mardi 30 décembre 2014

The Barretts of Wimpole Street (1934)


Après un interlude vacancier hier, retour aux productions de prestige MGM avec The Barretts of Wimpole Street, un élégant biopic sur la poétesse Elizabeth Barrett Browning porté par trois de mes idoles absolues: Charles Laughton, Norma Shearer et Fredric March.

La première fois, j'avais trouvé le film un peu mièvre, principalement pour la séquence centrale où l'héroïne retrouve l'usage de ses jambes grâce à l'amour, mais c'était oublier à quel point l'oeuvre regorge de détails absolument captivants, au premier rang desquels la dimension incestueuse à travers la figure paternelle de Charles Laughton. Bien qu'édulcorée dans le scénario pour contourner la censure, cette dimension se retrouve pourtant bel et bien dans le film car personne n'est dupe lorsque le père, autoritaire au possible, dit selon le texte vouloir cloîtrer sa fille pour la protéger, et comme l'a si justement remarqué Laughton, le studio n'aurait pu, de toute façon, censurer la lueur de désir dans ses yeux. Ainsi, le scénario a beau ne pas tout dire, on se retrouve tout de même avec une intrigue passionnante qui alterne entre des séquences amoureuses grâce auxquelles l'héroïne doit surmonter son handicap, et des séquences familiales où Elizabeth doit gagner en audace face à une figure tyrannique. On passe alors de la joie au drame, et il est également très appréciable qu'une histoire vue exclusivement depuis une chambre victorienne soit aérée par de multiples moments de gaieté, avec l'apparition régulière de la fratrie pour jouer et danser, et bien entendu les promenades au parc dans la seconde partie, afin de divertir à la fois l'héroïne et le spectateur quand l'enfermement devient trop pesant. Le scénario est encore assez riche, et n'oublie pas d'accorder une certaine place aux personnages secondaires, principalement les Irlandaises Una O'Connor et Maureen O'Sullivan, même si on regrettera un peu que le divin Fredric March soit réduit au rôle d'adjuvant sans réel arc narratif. Malgré tout, l'intrigue se suit avec grand intérêt, et s'il faut faire un reproche au texte, on pointera certains dialogues vraiment très mièvres entre les amoureux transis: "I love you!" "I love you!" "I love the sound of your voice!" "I love you and I want you as my wife!" "I love y..." Oui, bon, ça va, on a compris! Après, vous me direz que ces flots d'amour déclamés sont bien en phase avec l'oeuvre de la poétesse, mais l'évidente différence de styles rend ces répliques rudimentaires un brin caduques.

La mise en scène de Sidney Franklin est quant à elle très élégante à défaut d'être originale, et avec l'aide du photographe William Daniels, le film résulte en une succession d'images assez jolies, avec notamment ces jeux d'ombres lors d'une descente d'escalier, la plongée sur la calèche sous le feuillage, et bien sûr les multiples gros plan sur Norma Shearer pour mettre en lumière sa palette d'expressions. A vrai dire, bien que ce soient avant tout les performances d'acteurs qui donnent chair à l'ensemble, les images captivent dès le générique, avec l'album photo que des mains raffinées déplient sous nos yeux, et la jolie prise de vue nocturne sur une Wimpole Street de studios. D'ailleurs, les décors de Cedric Gibbons restituent très bien l'atmosphère victorienne recherchée, avec ces grands salons bien meublés et ornés de beaux rideaux; de même que les costumes d'Adrian sont tous plus ravissants les uns que les autres, notamment la robe noire et blanche de Norma Shearer au piano, et le manteau de Maureen O'Sullivan aux motifs de cachemire, encore que je n'aie aucune connaissance sur la mode de l'Angleterre des années 1840. Il faut dire que je hais les anglaises, sans doute la pire coiffure de l'histoire du cheveu (après les brushings des années 1970 à 1990!), et je n'ai jamais compris quel plaisir pouvaient avoir les dames d'alors à s'entortiller la chevelure afin de ressembler à des cockers, d'autant que ce doit être franchement gênant d'avoir un paquet de cheveux qui chatouille le cou. Mais je m'égare, et ça n'enlève rien à l'immense beauté de Norma, l'honneur est sauf! On notera tout de même que la musique délicate sert très bien l'ambiance désirée, principalement cette sublime sonate au piano d'Herbert Stothart d'après un véritable texte de la poétesse, et je serai curieux de savoir si c'est bien Norma Shearer qui chante de façon aussi mélodieuse.

Cependant, toute sublime soit-elle au piano, l'actrice a beaucoup à faire pour porter le film et incarner toutes les pressions qui pèsent sur l'héroïne, et force est de reconnaître qu'elle s'acquitte de sa tâche au mieux, sans pour autant éviter certaines maladresses qui paraissent bien datées aujourd'hui. Car Norma a toujours le tic de se lancer dans des envolées lyriques, parfois quand ça n'a pas lieu d'être, d'où certaines répliques au son étrange, notamment lorsqu'elle parle à Una O'Connor avec une syllabe accentuée sur deux: "Take it away, pleeeeeease! [Lève les yeux au ciel]. Pleeeeeease! [Lève les yeux au ciel]". En fait, on trouve ce type de phrasé quel que soit l'état d'esprit d'Elizabeth, et si l'actrice devient très théâtrale pour mimer l'enthousiasme: "Italyyyyy! Rooooome!", elle trouve également le moyen de faire chanter sa voix lors des grands moments dramatiques avec Charles Laughton: "That's not truuue!" "But Papaaaaaa!" L'usage de la voix n'est alors pas toujours adéquat, surtout au regard de passages bien plus naturels, et il est aussi dommage que Norma se croie toujours obligée d'appuyer les accents d'une phrase en joignant les mains pour mieux les agiter dans tous les sens, y allant parfois d'un geste par syllabe, de quoi ruiner l'effet de très bonnes scènes comme celle où Elizabeth ose enfin répondre à son père: "I have the right to go! Yes! Every right!" Cette approche physique du personnage n'est en définitive pas toujours heureuse car lorsqu'il s'agit de réciter une scène d'amour mal écrite en s'exaltant avec lyrisme, ça donne une surenchère de saccharose qui alourdit le propos: "Mr. Browning, pleeeeeease let go my hands!", et apporte de l'eau au moulin des détracteurs du film, toujours prompts à n'y voir que de la mièvrerie sirupeuse.

Pourtant, ces maladresses ne parviennent pas à masquer les aspects beaucoup plus réussis de la performance, au premier rang desquels la complicité que parvient à créer l'actrice avec ses partenaires. Ainsi, elle rayonne parmi sa fratrie et trouve toujours le moyen de rassurer les autres malgré son handicap, et chaque fois que la menace paternelle s'éloigne, on retrouve une héroïne vive et pleine de personnalité qui charme immédiatement, surtout avec son air épanoui au piano, et grâce aux plaisanteries qu'elle échange dans le parc avec Fredric March. Elle ne fait donc jamais d'Elizabeth une jeune femme ivre d'eau de rose, malgré un ou deux sourires un peu niais, et tous les passages où elle révèle sa force rehaussent d'autant plus sa composition. Dès lors, après avoir bien souligné la peur que lui inspire son père, parlant à voix basse et se forçant à hocher la tête, elle sait prendre des initiatives quand ses frères et sœurs restent tétanisés, ne serait-ce qu'en souhaitant la bienvenue au patriarche qui vient d'interrompre une scène de liesse, avant de parvenir à se mettre en colère, quitte à surjouer un peu, tout en finissant sur des larmes pour révéler que l'héroïne n'est pas encore assez forte. Et puis il y a cette scène extrêmement bien jouée où Elizabeth, d'un calme et d'une sobriété exemplaires, refuse de donner sa Bible à son père, avec une classe irrésistible qui devrait en inspirer plus d'un. Elle se met alors au niveau de Charles Laughton et le défie avec perfection, et cette simple scène tire l'ensemble de sa performance vers le haut, au point de faire oublier les maladresses précédentes et la séquence où elle marche pour la première fois, pas très crédible (elle arrive à sa fenêtre comme après un marathon!), bien qu'elle pense à se déplacer avec lenteur dans le reste du film.

De son côté, Fredric March hérite d'une place ambiguë entre premier rôle et personnage de soutien, ce qui l'empêche de vraiment développer Robert Browning. On le sait alors très sympathique et sincèrement attaché à l'héroïne, au point de l'exhorter à passer outre son handicap: "Don't tell me that you're afraid. You're not. It's life you're afraid of." Mais finalement, on ne sait pas grand chose du personnage sinon qu'il veut épouser sa bien aimée, et l'on retiendra surtout une approche très théâtrale un brin emphatique: "Miss Barrett!!! Dear-Miss-Bar-rett!" "Wonderful! Wonderful!" Il est tout de même assez touchant lorsqu'il tente de faire de l'humour, même si ce n'est en fait pas drôle du tout: "Here we have the orchid, very rare. By coincidence, here we have a chair, also very rare." Disons que c'est l'une de ses performances les plus mineures, le film ne lui appartenant pas, mais comme c'est Fredric March j'arrive toujours à être séduit d'une façon ou d'une autre.

Néanmoins, c'est bel et bien Charles Laughton qui domine l'histoire, en livrant une fois encore une excellente performance qu'il détaille bien plus en profondeur que ce qu'on lui laisse dire, précisément en faisant naître du désir dans ses regards lors des échanges avec Norma Shearer. Il n'a d'ailleurs pas peur de façonner un monstre tyrannique qui prend plaisir à faire souffrir ses autres enfants, dont Maureen O'Sullivan, afin de rester seul avec Elizabeth, face à laquelle il sait se montrer redoutablement pervers pour la garder sous sa coupe par tous les moyens: "So, so, so. No thought, no consideration for anyone but yourself; anything but your pleasure." Il révèle également avec grand soin les fêlures du personnage en chancelant, la larme à l’œil, lorsqu'il voit sa fille lui échapper, au point qu'on pourrait presque le trouver touchant si Edward Barrett n'était aussi malsain, notamment dans sa façon d'étreindre Norma Shearer. A vrai dire, il est tellement impressionnant dans sa froideur que dès qu'il le voit, Flush, le gentil petit chien d'Elizabeth, s'enfuit dans son panier pour faire marcher l'un des principaux ressorts de la mise en scène.

Pour les autres personnages, on retiendra surtout Maureen O'Sullivan, dynamique et spontanée mais très mauvaise dans les scènes de détresse; Ralph Forbes, tellement mauvais en capitaine empressé que tous les autres acteurs sortent naturellement grandis de la comparaison; et Una O'Connor en servante dévouée, dont la démarche aérienne en crinoline fait des miracles de grâce comme on n'en a jamais vus. En revanche, les très nombreux frères d'Elizabeth et Henrietta se ressemblent tous, donc difficile d'en faire sortir un du lot.

En définitive, les relations compliquées des Barrett de Wimpole Street trouvent là un bel écrin qui leur permet de captiver à chaque instant, même si les artisans ont parfois la main lourde en saupoudrant le tout de glucose, et malgré une performance en demi-teinte, Norma Shearer n'a certainement pas volé sa nomination à l'Oscar, bien que le film appartienne à Charles Laughton. Parce que c'est élégant, souvent passionnant, et que la redécouverte fut une très agréable surprise, je n'ai aucun regret à monter à un beau 7/10.

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