mercredi 28 mai 2014

Oscar de la meilleure actrice 1945

Pendant bien longtemps, 1945 a été pour moi une sorte d'année honnie, vu que sur tous les films de l'époque, j'en compte seulement deux que je regarde souvent avec plaisir, avec tout de même trois très bons films qui arrivent juste après. Mais dans l'absolu, on est loin de la période bénie du Pre-Code à l'entrée en guerre. Heureusement, à force de bien creuser, j'ai fini par arriver à une sélection qui m'enchante tout à fait chez les actrices, de quoi estomper nettement l'arrière-goût amer que me laissait cette année en général. Mais reprenons depuis le début avec la sélection officielle:

* Ingrid Bergman - The Bells of St. Mary's
* Joan Crawford - Mildred Pierce
* Greer Garson - The Valley of Decision
* Jennifer Jones - Love Letters
* Gene Tierney - Leave Her to Heaven

Enfin! Après vingt années de bons et loyaux services, Joan Crawford parvint à se faire nommer aux Oscars. Il était temps. Il faut dire qu'une fois libérée du carcan de la MGM, elle eut enfin l'occasion d'avoir tous les facteurs de son côté, à savoir un nouveau studio, la Warner, enfin prêt à miser sur sa nouvelle recrue à l'époque où l'aura de Bette Davis commençait à décliner; une communication parfaitement rodée, portée par une Hedda Hopper qui écrivit dès la post-production du film que la performance d'actrice était si bonne qu'elle gagnerait sûrement la statuette; et bien sûr des connexions professionnelles désireuses de récompenser la star après tous ses services au cinéma, au premier rang desquels Louis B. Mayer lui-même, qui alla jusqu'à voter pour son ancienne vedette par sympathie, au détriment de sa propre candidate, Greer Garson. Ajoutons à cela que les trois principales concurrentes de Crawford venaient toutes d'être oscarisées au cours des trois années précédentes, et la nature même de Mildred Pierce, à savoir un grand comeback dans un rôle de mère sacrificielle flamboyante, ne pouvait que jouer en faveur de la star, sans compter que, last but not least, la performance était effectivement à la hauteur de sa réputation, ce que personne ne pouvait feindre d'ignorer, ce dont témoigne son prix au National Board of Review. Cerise sur le gâteau, Crawford estimait également que sa prestation dans A Woman's Face quatre ans plus tôt avait conforté ses talents dramatiques, et en faisait une sorte de candidate injustement snobée qu'il convenait de consoler dans les plus brefs délais. En somme, étant donné l'avalanche d'avantages pour l'actrice en cette saison de remises de prix, point n'était besoin de se faire porter pâle le soir de la cérémonie, pour mieux se donner en spectacle en robe de chambre devant tout le quartier!

Remarque, toute favorite fût-elle pour cet Oscar, Crawford craignait par-dessus tout que l'une de ses concurrentes, Ingrid Bergman, la coiffe au poteau. En effet, la nouvelle coqueluche d'Hollywood, tout juste sacrée plus grande actrice dramatique de l'époque l'année précédente, était alors tellement en vogue qu'elle remporta le prix de la critique new-yorkaise et le Golden Globe, en particulier pour un rôle de religieuse qui plut à énormément de monde, trois ans après la victoire de Jennifer Jones en Bernadette Soubirous, et un an après le succès fracassant de Going My Way, dont The Bells of St. Mary's n'était autre que la suite. Ainsi, Bergman avait beau être fraîchement oscarisée, il y a fort à parier qu'il aurait suffi du moindre défaut dans la communication autour de Crawford pour qu'elle emporte le trophée deux années consécutives. En revanche, les autres candidates ne constituèrent pas une réelle menace pour Joan. En effet, Love Letters et la performance de Jennifer Jones venaient d'être éreintés par la critique, au point que l'actrice ne dut probablement sa nomination qu'à ses connexions selznickiennes. Greer Garson figurait pour sa part dans le grand rôle dramatique de prestige de la MGM, avec le studio bien évidemment à ses côtés pour lui assurer une place dans la liste, mais The Valley of Decision reçut finalement peu d'amour de la part de l'Académie, et la performance était sans doute trop redondante et pas assez flamboyante pour faire le buzz. Quant à Gene Tierney, elle ne fut jamais considérée comme une actrice à oscariser, mais le contre-emploi dramatique et sa silhouette superbement photographiée dans un film noir haut en couleurs lui valurent manifestement sa nomination. Bref, à l'exception de Tierney, ce cru 1945 ne fut absolument pas surprenant, même s'il était possible de faire plus original. En conséquence...

... je retire:

Jennifer Jones - Love Letters: Gros bémol pour commencer : je n'arrive pas du tout à rentrer dans le film, et j'ai eu beau essayer à plusieurs reprises, je finis toujours par décrocher au bout d'un moment. Pourtant, l'histoire est en soi passionnante, portée par un bon rôle juteux qui permet à l'héroïne d'être amnésique et d'avoir des troubles de la personnalité, mais à mon grand regret, jamais Jennifer Jones n'a réussi à m'intéresser véritablement à son sort. Pire, elle est même notoirement mauvaise dans ce rôle, ce qui tranche regrettablement avec The Song of Bernadette et Since You Went Away, ses deux rôles précédents et bien mieux joués, et ça annonce tristement son grand numéro de n'importe quoi dans Duel in the Sun l'année suivante. Et je suis navré, j'aimerais beaucoup parler en bien de Jennifer, une actrice que j'apprécie sincèrement en temps normal, mais il faut savoir se rendre à l'évidence: elle est terriblement affectée tout au long de Love Letters, de quoi mettre en lumière à quel point elle était encore inexpérimentée en 1945. En effet, on décèle toujours quelque chose de forcé dans ses regards ou ses sourires, et elle minaude tellement qu'elle en devient vite agaçante, notamment lorsqu'elle tente de jouer en même temps la joie et la surprise en ouvrant sa porte à Joseph Cotten. Par la suite, elle passe son temps à le regarder avec des expressions terriblement exagérées, en particulier sur les bords de la Tamise où l'on dirait qu'elle va le manger, sans compter qu'à trop vouloir faire comprendre son bonheur, elle flirte dangereusement avec le ridicule: "My house! My ring!" Cependant, le pire est encore à venir puisque toutes les séquences finales, qui la voient crier dans la roseraie et pleurer derrière la chaise de Gladys Cooper, sont en fait un festival de grimaces toutes plus atroces les unes que les autres, aussi ne suis-je finalement guère étonné lorsque les critiques de l'époque disaient trouver cette performance un brin stupide. Et quand elle tente de ne pas surjouer, elle se révèle très vite ennuyeuse. Mais vraiment, cette façon d'écarquiller les yeux à tout bout de champ, et d'utiliser sans arrêt une voix de petite fille puérile, plombent vraiment l'impression de charme et de mignonnerie qui se dégage de l'actrice en temps normal.


Greer Garson - The Valley of Decision: La première fois, je n'avais vraiment pas aimé, et j'avais même décroché à la moitié du film tant cette performance me semblait redondante de la part de Greer Garson. Et puis, je me suis quand même décidé à revoir le tout à tête reposée, et qu'elle ne fût pas ma surprise de découvrir que le film comme sa prestation sont en fait bien meilleurs que dans mon souvenir. Après, il reste toujours quelques petits défauts qui nuisent un peu à la crédibilité de l'ensemble, à savoir que d'une part, à quarante ans passés, Garson n'a plus du tout l'âge de jouer les jeunes filles, et à ce titre, la voir s'occuper d'un enfant lorsqu'elle entre en scène fait davantage penser à une mère qu'à une grande-sœur, bien qu'il faille toutefois avouer que la présence de Gladys Cooper estompe par la suite ce problème d'âge, Garson ne détonnant finalement pas tant que ça avec la jeune génération de ses employeurs. D'autre part, Greer Garson est une duchesse, et malgré tout ses efforts, elle ne semble pas vraiment faite pour le rôle d'une femme de chambre, quoiqu'elle en restitue plutôt bien les manières, à grand coup de manches remontées devant le labeur et de savoir-faire pratique. Ceci dit, l'actrice a beau ne pas être le choix idéal pour un tel personnage, son charme opère tellement qu'on ne voit presque plus le problème au fur et à mesure du visionnage, et même si la nature du film semble trop redondante de prime abord pour son interprète, il convient de noter quelques touches d'innovation de la part de Garson, notamment vers la fin où elle fait preuve de fermeté envers sa rivale, avec des éclairs de dureté qu'on ne lui connaissait pas vraiment jadis. Ah, et cerise sur le gâteau, elle est extrêmement drôle lorsqu'elle montre ses réactions en découvrant chaque membre de la famille lors d'une descente d'escaliers. Néanmoins, cela suffit-il à rendre cette nomination indispensable? Objectivement non. Garson se fait malgré tout voler la vedette par une Gladys Cooper plus humaine qu'à l'accoutumée, son histoire d'amour avec Gregory Peck manque quelque peu de réalisme, et l'actrice en fait souvent trop dès qu'elle tente de se montrer humble et peu à l'aise. Cependant, le rôle reste vraiment très cool et divertissant, et c'est toujours ça de pris.


Ingrid Bergman - The Bells of St. Mary's: Si Greer Garson n'est pas idéalement faite pour son rôle, on peut en dire autant d'Ingrid Bergman, certes dotée d'une aura de sainte qui sied bien à son personnage de nonne, mais dont l'entrée en scène façon movie star, le sourire aux lèvres, fait d'emblée moins penser à une religieuse qu'à une actrice contente de jouer à la religieuse. Il suffit de voir les présentations entre sœur Mary Benedict et le père Chuck O'Malley incarné par Bing Crosby, pour réaliser qu'Ingrid a presque l'air espiègle, au point qu'on l'imagine moins en mère supérieure qu'une Deborah Kerr beaucoup plus ferme. Idem, on ressent mal son influence sur la communauté: lorsqu'elle toise les soeurs qui ne retiennent plus leur rire, elle garde son sérieux mais il lui manque clairement la ténacité qui aurait rendu sa composition plus crédible. Et quand elle donne des cours de boxe à l'un de ses élèves, la scène est éminemment savoureuse, mais Bergman fait quand même davantage penser à une bonne copine qu'à une directrice en robe de bure. En somme, on a surtout l'impression qu'elle est là pour s'amuser et qu'elle prend un pied énorme à faire de ce film, sans qu'elle ait l'air de vraiment jouer un personnage. Mais finalement, ce n'est pas tellement un reproche car sa personnalité est telle que l'oeuvre se serait effondrée sans elle, et elle est si adorable et si charmante qu'il est presque impossible de décrocher, tant elle donne envie d'en voir plus. En outre, elle trouve constamment la bonne note, de telle sorte qu'elle livre une vraie grande performance parfaitement nuancée, qu'il s'agisse de faire de l'humour en ne pouvant s'empêcher de rire tout en essayant de garder son sérieux, ou de révéler des émotions plus graves, et de bien restituer la tristesse et l'épuisement. En somme, Bergman rend l'expérience vraiment agréable, et soeur Mary Benedict est clairement le personnage qui manquait à Going My Way, sachant que sa seule présence m'a fait totalement apprécier The Bells. Et même si le ratio actrice/personnage n'est pas extrêmement bien calculé par moments, elle y est tellement mignonne que j'aurais sans doute envisagé de conserver cette nomination une autre année. 


Ma sélection:

Joan Crawford - Mildred Pierce: Ce n'est pas un scoop, je suis un fan inconditionnel de la star, j'ai un orgasme dès qu'elle se met à bouger ou à parler, et Mildred Pierce est sans doute le rôle qui définit le mieux le mythe Crawford. En outre, le film, excellente alliance de mélodrame et de film noir, reste à mes yeux le grand chef-d'oeuvre de l'année, et permet à l'actrice de passer par toutes les émotions et tous les états d'âme possibles, alors autant dire que je suis parfaitement servi côté éblouissement et divertissement. Pourtant, dans le détail, il y a bien un petit défaut mineur dans cette performance, à savoir le plan où Crawford apprend la mort d'une personne très proche, dans lequel sa réaction rappelle plus une machine à laver qui aurait inondé un sous-sol et la perspective de devoir passer sa soirée à nettoyer. Peut-être l'actrice a-t-elle eu peur de surjouer ce passage et a finalement raté son coup, mais dans l'ensemble, ce n'est pas excessivement gênant dans la mesure où elle se rattrape dans tout le reste du film, où elle est excellente de bout en bout. En effet, lorsque Mildred est heureuse, sa joie met du baume au cœur, et Crawford n'hésite pas à jouer de sa séduction pour en renforcer le charme: "No whistle?" Mais lorsque l'héroïne est déçue, et voit les drames s'enchaîner, Crawford souffre admirablement bien, et pour le spectateur contemporain, les problèmes avec sa fille aînée ont un petit côté plus que jouissif, rapport à qui vous savez. J'admire aussi la façon dont Crawford parvient à être parfois toute mignonne, lorsqu'elle s'excuse d'avoir giflé sa fille, avant de passer à une exceptionnelle dureté qui perce derrière son visage pétrifié, lorsque les rôles s'inversent. L'actrice suggère également bien l'énorme détermination de l'héroïne, dont la volonté de s'en sortir par le travail n'est pas sans rappeler le passé de la star, à tel point qu'on réalise que Crawford était vraiment faite pour jouer ce personnage, qui reste défini dans les mémoires comme le rôle de sa vie. Ajoutons encore que l'affection inconditionnelle dont l'héroïne fait preuve envers Ann Blyth est fort bien esquissée, et de toute façon, cette performance est d'un tel niveau de divertissement qu'on tient là un feu d'artifice crawfordien dont je ne peux me passer!


Gene Tierney - Leave Her to Heaven: Bon j'avoue, j'ai toujours eu un mini problème avec le film, qui me divertit certes plus qu'honorablement mais qui présente des personnages dont je ne comprends pas toujours la logique, surtout vers la fin. Du coup, je ne sais jamais trop quoi penser d'Ellen, d'autant que l'interprétation souvent sur la même note de Gene Tierney n'aide pas vraiment à y voir plus clair. Concrètement, ce qui m'interpelle, c'est qu'on voit difficilement les traces de folie ou de danger dans sa construction de l'héroïne, tant elle semble toujours beaucoup trop humaine et normale pour être malhonnête. A vrai dire, elle paraît par instants tellement saine d'esprit qu'on dirait davantage mon ours en peluche qui tenterait de jouer une crise de jalousie pour s'adapter à nos sociétés cyniques, qu'une perfide épouse maladivement possessive. A ce titre, l'actrice aurait sans doute gagné à laisser davantage planer le mystère dès le départ, parce qu'en l'occurrence, on doute finalement si peu d'elle qu'on ressent mal ses antécédents, d'autant qu'une dernière séquence un peu ridicule plombe d'autant plus le personnage. Cependant, j'ai beau râler et dire que je ne trouve pas cette composition 100% logique, il n'en reste pas moins qu'avec l'aide du metteur en scène, Tierney arrive à livrer une performance extrêmement charismatique et divertissante, ce qui suffit entièrement à faire illusion pour l'amateur de garces flamboyantes que je suis. En effet, passée la première partie où je ressens mal les indications de folie sous ce visage très attirant, tous les plans de coupe intervenant dans les dialogues un peu niais entre les deux frères révèlent une interprétation d'actrice réussie, rapport à la dureté et la déception qu'elle insère dans ses regards pétrifiés, même si objectivement ça ne lui demande pas un grand effort. Et sa façon de scruter ses partenaires avec insistance ou de s'immiscer dans les conversations reste formidablement fun, à partir du moment où l'on admet enfin la dangerosité de l'héroïne, avec en point d'orgue le célébrissime climax sur le lac. En somme, une performance sur laquelle je reste un peu mitigé, et pas toujours très bien jouée dans les passages qui demandent le plus d'expressivité, mais malgré tout, le divertissement, le contre-emploi dramatique et l'extrême charisme de la dame s'imposent de façon trop prégnante pour ne pas me faire converser une affection maladive pour un rôle que j'aime en définitive... à la folie.


Tallulah Bankhead - A Royal Scandal: J'ai longtemps hésité quant à savoir que faire de ce film, étant donné que son rythme et sa construction me dérangent quelque peu, comme si Preminger avait eu du mal à restituer tout le sel de l'histoire, dont il vaut mieux voir la version précédente par Lubitsch. Mais indépendamment de ces problèmes, les acteurs sont heureusement délicieux et sauvent constamment le matériel quand la réalisation et le scénario commencent à s'essouffler. Trônant au sommet de l'édifice, Tallulah Dahling est pour sa part absolument incontournable en tsarine impérieuse, comme en témoigne son entrée en scène plus charismatique que jamais, avec un «Shut up» claquant comme un coup de fouet. Voilà qui pose d'emblée le personnage, qui sera bien entendu capricieux et ne se laissera jamais marcher sur les pieds, d'où une série de séquences comiques dont le caractère hilarant est parfaitement restitué par l'actrice. Elle est par exemple très drôle lorsqu'elle parle avec gravité sans regarder les gens, avant de lever les yeux sur eux pour leur annoncer qu'ils méritent d'être fusillés! Et sa façon pince-sans-rire de rester dans le déni lorsqu'elle veut que ses partenaires comprennent où elle veut en venir, sans qu'on lui fasse remarquer les ficelles employées pour arriver à ses fins, est aussi royalement drôle. L'aspect de nymphomane très classe de la tsarine est également fort bien esquissé, surtout quand l'actrice passe du rire à la vexation en un clin d’œil. Par ailleurs, Tallulah humanise constamment l'impératrice qui, non contente d'imposer ses quatre volontés ("You are thirsty."), sait aussi se montrer toute mignonne lorsqu'elle se sert une coupe de champagne, ou demande à de jeunes officiers si leur cœur n'est pas déjà pris. Ses prises de bec avec Anne Baxter sont encore de véritables délices, surtout quand l'actrice tente de garder le contrôle de soi jusqu'à une irrésistible explosion : "Siberia!" En somme, on a autant de Tallulah que de Catherine, aussi la réussite de casting est-elle indéniable, et bien que ce ne soit pas mon rôle préféré de sa part, le cool et le fun suffisent à emporter totalement l'adhésion. Le rôle se résume en fait en une réplique culte qui illustre parfaitement mon opinion à ce sujet : "Of course I don't believe a word you said... but I'm awfully glad you said it."


Ingrid Bergman - Spellbound: Décidément, 1945 fut une formidable année pour Bergman et, pour ceux qui, comme moi, ne sont pas naturellement fan de la dame, Spellbound est précisément l'occasion de reprendre foi en ses talents d'actrice. En fait, c'est un peu comme si elle s'était décidée d'arrêter avec ses tics atrocement exagérés après sa suite américaine du désastre en ré majeur (For Whom the Bell Tolls, Saratoga Trunk et Gaslight), et qu'elle avait compris qu'un peu de subtilité et d'intériorisation ne font de mal à personne. Ainsi, ce qui m'a d'emblée frappé dans cette performance, c'est le calme extrême de l'actrice qui se glisse parfaitement dans la peau d'une psychanalyste à la fois sérieuse et rassurante, tout en dépassant allègrement l'artifice pompier de la "gravité par les lunettes". En effet, l'actrice ne laisse jamais passer une occasion de nuancer son personnage, afin de lui donner dès le départ une énorme épaisseur, comme en témoigne son sourire mystérieux alors que son collègue tente de l'étreindre, tout en lui reprochant son caractère froid et distant. Elle n'hésite donc pas à jouer sur l'ambiguïté de ses pensées, en répondant par exemple de façon amusée, et presque médicale, aux avances de son collègue, et l'on notera par ailleurs que Bergman parvient toujours à créer une formidable alchimie avec ses partenaires, au premier rang desquels Gregory Peck, envers qui elle souligne très bien son attirance via une plus grande spontanéité. D'autre part, et ça me fait un bien fou de le constater, l'actrice n'est jamais forcée dans ses réactions, notamment lorsque la surprise et la suspicion s'installent dans ses regards, et même lorsqu'elle entreprend d'exhorter le héros à retrouver ses souvenirs, de manière presque énervée, elle n'en fait jamais trop. A vrai dire, elle parvient même à faire passer la pilule lorsqu'on lui fait dire des répliques un peu bidon sur la psychanalyse (contre quoi je n'ai rien dans l'absolu mais qui justifie trop facilement certains rebondissements du film), ce qui est tout à son honneur. Ajoutons encore que le charisme de l'actrice, sa grande force de persuasion et son courage final, me la rendent tout particulièrement sympathique, et bon sang, qu'il est bon de voir une héroïne à hautes responsabilités dans un monde médical habituellement dominé par les hommes.


Deanna Durbin - Lady on a Train: Un an après son essai dramatique pas vraiment exceptionnel, mais loin d'être raté, dans le très intéressant Christmas Holiday, la désormais jeune adulte Deanna Durbin fit en 1945 son grand retour dans le registre comique, avec cette délicieuse enquête criminelle dont on devrait parler bien plus souvent. Or, si le rôle est pleinement dans la continuité de ce à quoi l'actrice nous avait habitué depuis les années 1930, il est fort possible que ce soit son sommet, tant son charme, son humour et son esprit intrépide semblent avoir trouvé là le meilleur écrin possible pour s'épanouir. Quoi qu'il en soit, j'ai toujours considéré Deanna Darling comme une actrice très prometteuse, même quand elle n'était qu'adolescente, et Lady on a Train ne fait que confirmer l'impression initiale. En effet, Deanna est absolument drôle dans la peau de ce détective amateur, et elle ne laisse jamais retomber la pression vu que chacune de ses apparitions compte au moins une expression hilarante, y compris dans les séquences chantées où l'actrice prend un malin plaisir à casser son image d'enfant trop policée en jouant pleinement de sa séduction (sauf sur Silent Night, mais ça va de soi). Mais outre cette irrésistible interprétation de Give Me a Little Kiss où elle harcèle un écrivain qui n'avait rien demandé, provoquant par-là même la jalousie de sa fiancée, Deanna est fabuleuse dans tout le reste du film, depuis son entrée en scène où elle se parle à elle-même à ses sourires d'autosatisfaction quand elle parvient à ses fins, en passant par une escalade de grille et une tentative délirante d'être prise au sérieux par un enquêteur, alors qu'elle lui agite un roman policier sous le nez. D'ailleurs, ce moment-là est peut-être le meilleur du film, tant son regard est hilarant. Ceci dit, tout n'est pas exempt de reproches dans cette performance et, soyons honnêtes, Deanna Durbin n'est pas Carole Lombard, au risque d'être parfois un peu trop affectée dans le registre comique, mais dans l'ensemble, tout est parfaitement mis en place par l'actrice afin de rendre sa prestation la plus drôle possible, et c'est un sans fautes côté divertissement. Vraiment, un rôle charmant, charmant et délicieux!

Voilà mes choix. Mais avant de conclure, deux mots sur Joan Bennett dans Scarlet Street. Comme vous le savez certainement, c'est l'une des performances qui se voit régulièrement couronnée dans les listes alternatives, surtout depuis que Peary a amorcé la tendance dans les années 1990. Et j'avoue, alors que je n'avais pas un regard très objectif sur 1945 en général, en plus de souvenirs assez lointains de mon premier visionnage, je m'étais dit que ça pourrait être effectivement une bonne idée, et j'étais vraiment partant pour faire de même. Mais hélas, j'ai revu le film pour cet article, et toutes mes espérances se sont effondrées. Car si elle joue bien dans l'absolu, elle me semble toujours trop mécanique et trop forcée dans le registre vulgaire (écoutez sa voix lorsqu'elle se plaint auprès de son boyfriend, c'est terriblement cliché), alors qu'elle dégageait à mon avis assez de gouaille à l'origine sans qu'elle ait besoin de trop appuyer celle de son personnage. Du coup, sa vulgarité sied néanmoins bien à l'héroïne, mais j'ai constamment l'impression de voir l'actrice tirer les ficelles pour bien en rajouter une couche. Et puis, même son grand éclat de rire lors du climax ne me paraît plus aussi puissant que jadis. Ceci dit, c'est peut-être moi qui suis sans doute un peu trop "swany", et qui reste en marge d'un trop-plein de sordide, mais même avec ça, j'ai du mal à être fan du travail de l'actrice.

Donc, tant pis, pas de Joan Bennett pour cette année, et ce sont finalement bien mes cinq performances préférées qui se battent pour le prix. And the winner is...


Ingrid Bergman - Spellbound

Fichtre! Un Orfeoscar pour Ingrid Bergman? Devant Joan Crawford dans son rôle-phare? Qui l'eût cru? Eh bien oui, j'adore Crawford de façon inconditionnelle, sa Mildred Pierce est pour moi l'un des rôles les plus éblouissants du Golden Age, et l'une des victoires d'actrices qui me font le plus jubiler, mais d'une part, je préfère tout de même Crawford dans Humoresque, et d'autre part, je suis totalement fan d'Ingrid Bergman dans Spellbound. En fait, c'est assez étrange car si j'avais dû les départager en 1945, j'aurais certainement voté pour Crawford, mais avec le recul et Humoresque en point de mire, la voie est à présent dégagée pour Bergman, dont l'effet de surprise via sa performance calme et intériorisée m'a totalement envoûté. Sur ce, Crawford se classe évidemment seconde, Deanna Darling troisième pour sa performance comique irrésistiblement rafraîchissante, l'impériale Tallulah quatrième pour sa nymphomanie distinguée au cœur d'un palais russe, et Gene Tierney cinquième pour sa vipère flamboyante de charme et de charisme. Sinon, je crois enfin avoir mis le doigt sur ce qui me gênait de prime abord avec 1945, à savoir que j'ai toujours été inconsciemment mal à l'aise devant Katherine March, et réaliser que cette performance ne me plait finalement plus autant que dans mon souvenir me fait un bien fou, surtout que ça me permet de réintégrer Ellen Berent Harland dans ma liste, dont je n'aurais en fait jamais pu me passer malgré mes réserves à son sujet. Du coup, je me retrouve bel et bien avec une sélection très excitante pour moi, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes!

Et à présent, conclusion fowlerienne et classement des rôles:

dignes d'un OscarIngrid Bergman (Spellbound), Joan Crawford (Mildred Pierce)





dignes d'une nomination: Tallulah Bankhead (A Royal Scandal), Deanna Durbin (Lady on a Train), Gene Tierney (Leave Her to Heaven): voir ci-dessus. Rosalind Russell (Roughly Speaking): le scénario est beaucoup trop linéaire pour lui permettre d'éblouir, mais la performance est une énorme réussite savamment balancée entre drame et comédie, avec en prime une héroïne féministe forte. Et la façon qu'elle a de rouler des yeux quand un homme lui fait de l’œil, ou sa manière de grelotter de froid avant de se coucher, colorent joliment le tout. Elle devient donc mon sixième choix.


dignes d'intérêtJoan Bennett (Scarlet Street), Ingrid Bergman (The Bells of St. Mary's): voir ci-dessus. Bette Davis (The Corn is Green): un rôle que l'actrice aurait pu jouer les yeux fermés, même si c'est très bien fait. Greer Garson (The Valley of Decision): voir ci-dessus. Finalement, elle est peut-être plus intéressante la même année dans Adventure, où elle est assez drôle en provoquant une bagarre en plein dîner ou en courant avec des poules à travers champs, avant de briser les cœurs sur le plan sentimental, encore que le film rende sa performance assez peu mémorable, après coup. Myrna Loy (The Thin Man Goes Home): dans cette série, Myrna a beau faire la même chose d'un film à l'autre, elle parvient toujours à y être fabuleusement formidable. Merle Oberon (A Song to Remember): je n'ai aucun reproche à lui faire en termes de jeu, mais bizarrement, je l'ai trouvée beaucoup trop froide dans son interprétation de George Sand. Disons que ce qu'elle fait reste très intéressant, mais ce n'est pas l'image que j'avais de la dame, ce qui me laisse un certain goût d'étrangeté. Rosalind Russell (She Wouldn't Say Yes): elle ne fait aucun faux pas et reste évidemment très drôle, quoique le film soit tellement oubliable que ça plombe un peu sa performance, très divertissante au demeurant. Barbara Stanwyck (Christmas in Connecticut): elle surprend peu pour avoir été plus drôle ou plus touchante dans de meilleurs films, mais elle est si irrésistiblement charmante qu'il est bien difficile de ne pas s'intéresser à ses aventures préfigurant le Baby Boom de Diane Keaton. Mention spéciale pour la séquence dansée, où le charisme de l'actrice fait des merveilles.


dont on peut se passer: Jeanne Crain (State Fair): avouons qu'elle est assez insipide malgré la séduction de ce film coloré. Le fait qu'elle soit doublée l'empêche également de gagner des points. Joan Fontaine (The Affairs of Susan): le problème, c'est qu'elle doit incarner des femmes diamétralement opposées en fonction du regard de chaque protagoniste. Le concept est captivant, mais j'ai mal senti une vraie connexion entre toutes ces dames. Peggy Ann Garner (Nob Hill): elle est mignonne comme tout, mais ni son film ni sa performance ne volent vraiment très haut. Betty Grable & June Haver (The Dolly Sisters): leur reprise de Sidewalks of New York m'a toujours donné envie de voir le film, mais concrètement, leurs performances sont totalement lisses, sans rien du piquant qu'on attendait chez de telles héroïnes. June Haver est de surcroît un second rôle, bien qu'il soit difficile d'en parler indépendamment de sa collègue. Katharine Hepburn (Without Love): pour moi, la moins bonne de toutes ses collaborations avec Spencer Tracy, et je l'ai trouvée étonnamment terne une fois n'est pas coutume. Maureen O'Hara (The Spanish Main): autant elle est cool lorsqu'elle se décide à ne pas se laisser marcher sur les pieds, autant elle est très oubliable quand elle joue à la jeune héroïne romantique qui veut épouser le héros sans qu'on comprenne le pourquoi du comment.


ratéesJennifer Jones (Love Letters): voir ci-dessus. Mary Beth Hughes (The Great Flamarion) (The Lady Confesses): ouh qu'elle est mauvaise dans le premier, à grand coup de regards dans le vide et de sourires entrecoupant fort mal à propos ses scènes de colère! Quant au second, je n'ai pas réussi à aller jusqu'au bout, je me suis endormi au bout de dix minutes, et je n'ai pas l'impression d'avoir manqué grand chose... Ann Rutherford (Two O'Clock Courage): oups. On comprend pourquoi l'actrice reconnaissait n'avoir pas servi à grand chose à Hollywood, car pour une fois qu'elle tenait un premier rôle, pourquoi fallait-il qu'elle se montre aussi forcée pour faire croire qu'elle pouvait être drôle? Sans compter qu'elle se fait manger par Jane Greer en un clin d’œil...


à découvrir: Constance Cummings (Blithe Spirit), Linda Darnell (Hangover Square), Paulette Goddard (Kitty), Deborah Kerr (Perfect Strangers), Dorothy McGuire (A Tree Grows in Brooklyn). Judy Garland (The Clock): je l'avais annoncée dans mes pronostics, mais je n'ai finalement pas eu le temps d'y jeter un coup d’œil, et à vrai dire, ce n'est pas vraiment ma priorité. Mise à jour à suivre.


grandes performances non éligibles: Wendy Hiller (I Know Where I'm Going!): à mes yeux le plus grand rôle de l'année dans le monde anglo-saxon, et je regrette vivement que le film ne soit sorti qu'en 1947 aux Etats-Unis. Maria Casarès (Les Dames du bois de Boulogne): une performance fascinante absolument légendaire, avec une actrice tissant sa toile autour de ses partenaires avec autant de méticulosité que dans sa façon de jouer.


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2 commentaires:

  1. Bravo pour la rigueur au niveau des dates, j'en suis incapable, du coup j'ai à la fois Wendy Hiller et Margaret Lockwood dans ma sélection cette année là.

    L'article est particulièrement intéressant et riche, voire n'hésitons pas, passionnant, comme quoi on peut être finalement inspiré par une année qui ne l'est pas a priori. Et merci pour la sélection intéressante et surprenante de ta part. Très content pour Deanna Durbin que j'adore et que je n'ai jamais pensé à nommer, d'autres me paraissant finalement toujours préférables. Mais elle est délicieuse dans Deanna mène l'enquête (y compris avec un ciré en train de remonter des rails) et j'ai envie de revoir le film du coup. D'ailleurs je la préfère à Carole Lombard :-))))

    Moins horrifié que toi par Jennifer Jones, moins impressionné par Bergman et davantage sur ma faim en ce qui concerne Tierney. Et il faut que je revois la Rue Rouge parce que je fais partie des inconditionnels de l'actrice (en général et plus particulièrement dans ce rôle) mais évidemment tes commentaires sont intriguants.

    Greer Garson a un rôle intéressant dans Adventure sinon, même si le film est très particulier dans sa religiosité marqué (pas sûr que tu aimes) et elle est plus crédible que dans La Vallée.

    Le fidèle Anonyme

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    1. Concernant Bennett, ça vient sans doute surtout de moi... Mais plus j'y repense, plus sa façon de parler me semble exagérée, et ça m'agace dans l'immédiat! Et je préfère vraiment Margaret Lindsay dans le même film.

      Programme de l'été: réécrire tous mes articles précédents pour mieux détailler chaque paragraphe, plus mise à jour des classements fowleriens. Va y avoir du boulot...

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