sa façon d'aborder la déception sans que jamais cela sonne faux ou atrocement mélodramatique. Le problème, c'est que le film et la performance n'ont pas réussi à m'enthousiasmer outre mesure, et de toute façon, la saison reste à mes yeux polarisée par une Garbo très théâtrale dans un rôle immense (Queen Christina), et une Miriam Hopkins plus versatile que jamais dans quatre très grands travaux (Trouble in Paradise, Design for Living, The Story of Temple Drake, The Stranger's Return). Donc, navré Irene, mais la question ne se pose pas pour cet Oscar là.

Theodora Goes Wild
En 1936, son premier grand rôle comique dans Theodora Goes Wild n'est également pas loin de lui rapporter une précieuse statuette, mais malheureusement, l'année est déjà surchargée en très grandes performances, dont Ruth Chatterton dans Dodsworth, Rosalind Russell dans Craig's Wife, et surtout Carole Lombard dans My Man Godfrey. Je comprends parfaitement que dans le registre de la comédie on préfère Irene qui compose un personnage subissant une évolution, et a donc davantage de matière à travailler, mais pour moi le génie tranquille de Lombard, sa constante hilarité et son rôle qui me touche de façon très personnelle sont davantage payants.

The Awful Truth
Troisième tentative, 1937 avec The Awful Truth. Là, c'est généralement le rôle pour lequel tout le monde la fait gagner, et pourtant, sa victoire est loin d'être évidente dans ma liste. Je suis néanmoins le premier à rester ébloui par son rayonnement comique inégalable, sa parfaite alchimie avec Cary Grant et son charisme ravageur, mais malgré tous ces avantages à son actif, elle ne parvient pas à s'imposer comme un coup de cœur aussi fort que ses deux grandes rivales tragiques de l'année, à savoir une Barbara Stanwyck extrêmement émouvante dans Stella Dallas, et surtout Garbo dans son plus grand rôle. J'ai beau me dire que j'ai déjà fait gagner la seconde auparavant, je n'arrive absolument pas à voter pour une autre cette année tant elle est suprêmement lumineuse dans Camille, et de toute façon, Stanwyck reste mon second choix coûte que coûte.

Love Affair
Quatrième tentative, 1939 avec Love Affair. A mes yeux, le plus grand rôle d'Irene Dunne, une véritable merveille où comique et tragique sont savamment équilibrés, et où l'actrice se révèle d'une sensibilité renversante, en évitant à nouveau soigneusement la moindre fausse note. De fait, 1939 est vraiment l'année pour laquelle j'aimerais la récompenser, mais sérieusement, est-il envisageable de ne pas donner la victoire à Vivien Leigh dans le rôle le plus énormissime de toute l'histoire du cinéma, dans l'un des plus grands films de tous les temps?

Penny Serenade
D'où la dernière tentative en 1941, avec Penny Serenade. Ici, Irene est finalement peu surprenante par rapport à toutes les réussites déjà énumérées, mais elle n'en reste pas moins émouvante au possible et sublime à souhait. Cependant, ce rôle se retrouve face à une concurrence extrêmement forte, au point que je lui préfère finalement mes quatre autres candidates, à savoir Olivia de Havilland dans Hold Back the Dawn, Joan Crawford dans A Woman's Face, Bette Davis dans The Little Foxes et Barbara Stanwyck dans The Lady Eve. Dans le même schéma qu'en 1937, on m'objectera que j'ai déjà fait gagner Bette trois ans plus tôt, mais si ce n'était elle, le prix reviendrait à Barbara, puis à Joan, ce qui ne règle malheureusement pas le problème d'Irene.

Ainsi, retour à la case départ, Irene Dunne doit à nouveau s'incliner devant des performances qui m'éblouissent légèrement plus, en dépit de son génie d'actrice des plus fracassants. Alors, quelles solutions?

Première option, attendre de voir ce qu'elle donne dans Bachelor Apartment et The Great Lover en 1931, ce qui ferait néanmoins beaucoup de remue-ménage dans ma liste, car ça m'obligerait à décaler la victoire de Marlene de 27 ans (!), de quoi avoir des répercussions sur au moins deux autres années, afin qu'Irene Dunne reçoive ses propres lauriers. Cependant, tout ceci n'est que pure hypothèse, et rien ne dit que les deux films attendus, qui n'ont pas l'air d'être particulièrement géniaux (mais qui sait?) permettent à Irene de briller autant que le charisme de Marlene que j'aime énormément (et c'est un euphémisme) dans Morocco.

Seconde option: attribuer un tie. Je dois cependant confesser avoir un énorme problème avec les victoires ex æquo, dans la mesure où fussé-je électeur aux Oscars, je n'aurais droit qu'à un unique choix sur mon bulletin. D'autant plus que des années qui mériteraient deux lauréates, il y en a de plus importantes, comme 1950 pour ne citer que la plus célèbre. Si je devais cependant en arriver là, quel serait le meilleur moment pour ce faire? Certainement pas 1937 puisque là c'est l'Oscar de Garbo sans aucune compétition possible. 1941? Éventuellement puisque Bette aura d'autres prix pour elle-même à d'autres reprises, mais la seule pensée de la voir partager son Oscar avec une rivale me donne des frissons. 1939 alors? Non, même si c'est l'année où j'ai plus que jamais envie de récompenser Irene, le prix appartient entièrement à Vivien Leigh. Reste donc 1936, où le partage me convaincrait finalement mieux qu'en 1941. Surtout qu'attribuer un tie avec Carole Lombard pourrait marcher puisqu'on aurait ainsi deux performances comiques très différentes mais tout autant géniales qui se retrouveraient primées. Sans compter que, pour aller jusqu'au bout de mes fantasmes ultimes, Carole Lombard aurait probablement mieux accepté de partager sa couronne que Bette Davis. Et puis, si Irene était primée un an avant The Awful Truth, ça me donnerait une meilleure conscience en 1937 pour faire gagner Cary Grant chez les acteurs. Et oui, quand je me prétends maniaque, j'en suis vraiment à ce point là!


Tout cela pour dire que sur Gretallulah, on ne prend pas les Oscars à la légère, d'où ce long article pour expliquer pourquoi j'en arrive à couronner à la fois Irene Dunne et Carole Lombard en 1936. Ce n'est certes pas la solution la plus réjouissante au monde, mais c'est le mieux que je puisse faire dans l'immédiat.

2 commentaires:

  1. Est-ce qu'on ne peut pas considérer que la reine Victoria dans The Mudlark est un rôle secondaire ? Ca permettrait éventuellement de la faire gagner dans cette catégorie sinon.
    Je doute qu'elle vous éblouisse plus qu'ailleurs dans Bachelor Appartment.

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  2. En effet, bonne suggestion Anonyme. Je n'y avais pas pensé car dans mon esprit Irene Dunne est une leading lady jusqu'au bout, mais la reine Victoria est effectivement assez secondaire. Ceci dit, je me garde bien de me prononcer sur les seconds rôles 1951 puisque je suis loin d'avoir déterminé toutes mes candidates.

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