dimanche 23 juin 2013

Ye Shang Hai


Ce soir, petit interlude musical histoire de varier les plaisirs et de partager enfin ma passion singulière pour... le shidaiqu. Apparemment, c'est un genre qui n'a pas très bonne presse dans mon entourage, dans la mesure où dès qu'un de mes amis me surprend en train d'écouter ces refrains populaires, on me réplique inlassablement que l'on "croirait des chansons Disney"! Certes, je conçois que ces musiques paraissent fortement datées, voire poussiéreuses, pour les auditeurs contemporains, mais il n'empêche que pour moi, ces irrésistibles mélanges de sonorités typiquement chinoises et de standards occidentaux comptent parmi les choses qui me réjouissent le plus, m'évoquant par-là même une métropole de rêve qui continue toujours de me faire fantasmer.

Quoi qu'il en soit, j'étais jusqu'alors tout triste de n'avoir personne avec qui partager cette passion, hormis deux supercentenaires shanghaïennes recluses dans leur tour d'ivoire, mais ce mois de juin aura finalement mis fin à mes souffrances, pour mon plus grand soulagement. En effet, l'une de mes amies a fini par m'avouer noir sur blanc qu'elle se surprenait à apprécier Li Xianglan, "malgré les castagnettes en arrière-plan", ce qui me fait autant plaisir que de voir le génie de Claudette Colbert reconnu à sa juste valeur! Et à peine quelques jours plus tard, j'ai grillé la coloc d'une autre amie en train d'écouter de la pop chinoise des années 1980! Et c'est moi qu'on accuse de kitsch ou de vieilleries!

Ainsi, pour fêter ces deux événements qui renforcent ma légitimité d'auditeur de shidaiqu, je vous propose de rendre hommage aux "sept grandes étoiles de la chanson chinoise", celles qui régnèrent sur la vie culturelle de Shanghai des années 1930 et 1940, avant que les joyeux drilles du parti communiste ne dénoncent le mandopop comme un genre "pornographique", rien que ça, et ne contraignent les artistes à se plier aux canons maoistes, ou à s'exiler à Hong Kong pour continuer leur carrière [car même si le Kuomintang n'était pas plus enviable, les artistes avaient me semble-t-il une plus grande liberté d'expression dans cette période,  pour le peu que j'en sache]. Et pour faire d'une pierre deux coups, ce top 7 me servira également à vous expliquer pourquoi je voue un véritable culte aux actrices chinoises, la plupart des chanteuses en question ayant également rayonné au cinéma.

So, let's go :

7 ~ Gong Qiuxia (龔秋霞)

Peut-être davantage connue pour ses rôles au cinéma, pour lesquels elle fut surnommée "Grande soeur", Gong Qiuxia reste l'archétype définitif de l'épouse modèle, par opposition à Bai Kwong qui, dans leurs diverses collaborations bénéficiait des rôles de séductrices. Pour le peu que je la connaisse dans ce domaine-là, Gong Qiuxia n'a visiblement pas eu la carrière la plus intéressante, mais je lui conserve tout de même beaucoup d'intérêt pour ses chansons sympathiques, dont cette kitschissime, mais délicieuse, avalanche de roses (Qiang Wei Chu Chu Kai).


6 ~ Wu Ying Yin (吳鶯音)

Comme l'indique son surnom officiel, la "Reine de la Voix Nasale" n'est pas dotée d'une voix qui me soit automatiquement agréable. Toutefois, Wu Ying Yin reste indéniablement une grande performeuse : formée en autodidacte, et ayant dû chanter sous un pseudonyme afin de dissimuler ses activités à ses parents réfractaires (qui n'ont pas reconnu sa voix avant que sa véritable identité fût révélée!), Wu Ying Yin était encore en activité à l'âge de 80 ans, en faisant notamment de nombreuses apparition sur les plateaux TV. Parmi ses meilleures chansons, des airs comme Nan Feng (Le Vent du Sud) ou Hen Bu Zhong Qing Zai Dang Nian (quelque chose sur la haine et l'amour que je ne sais traduire) sont des must absolus, tandis que Ming Yue Qiang Li Ji Xiang Si et Lang Ru Chun Ri Feng, s'avèrent idéaux pour donner de l'inspiration lorsque l'on cuisine chinois.

5 ~ Bai Hong (白虹)

Ayant démarré très tôt dans le métier des arts, Bai Hong s'est rapidement imposée comme l'une des stars majeures des années 1930 sous le pseudonyme très chinois "d'Arc-en-ciel blanc". Il faut dire que parmi toutes les chanteuses évoquées ici, elle est une de celles dont la technique était la plus aguerrie, ce qui lui permit de remporter de nombreux concours de chant, et de gagner les faveurs d'un public toujours plus croissant. Parmi ses nombreux sommets, citons l'excellent Intoxicating Lipstick, le relaxant Ke Lin De Ba Ba Ma Ma et surtout l'intemporel Farewell Shasha. Par la suite, elle poursuivit sa carrière dans des films de propagande maoiste, mais fut vivement inquiétée lors de la Révolution culturelle, à cause de ses activités dans l'industrie artistique d'avant-guerre.


4 ~ Bai Kwong (白光)

Côté cinégénie, Bai Kwong, ou Bai Guang, c'est selon, reste probablement l'actrice la plus fascinante de sa génération, nul n'ayant pu à ce jour égaler son immense beauté, ou son érotisme savamment suggéré par toute une série de photos sublimes, quoiqu'un peu kitsch par moments. Mais pour moi, Bai Kwong occupe une place encore plus importante dans ma passion pour les grandes stars chinoises, puisque c'est à travers elle que j'ai découvert l'âge d'or de Shanghai, musicalement et cinématographiquement. S'étant choisi le surnom de "Rayon Blanc" pour marquer son désir d'être comme les rais lumineux allant du projecteur à l'écran, elle fut en effet l'une des stars majeures des films chinois, se révélant au passage fort bonne actrice dans le Bégonia Rouge Sang et Une Femme oubliée, comme en témoignent ses sublimes regards évaporés. Toutefois, c'est surtout pour sa carrière musicale qu'elle reste la plus connue, sa voix rauque faisant des merveilles, et tranchant délicieusement parmi la kyrielle de voix haut perchées de ses consœurs. Dans ce que j'aime le plus, on retiendra surtout ses Nuits d'Automne, Qiang, sa Réminiscence des Vieux Rêves, ou encore Pu Tao Mei Jiu. S'étant retirée à Hong Kong dès 1949, elle continua de gagner des fans dans le monde entier (et reste très populaire au Portugal, entre autres), lesquels viennent toujours en nombre se recueillir sur sa tombe particulièrement originale qui joue sans relâche ses meilleures chansons. 


3 ~ Li Xianglan (李香蘭)

Autre star absolument incontournable, Li Xianglan a la particularité d'avoir eu le destin le plus mouvementé. Née en Mandchourie de parents japonais, Yoshiko Ōtaka mena tout d'abord une carrière en Chine au service de la propagande nippone, incarnant des jeunes filles chinoises nationalistes découvrant l'amour dans les bras de l'occupant, au gré de scenarii très politiques et pas vraiment féministes. Ceci ne l'empêcha nullement de gagner une rapide popularité malgré son statut très controversé, notoriété que l'on entend à travers ses irrésistibles chansons portées par sa voix de colorature, depuis l'incontournable Shina no yoru (Nuits de Chine), déjà popularisé au Japon par Hamako Watanabe, et repris plus tard en Chinois par Yao Lee; à sa reprise de Tian Ya Ge Nu, en passant par Le Second rêveLa Vendeuse de bonbonsKong Gui Can Meng, Xin Qu et Ge Wu Jin Xiao, bien que sa plus belle réussite reste l'indépassable Ye Lai Xiang. Ayant échappé de peu à une condamnation à mort pour trahison à la fin de la guerre (mais ayant toujours eu la nationalité japonaise, elle ne pouvait être officiellement "traître à la patrie chinoise"), elle tenta ensuite une vaine carrière à Hollywood sous le pseudonyme "Shirley Yamaguchi", se contentant de rôles transparents dans des films médiocres, dont House of Bamboo et l'infâme Navy Wife, dans lequel Joan Bennett tente d'apprendre à ses domestiques nippons comment faire marcher des ustensiles ménagers... De retour au Japon, elle mena une carrière politique et continue aujourd'hui encore de regretter son rôle prégnant dans la propagande nippone en temps de guerre.


2 ~ Yao Lee (姚莉)

Elle aussi toujours là pour témoigner des beaux jours de la chanson chinoise, Yao Lee est sans doute celle de cette liste qui eut le registre les plus étoffé, puisque après s'être fait connaître pour sa "Voix d'Argent" dans les années 1940, elle changea de tessiture une fois exilée à Hong Kong, afin de mieux correspondre aux standards américains qui faisaient alors fureur, en prenant notamment modèle sur Patti Page. Ainsi, dans la première partie de sa carrière, on remarquera notamment Tong Ming Yuan Yang et Chun De Meng, la version chinoise de Shina no yoru, mais surtout le réjouissant Rose I Love You qui suffit à me mettre de bonne humeur le matin. Quant à ses chansons plus occidentales, je conserve beaucoup d'affection pour Yi Qu Nan Wang, Ai De Guang Rong, Wu Ban Lei Ying pour les plus jazzy, ou encore Ai De Kai Shi, pour les amateurs de petites kitscheries 1950's. Avec ces nombreux succès à son actif, elle reste l'une des plus grandes chanteuses de ces années-là, et l'une des plus prolifiques, aussi.


1 ~ Zhou Xuan (周璇)

Forcément. Obligatoirement. Incontestablement. Zhou Xuan restera à jamais la plus grande star chinoise du XXe siècle. Actrice formidable doublée d'une chanteuse exceptionnelle, d'où son surnom de "Voix d'Or", Zhou Xuan est sans aucun doute la plus fascinante d'entre toutes, depuis ses malheurs personnels à son aura rayonnante, en passant par tous ces films incontournables pour tout cinéphile qui se respecte, avec en point d'orgue Malu tianshi (Les Anges du boulevard), où elle incarne une jeune fille des bas quartiers en proie aux difficultés de la vie, et plus encore Qing gong mi shi (L'histoire secrète de la cour des Qing), le sommet de sa carrière, où elle joue la tragique concubine Zhen favorable à une modernisation du pays, contrairement à la terrible impératrice Cixi qui tente coûte que coûte de conserver le pouvoir pour son usage personnel. Dans ce film, Zhou Xuan est absolument irrésistible, faisant preuve de légèreté dans les scènes qui la voient revêtir des pantalons ou se servir d'un appareil photo au beau milieu de cette cour étouffante, avant d'être divinement sublime dans sa grande scène finale, tout cela sans jamais oublier de crever l'écran. Mais si j'aime autant cette artiste d'exception, c'est aussi parce que ses chansons comptent parmi les meilleures de ma collection, au point qu'il m'est difficile de dresser une liste exhaustive de ses plus grands succès tant j'ai tendance à tout aimer d'elle, depuis ses airs traditionnels comme l'incontournable Tian Ya Ge Nu, sa chanson phare, ou sa Chanson des Quatre Saisons, à ses airs plus typiquement issus du shidaiqu, tels Bu Bian De Xin, Nightlife in Shanghai, Les Feuilles jaunes de l'Automne, Les Matins désagréables, Ke Ai De Zao Chen (poke Edvard), L'envol du phœnix, Qian Cheng Wan Li, ou encore Le Printemps dans une ruelle sombre et Clair de Lune. Et puis, on peut encore entendre Zhou Xuan dans le plus beau film de ces dernières années, un petit quelque chose du nom de... In The Mood for Love, ce qui est plus que jamais signe d'une très grande classe!


En espérant que ces musiques auront su vous plaire et que vous aimerez dorénavant le shidaiqu!


mercredi 5 juin 2013

Oscar de la meilleure actrice 1947

Au programme: 

* Joan Crawford - Possessed
* Susan Hayward - Smash-Up: The Story of a Woman
* Dorothy McGuire - Gentleman's Agreement
* Rosalind Russell - Mourning Becomes Electra
* Loretta Young - The Farmer's Daughter

A y regarder de près, cette sélection n'a rien de très surprenant. En effet, la nomination de Dorothy McGuire était quasiment assurée puisque Gentleman's Agreement était considéré comme le film de l'année, ce dont témoignent ses trois Oscars dont meilleur film et meilleur réalisateur sur huit nominations, même si dans le cas de l'actrice c'est moins la question du travail qui a primé que celle du buzz autour de l'ensemble. De son côté, Joan Crawford était encore toute auréolée du succès de son comeback entériné par Mildred Pierce, ce qui ajouté à un rôle de semi-folle tel que l'époque les affectionnait devait la conduire de facto sur le chemin d'une seconde nomination, bien que sa victoire deux ans plus tôt n'ait pas fait d'elle la favorite pour cette cérémonie. Susan Hayward venait quant à elle d'obtenir son premier grand rôle après dix ans de figuration et de films médiocres, aussi cette révélation ne pouvait être snobée par l'Académie, selon la même logique qui valut à Jane Wyman sa nomination l'année précédente. Sans compter que dans ce film, Hayward jouait une alcoolique, aussi l'inclusion dans la sélection officielle allait-elle de soi. Néanmoins, c'est entre les deux autres concurrentes que se joua la victoire, et c'est à la stupeur générale que Rosalind Russell perdit, après avoir fait la course en tête pendant toute la saison. Il faut dire que son talent n'était plus à prouver, et au bout de trois nominations, il semblait tout naturel de la récompenser. Mais c'était sans compter sur Loretta Young, vétérane plus ancienne encore que Russell, qui figurait dans un grand succès populaire prouvant à nouveau le primat du critère "engouement" sur le critère "overdue" les soirs de remises de prix.

Quoi qu'il en soit, voici une sélection tout à fait charmante qui ne me pose pas vraiment problème, bien que je préfère malgré tout m'orienter vers des choix différents, de quoi me pousser à...

... retirer:

Dorothy McGuire - Gentleman's Agreement: Je l'avais trouvée absolument insignifiante la première fois, mais c'est le type de performance qui gagne à être revue. En effet, on se rend bien compte que l'actrice tente de travailler son personnage avec le peu à sa disposition, et sa capacité à imposer sa présence alors que le scénario ne lui facilite vraiment pas la tâche est déjà un effort à louer. Le problème, c'est qu'elle se fait systématiquement voler la vedette par le reste du casting, souffrant notamment de la comparaison avec la tornade Celeste Holm, mais il faut de surcroît noter qu'elle ne parvient pas à rendre plus limpide toute l'intrigue laborieuse concernant Kathy. En effet, elle ne semble jamais à l'aise avec cet exercice du "je ne suis pas antisémite, mais...", et n'en résulte qu'un personnage assez lourd pour lequel on n'arrive à ressentir ni sympathie, ni antipathie. De fait, elle résume bien mon sentiment envers le film : la démarche est louable quoiqu'un peu naïve, mais les personnages ont trop valeur de prétexte pour séduire, et si la seule qui m'a plu est Anne, c'est bien parce que Celeste Holm est l'une des rares à donner de la profondeur à son rôle. D'où mon impression très mitigée sur McGuire qui tente quand même quelque chose pour se tirer vers le haut, même si l'on reste entièrement sur sa faim avec Kathy.


Loretta Young - The Farmer's Daughter: Sincèrement, c'est une bonne interprétation, d'un meilleur calibre que sa seconde nomination dans le sympathique mais insignifiant Come to the Stable. Je confesse cependant qu'à l'origine, je n'avais regardé le film la première fois que sous l'angle unique du "Loretta a-t-elle volé l'Oscar de Rosalind?" Evidemment, ce n'était pas la meilleure des choses à faire, mais ce qui m'avait beaucoup marqué pendant cette expérience, c'est que je n'ai jamais eu l'impression que Loretta avait démérité. Après un nouveau visionnage beaucoup plus frais, je maintiens que l'actrice livre vraiment une bonne performance : par ses manières et son caractère poli mais ferme, elle se glisse parfaitement dans la peau de cette femme de chambre qui vient illuminer le quotidien d'une grande famille, et sa spontanéité ajoute également de l'humour à certaines situations, comme lorsqu'elle met des serviettes au cou de ses hôtes distingués. Loretta montre également bien la personnalité de Katie et va même jusqu'à dominer ses partenaires, voire une assistance tout entière lors du meeting. Et ajoutons encore qu'elle restitue un très bon accent suédois et un timbre vocal grave et sérieux qui souligne ses qualités d'oratrice, tout cela dans un rôle extrêmement charmant. Ces qualités réunies suffisent-elles à rendre sa performance digne d'un Oscar? Malheureusement non. D'une part parce que toute excellente soit-elle, Loretta reste un peu sur la même note tout au long du film, surjouant même les émotions les plus fortes, bien que ce soit parfois pour en rehausser le côté comique (lorsqu'elle s'évanouit, ou lorsqu'elle se moque de Joseph Cotten tombé à l'eau); et d'autre part parce que l'héroïne n'est clairement pas M. Smith au Sénat, et ce sont en fait les autres personnages qui agissent pour elle en politique, alors qu'elle se contente juste d'assommer un opposant à coup de bûche. Ainsi, Katie a beau être touchante lorsqu'elle parle avec ferveur de son désir d'une politique sans corruption, le scénario ne tient malheureusement pas ses promesses la concernant, si bien que la performance semble en fin de compte un peu caduque. Ceci dit, le charme opère vraiment, et la nomination n'est certainement pas volée!


Rosalind Russell - Mourning Becomes Electra: Voilà bien longtemps que je n'ai pas revu le film, en partie à cause de sa très longue durée pour une histoire aussi statique, bien que passionnante, mais je me souviens avoir été assez impressionné par la force des deux rôles féminins pour pouvoir en dire du bien, même si dans les faits je ne suis pas totalement sensible à ces personnages. Ces réflexions posées, j'aurai bien du mal à parler très en détail du travail de Russell ici, mais la théâtralité exacerbée de son jeu n'en reste pas moins une véritable claque pour le spectateur, rythmant de façon bienvenue ces trois heures de fiction. Concernant Lavinia, il est encore à mettre au crédit de l'actrice que le personnage n'est jamais brossé avec complaisance, la noirceur de l'héroïne n'étant d'ailleurs jamais agaçante, comme en témoigne cette scène poignante où Lavinia semble momentanément lumineuse après son retour de voyage aux côtés d'Orin. Il me faudra aller revoir le film pour m'en refaire une idée plus précise, mais dans l'immédiat je préfère vraiment d'autres performances de l'actrice, et même si j'aurais adoré la savoir oscarisée, je n'aurais pas été plus enthousiaste que ça si ç'avait été pour ce rôle.


Joan Crawford - Possessed: Je l'enlève uniquement parce que je préfère mettre 1947 à profit pour sélectionner des actrices que je nomme moins souvent qu'à l'accoutumée, mais comme on parle de Joan Crawford, il va de soi que je suis nécessairement séduit par cette performance. Il faut dire qu'une fois de plus, la star ressort le grand jeu, et pas une expression extrêmement démonstrative ne manque, qu'il s'agisse de son air ahuri dans les scènes introductives ou de son visage terrifiant lors du passage de la brosse et de l'escalier, sans parler de ce sourire machiavéliquement jouissif qui passe sur ses lèvres alors qu'elle tient un revolver à la main. En somme, Crawford fait du Crawford puissance mille, et sait parfaitement qu'on regarde ce film davantage pour admirer la star qu'un personnage dont la folie est toutefois bien soulignée, quoique de façon paroxystique. Ceci dit, j'ai découvert Possessed moins de vingt-quatre heures après avoir vu Humoresque, et force est de reconnaître que le premier souffre de la comparaison. Car rien, absolument rien, ne survit à Joan Crawford dans Humoresque. Et puis, on retrouvera l'actrice à d'autres reprises, aussi peut-elle bien rester dans l'ombre cette année.


Ma sélection:

Susan Hayward - Smash-Up: Le premier rôle où j'ai découvert Susan Hayward et... What a performance! Très clairement, c'est elle qui domine la sélection officielle puisque lorsqu'il s'agit de faire évoluer un personnage, elle se révèle imbattable dans cet exercice. En effet, elle part d'une approche très calme qui fait bien ressentir toute la sensibilité de l'héroïne, avant de faire venir le drame de façon progressive, au point que tous les passages la montrant prise au piège de l'alcool sonnent entièrement justes. Elle nous entraîne ainsi dans sa descente aux enfers avec une précision qui suscite de facto la compassion, et s'impose par-là même comme l'une des interprètes les plus émouvantes de l'année. D'ailleurs, le caractère touchant du personnage est encore renforcé par ses attitudes maternelles très crédibles qui s'insèrent parfaitement dans cette histoire poignante à souhait. En somme, voilà une très grande performance, qui témoigne que Susan Hayward est vraiment la meilleure de toutes pour incarner les affres de l'alcoolisme.


Jane Greer - Out of the Past: Dans ce qui reste probablement le rôle de sa vie, Jane Greer donne vie à une femme fatale absolument mythique qui m'a fait comprendre pourquoi j'en avais toujours beaucoup entendu parler en bien. Pour commencer, sa présence à l'écran est extraordinaire, et tous ses regards perçants accrochent irrésistiblement le spectateur, de quoi prouver que si l'héroïne est aussi marquante, c'est bien parce que l'actrice a le charisme et le talent nécessaires pour la faire rentrer dans la légende, en plus d'un pouvoir de séduction qui fait des merveilles. Mais ce qui fait par-dessus tout la force de cette interprétation, c'est que Jane Greer donne de multiples dimensions au personnage : parfois dure, parfois enfantine, on ne sait jamais ce qu'il y a réellement derrière la façade, à l'image de ce mirifique climax où elle parvient à sourire de façon presque machiavélique en regardant ses partenaires masculins se battre, avant d'arborer une expression innocente qui paraît finalement sincère. Tant de réussites au sein d'un chef-d'oeuvre du film noir ne pouvaient décemment pas être ignorées.


Wendy Hiller - I Know Where I'm Going! Le film date de 1945 mais comme vous le savez, je me base sur les dates de sortie aux Etats-Unis, ce qui le rend éligible pour cette année, d'autant que ça ne fait en tout qu'un décalage d'un an et demi, ce qui reste fort correct pour considérer ce chef-d'oeuvre comme encore dans l'air du temps, bien que ça corse le jeu entre deux héroïnes de Powell et Pressburger dans une même liste (voir ci après). Quoi qu'il en soit, l'immense Wendy Hiller est exceptionnelle dans ce très beau rôle fort bien écrit, et je suis absolument ravi de la distinguer pour, sans doute, sa meilleure performance. En effet, non contente de faire absolument honneur à une héroïne fort complexe dont les certitudes quant à son avenir s'ébranlent peu à peu, l'actrice réussit l'exploit de suggérer toute cette confusion sans jamais surjouer la moindre émotion, et restant tout à fait fidèle à l'esprit de Joan Webster, qui reste ainsi toujours maîtresse d'elle-même et déterminée, tout du moins en apparence. Wendy saisit en outre l'équilibre très fragile entre le degré de sympathie qu'on est censé éprouver pour le personnage et une certaine hauteur sans doute assez désagréable à certains, et c'est bien par ce balancement que son jeu s'en trouve nuancé constamment sans jamais dévier de la ligne à laquelle elle doit se tenir. Ainsi, Joan peut très bien être assez autoritaire, et parfois très directe dans sa façon d'interroger d'autres personnages, mais tout est parfaitement équilibré pour ne jamais franchir la ligne du snobisme. Intrépide et curieuse d'aventure, Joan reste également sujette au doute, ce que l'actrice ne s'autorise à montrer que dans les moments où elle est seule dans sa chambre dans la première partie, avant de laisser se fissurer cette carapace progressivement lors d'un bal écossais, et plus encore lors d'une dangereuse escapade sur l'eau. Par ailleurs, sa réaction face à la fillette qui la questionne sans discrétion reste formidable d'humour tant l'actrice parvient à noyer son léger agacement dans un sourire toutefois bienveillant. A la fin, on s'intéresse constamment aux états d'âme de l'héroïne qui reste formidablement sympathique malgré ses défauts, et cette performance reste tellement subtile que l'exploit est à saluer mille fois.


Deborah Kerr - Black Narcissus: Là aussi, le film est un chef-d'oeuvre absolu, et la performance de Kerr reste sincèrement extraordinaire. Pour commencer, son visage, encadré par une effrayante cornette, impose une présence lumineuse qui capte tous les regards, au point que je n'ai pu m'empêcher de faire des millions de captures d'écran que je prends un plaisir manifeste à regarder. Et c'est justement sur ce visage que se lisent d'innombrables expressions énigmatiques qui ouvrent de multiples interprétations quant au personnage. Ces sourires en coin, cette autorité imposante mais pas totalement assurée, ces divines touches de regret perçant au gré des réminiscences de l'héroïne, ce désir contenu qui s'exprime peu à peu dans cet environnement exotique, ces regards bienveillants d'apparence angélique : tout est sublimement exprimé par l'actrice, qui passe sur le film telle une tornade de charisme dont je vais difficilement pouvoir me remettre, et ce en dépit du brillant des autres interprètes, en particulier Kathleen Byron. Bref, je pourrais m'étendre des heures sur l'impression que m'a fait cette performance, mais je me contenterai de dire qu'on touche ici à la perfection.


Gene Tierney - The Ghost and Mrs. Muir: J'avais tellement adoré le rôle la première fois que je restais convaincu qu'il s'agissait d'une grande performance. En revoyant le film hier soir, j'ai réalisé que ce n'est pas le cas, comme en témoigne cette première partie bourrée de tics et de petits sourires mécaniques qui seraient devenus très vite agaçants si Mankiewicz n'était intervenu pour corriger cette première lecture du personnage. De même, Tierney livre de nombreuses expressions parfois trop forcées pour être crédibles, à l'instar de sa rencontre avec le capitaine. Cependant, malgré ces petits défauts de fabrication, un charme incomparable opère, et si cette magie tient sans doute davantage du film que de l'actrice, ça n'a finalement aucune importance tant celle-ci parvient à fasciner à travers cette héroïne extrêmement sympathique. Elle est par exemple idéale pour restituer la malice de cette jeune veuve, de quoi rendre ses dialogues avec Rex Harrison particulièrement savoureux. Et puis, cerise sur le gâteau, Tierney s'arrange, comme dans Heaven Can Wait quatre ans plus tôt, pour donner le meilleur d'elle-même en dame mûre, et rien que pour ça elle mérite amplement de figurer dans ma liste.

Bien, et à présent, l'heure du choix cornélien a sonné. La grande gagnante est...

Wendy Hiller - I Know Where I'm Going!

Qu'il est difficile de trancher entre les deux héroïnes de Powell et Pressburger! Disons que dans l'absolu, Sister Clodagh est probablement le personnage le plus excitant de la sélection, mais la performance de Wendy Hiller est si complexe, si subtile et si nuancée que je n'ai plus aucune hésitation et lui donne ma victoire sans sourciller. Sans compter que j'ai très envie d'octroyer l'un des prix majeurs à ce film, alors quelle meilleure occasion pour en honorer son diamant le plus brillant? Sur ce, Deborah Kerr se classe assurément seconde pour sa non moins superbe performance, Susan Hayward troisième pour le rôle qui l'a enfin révélée afin de lui ouvrir la voix royale pour toute la décennie suivante, Jane Greer quatrième pour sa captivante femme fatale de film noir, et Gene Tierney cinquième pour son héroïne plus qu'attachante dans un autre très grand chef-d'oeuvre.

Pour conclure, la minute Sylvia Fowler, quant aux performances...

dignes d'un Oscar: Jane Greer (Out of the Past), Wendy Hiller (I Know Where I'm Going!), Susan Hayward (Smash-Up), Deborah Kerr (Black Narcissus): voir ci-dessus.




dignes d'une nomination: Joan Crawford (Possessed): voir ci-dessus. Joan Fontaine (Ivy): une très grande surprise où l'actrice joue à contre-emploi pour composer un personnage peu scrupuleux malgré son aura romantique et ses robes en dentelle. Si l'année n'était pas tant chargée, elle serait clairement mon sixième choix. Rosalind Russell (Mourning Becomes Electra), Gene Tierney (The Ghost and Mrs. Muir): voir ci-dessus.


séduisantes: Loretta Young (The Farmer's Daughter) (The Bishop's Wife): j'ai adoré le second film, et je me demande même si je ne préfère pas l'actrice dans celui-ci. Marlene Dietrich (Golden Earrings): d'accord, ce jeu outrancier est l'une de choses les plus insondables au monde, mais la séduction de l'ensemble suffit à faire son petit effet. Irene Dunne (Life with Father): parce que c'est Irene Dunne et que c'est toujours très bon, même si on est loin de ses meilleurs rôles. Myrna Loy & Shirley Temple (The Bachelor and the Bobby-Soxer): bien que la grande différence d'âge empêche de croire totalement à ces deux sœurs, les actrices sont si charmantes qu'elles font passer un très bon moment. Surtout Myrna qui éblouit à nouveau sans quasiment rien faire. Claire Trevor (Born to Kill): une performance captivante à souhait et une très bonne idée de casting, même si en toute honnêteté je ne suis pas aussi enthousiaste que je l'aurais imaginé.


sans saveur: Ida Lupino (Deep Valley): je-je n'ai rien contre cette performance dans l'absolu. Je-Je trouve même qu'Ida Lupino fait bien la fille rustre et timorée. Mais com-combien de temps peut-on tenir devant une héroïne qui commence toutes ses phrases en bégayant de façon ultra mécanique, le tout dans un film franchement décevant? En définitive on ne ressent pas grand chose pour elle. Dorothy McGuire (Gentleman's Agreement): voir ci-dessus. Lana Turner (Green Dolphin Street): Lana qui escalade une falaise pour se retrouver dans un couvent, entre deux heures de commérages sur l'économie néo-zélandaise. Tout va bien.


à découvrir: Joan Bennett (The Macomber Affair), Claudette Colbert (The Egg and I), Maureen O'Hara (Miracle on 34th Street), Ann Sheridan (Nora Prentiss), Claire Trevor (Born to Kill), Teresa Wright (Pursued)