samedi 31 décembre 2016

Les Vikings (1958)


En traversant un salon la semaine dernière, je suis tombé sur un téléviseur allumé diffusant une superbe image de drakkar* entrant dans un fjord avec de joyeuses couleurs délicieusement 50's. Il n'en fallut pas plus pour me pousser à commander le DVD séance tenante, et une semaine plus tard, me voilà prêt à parler des Vikings de Richard Fleischer, pourtant pas le metteur en scène le plus appétissant qui fût. Surtout, c'était l'occasion pour moi de rendre hommage au fraîchement centenaire Kirk Douglas, à qui je n'ai pas eu le temps de souhaiter un bon anniversaire début décembre, et envers qui faire de nouvelles découvertes me semblait être un bien meilleur présent qu'établir un top 5 encore assez flou. Alors, qu'a donné cette histoire de guerriers nordiques, mêlant frères qui s'ignorent, caprices du sort sur le thème du pouvoir et princesses à marier prêtes à tout pour résister à un sort funeste?

Eh bien, je ressors de l'expérience avec un sentiment positif: The Vikings est incontestablement un grand divertissement. Tout du moins sur le plan visuel, la musique redondante n'étant pas le point fort de l’œuvre bien que les accords soufflés servent le propos. Au nombre de ces splendeurs visuelles, on retiendra en priorité la superbe photographie de Jack Cardiff qui, après l'Inde de Black Narcissus et l'Afrique de la reine Hepburn, nous plonge dans une atmosphère norvégienne épique et chaleureuse. C'est d'ailleurs ce que ces Vikings ont de mieux à offrir: non seulement les décors naturels sont excellemment utilisés dans le cadre, avec des parois rocheuses ou des cascades restituant l'aspect brut et minéral de l'existence robuste de ces peuples du nord, mais les couleurs sont encore délicieusement variées pour donner au tout des airs de grand spectacle, entre le bleu foncé des mers, le rouge éclatant des boucliers et, ce qui me touche personnellement le plus, le vert sombre de la forêt nordique émaillé de lueurs dorées, fantasme paysager absolu!

jjj,kkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkazééééééééééééé (Mon chat a tenu à vous donner son avis sur la question, je publie tel quel)!

On appréciera également le jeu des mosaïques lors des génériques: entre les explications animées sur l'histoire des Vikings et leurs incursions en Angleterre, et les crédits finaux en forme de parchemin, le film s'ouvre et se ferme sur des images faussement surannées qui renforcent le plaisir. Mais que cela ne fasse pas oublier la réussite esthétique d'Harper Goff, dont les décors de solides navires, de froids donjons médiévaux, de villages en bois, et de tavernes païennes le disputant aux chapelles colorées, sont presque aussi impressionnants que les fjords norvégiens et les baies bretonne et croate sublimées par Jack Cardiff. Chaque séquence donne ainsi envie de multiplier les captures d'écran (et je n'ai même pas parlé de l'hommage final aux mille flambeaux!), de quoi rendre la découverte franchement exquise.

Dommage que le scénario ne soit pas à la hauteur de la forme. En effet, l'histoire passe son temps à amorcer des pistes avant de les laisser de côté, et nombre de rebondissements sont mal exploités. Par exemple, la question du trône d'Angleterre, développée durant toute l'introduction et dont nous attendons des nouvelles avec impatience jusqu'à la fin, est éclipsée dans 95% du film. Nous retenons donc notre souffle en attendant qu'Eric (Tony Curtis) connaisse un véritable trouble psychologique à l'idée de passer d'esclave à héritier présomptif, mais il n'en est rien: seule la princesse Morgana (Janet Leigh) découvre le pot aux roses, et le problème de succession se résout de façon entièrement elliptique! Même le principal antagoniste, l'usurpateur du sceptre anglais, ne soupçonnera jamais qu'Eric était en fait destiné à le combattre, ce qui est quand même une belle façon de trancher le pied essentiel de la narration! De même, on aurait pu développer la relation Eric-Ragnar (Ernest Borgnine) lorsque l'ancien esclave parvient à capturer le chef viking en s'enfuyant (ils sont père et fils via le viol de l'ancienne reine d'Angleterre), mais là encore, rien ne va en ce sens. Les deux hommes ne se parlent jamais sur le bateau, et les seuls dialogues ont lieu entre Eric et Morgana pour mieux les voir se conter fleurette et tomber amoureux au premier regard. On retrouve bien une sorte de tension familiale dans un furtif échange de regards, alors qu'Eric et Ragnar sont à la merci du perfide Aella, mais on reste constamment sur sa faim puisque aucun personnage ne soupçonne jamais rien sur l'autre. Et Odin sait s'il est frustrant d'en savoir cent fois plus que tout le monde et de réaliser que rien n'est jamais révélé aux principaux intéressés. D'autre part, on regrettera que les personnages féminins n'aient pas grande consistance, encore que Janet Leigh et Maxine Audley leur apportent assez de charisme pour ne pas sombrer totalement dans le cliché. Notons au passage que personne ne s'étonne jamais de voir Enid participer à l'enlèvement de Ragnar, avant qu'elle ne revienne tranquillement sans jamais être inquiétée!

Par bonheur, Les Vikings se rattrapent avec le second pied sur lequel repose l'édifice, à savoir la relation conflictuelle entre Eric, ancien esclave du clan, et Einar (Kirk Douglas), fils légitime de Ragnar. On ne nous épargne pourtant pas quelques frustrations, puisqu'il faut là encore attendre trente secondes avant la fin pour que les deux frères réalisent qui ils étaient par rapport à l'autre (!), mais leur haine et leur rivalité amoureuse sont assez bien nuancées par une sorte d'admiration discrète pour les talents guerriers de chacun pour que le film trouve une véritable histoire à raconter. Tout n'est certes pas entièrement crédible, car on imagine mal deux êtres se détestant avec autant de vigueur s'allier face à un roi inconnu pour les seuls beaux yeux d'une princesse, mais un tel rebondissement permet de mettre en lumière les valeurs positives des Vikings (l'entraide et le respect), alors que peu de choses dans leurs mœurs ne suscitent la sympathie de prime abord. Après tout, le clan de Ragnar est d'abord introduit comme le barbare à abattre face à une couronne anglaise a priori plus civilisée, mais les rôles ne tardent pas à s'inverser. Pourtant, difficile d'aimer réellement ces Vikings: ils sont grossiers, violents et misogynes (voir le viol de la reine et le supplice de la servante dont on coupe les nattes à la hache), à tel point que la Gaule des Mérovingiens passerait par comparaison pour un salon de thé victorien. Mais les embryons de nuance apportés par Ernest Borgnine, devenant de plus en plus humain à mesure qu'il se rapproche du Valhalla, finissent par le rendre finalement plus positif qu'Aella. Sur le thème de la violence, on notera que les deux scènes de mutilation, l’œil de Kirk Douglas et la main de Tony Curtis, sont filmées de façon heureusement tolérable, sachant que le maquillage du premier est assez réaliste pour être salué.

On reconnaîtra enfin que c'est tout à l'honneur du grand Kirk que de ne pas adoucir les aspects fortement négatifs de son personnage. Il compose en effet un Einar violent et vindicatif, qui consomme les femmes avec autant d'ardeur que les cornes de cervoise, si bien qu'il est impossible de se ranger de son côté, malgré son alliance tardive avec Eric. Or, pour un film des années 1950 où l'on aurait pu craindre une rivalité d'ego entre deux stars, c'est un parti-pris très intéressant que de ne pas se donner le beau rôle, alors que Tony Curtis tombe dans le trope plus commun du héros valeureux positif. Ça ne veut pas dire que Tony Curtis est mauvais, loin de là, mais Kirk Douglas offre quelque chose de plus neuf à observer, sans que ce soit l'une de ses meilleures performances, ceci dit. En fait, les deux acteurs restent un peu sur la même note à quelques nuances près, de telle sorte qu'on sera en droit de leur préférer Ernest Borgnine pour sa grande scène finale, malgré l'énorme frustration provoquée par le texte, qui ne lui donne, comme précisé, pas assez de matière alors que le rôle était très facile à étoffer et que l'interprète oscarisé trois ans plus tôt aurait pu trouver là une opportunité en or, si l'histoire s'était souciée davantage de psychologie au lieu de tout miser sur les combats et la beauté des lieux. D'ailleurs, les combats ne sont même pas si réussis que ça, puisqu'ils s'étirent en longueur et manquent souvent d'énergie pas moments. Heureusement, la prise du château fort et l'escalade des haches plantées dans les lourdes portes restent une séquence indéniablement spectaculaire.

Je crois avoir fait le tour de la question. En bref, l'intrigue et les performances concourent à faire tendre l'ensemble vers un 6, mais la découverte est si plaisante que j'ai très envie de monter jusqu'à 7: de beaux décors et de charmantes couleurs suffisent dans ce cas à m'émoustiller au plus haut point, et tant pis pour les opportunités manquées qui étaient tout de même à portée de main.

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* Voir les débats sur la typologie des bateaux vikings: le terme "drakkar" serait apparemment inapproprié.

La joie des serpillières.


Je suis bien content d'avoir attendu de regarder Joy, du très en vogue David O. Russell, sur un téléviseur, car ce n'est pas du tout le genre de films que j'aurais aimé avoir sur mes étagères: ça représente tout ce que j'abomine par-dessus tout, en particulier sur la question du télé-achat, abysse absolu de l'histoire de l'humanité après les génocides. Surtout, le film manque d'une énorme cohérence narrative, de quoi déstabiliser tout l'édifice en dépit de certaines qualités...

Pour commencer, on pourra reprocher à l'histoire d'être d'une simplicité enfantine: on suit le parcours ultra rabâché d'une jeune héroïne quelconque aux talents insoupçonnés, qui se transformera bien entendu en redoutable entrepreneuse à force de ténacité, histoire de bien nous rappeler qu'il faut toujours croire à ses rêves et ne jamais baisser les bras. Ce n'est pas inintéressant en soi, mais on a le sentiment d'avoir déjà vu cette histoire environ 155428 fois, d'où un cruel manque d'originalité qui ennuie. En outre, bien des rebondissements ne sont pas acceptables du point de vue de la dramaturgie. Par exemple, lorsque Joy tente de faire connaître la serpillière magique qu'elle vient d'inventer, autant l'incompétence totale du vendeur censé faire la démonstration est un retournement de situation plutôt bien trouvé, pour souligner que le succès n'est jamais acquis même à portée de mains, autant le second essai par Joy elle-même n'a aucune cohérence, car comment croire qu'une personne puisse rester plus d'une minute à balbutier devant une caméra sans que les téléspectateurs aient déjà changé de chaîne en masse? C'est là encore un argument supposé tenir en haleine avant un virage miraculeux à 180° qu'on a déjà trop vu dans ce type de fictions. Par ailleurs, la grande intrigue secondaire de la deuxième partie, destinée à étoffer un film qui ne savait plus quoi raconter, se résout d'un claquement de doigts dans les cinq dernières minutes, alors que toute la question des droits et du dépôt de brevet est amenée de façon extrêmement brouillonne.

Dans un tout autre registre, on reprochera au scénario de contenir tout un lot de caricatures en lieu et place de personnages dignes de ce nom, de telle sorte qu'il est impossible de se prendre au jeu de ce chemin vers le succès: la divine Virginia Madsen est coincée dans un rôle de mère amorphe qui ne bouge jamais de son lit, Robert De Niro confirme qu'il n'est plus que l'ombre de ce qu'il fut avec un nouveau numéro agaçant, la meilleure amie qui n'existe jamais pour elle-même et la demi-sœur jalouse n'ont elles aussi qu'une unique dimension, Bradley Cooper est juste là pour ressusciter la formule de Silver Linings Playbook et American Hustle, et Diane Ladd est pour sa part très distinguée, mais... lui avoir confié la narration de l'histoire est une très mauvaise idée puisqu'elle meurt à mi-parcours et continue toutefois à papoter tranquillement même six pieds sous terre! En outre, on lui fait dire des choses sans aucun intérêt, comme "Joy ne savait pas, à ce moment-là, alors qu'elle marchait sereinement dans la rue par un beau soleil d'été, qu'elle deviendrait une impératrice du commerce, blablabla". Quant à Isabella Rossellini, elle n'est certes pas dénuée de charisme, mais sa manière de faire constamment le pitre alors qu'elle souhaite qu'on la prenne très au sérieux ne fonctionne absolument pas: elle se veut très menaçante alors qu'elle fait subir un interrogatoire poussé à la pauvre Joy, mais on croirait davantage une grand-mère gâteau dans la pièce de fin d'année d'une classe de maternelle. Evidemment, c'est un choix, mais ça met vraiment l'accent sur le grand défaut du film, celui de ne jamais trouver une ligne de conduite claire entre drame et comédie. Dans le fond, ces personnages caricaturaux sont supposés faire rire, mais étant donné que Jennifer Lawrence approche son rôle d'une manière bien plus sérieuse et dramatique, le fossé devient hélas trop profond.

C'est dommage, parce que la star hollywoodienne de la décennie est loin d'être mauvaise dans le détail: son charisme naturel se marie bien à la force de caractère de l'héroïne, ses déceptions multiples sont bien retranscrites, et même sa scène de larmes est plus que correcte. Mais voilà, aucun de ses efforts, qui soit dit en passant auraient abouti au même résultat entre les mains d'une autre actrice non débutante, ne fait corps avec la tonalité générale du film, surtout lorsqu'elle doit donner la réplique à des personnages semi-comiques tels l'implacable mais guillerette Isabella. Le plus frustrant: l'extrême jeunesse de l'actrice ne colle jamais au personnage, puisque lorsqu'elle entre dans l'intrigue, Joy est une mère de deux enfants largement trentenaire. Or, Jennifer Lawrence fait bien trop adolescente pour être crédible dans ce rôle! On a d'ailleurs beaucoup de mal à se repérer dans le temps car elle ne vieillit jamais: j'ai cru un long moment que ses efforts pour vendre sa fameuse serpillière avaient lieu à la fin des années 1970, juste après son mariage, alors qu'il s'agissait des années... 1990! On comprend alors mieux pourquoi les gens commencent à parler d'ordinateurs et pourquoi Joan Rivers parade sur les plateaux de télévision pour vendre des bijoux, mais il n'en reste pas moins que Joy a davantage l'air d'une fillette de vingt ans que d'une quasi quadragénaire épanouie.

Bref, ces défauts de fabrication, auxquels on ajoutera encore une imagerie forte de clichés, dont le tir au fusil pour se défouler, le souvenir de l'enfance pour émouvoir et la démarche triomphante en lunettes de soleil, rendent le film franchement médiocre, bien que ça se suive finalement sans déplaisir et qu'il y ait en outre d'assez jolies couleurs pour faire passer un bon moment. Nous conclurons sur la question du féminisme, puisque Joy est présenté sous cette étiquette. Il est vrai qu'observer le faire-valoir de la maisonnée, toujours à s'occuper des tâches ingrates pendant que personne ne bouge, se transformer en femme indépendante par son seul génie scientifique est plutôt positif, mais plus elle marche vers le succès, plus Joy acquiert des particularités vraiment très masculines. Le costume viril qu'elle porte à Dallas pour rendre des coups est un peu trop appuyé pour être honnête, même si le personnage reste au moins fidèle à ses goûts, puisque c'est elle qui insistait auparavant pour vendre des produits en pantalons, au lieu de jouer à la potiche trop maquillée comme Joan Rivers. L'image de l'héroïne au pic de son triomphe, alors qu'elle est à égalité avec un Bradley Cooper qui faisait jadis autorité sur elle, est elle aussi trop ostensiblement masculine: elle savoure son succès dans un fauteuil en cuir tandis que la meilleure amie semble ravie de lui porter des coupes de champagne qu'elle se gardera bien de toucher, et Joy est encore extrêmement paternaliste avec la mère de famille inventeuse qu'elle reçoit, malgré un échange au dénouement positif. Tout ça pour dire que certes, l'héroïne passe de femme de ménage à entrepreneuse dans un mouvement plutôt féministe, mais elle acquiert un comportement si masculin qu'on a finalement l'impression que le film met en lumière ces mêmes valeurs masculines, et n'est favorable qu'aux femmes qui deviennent elles-mêmes masculines en chemin (voir encore pourquoi Isabella Rossellini bénéficie d'une bien meilleure image dans le scénario que la mère de famille).

En définitive, Joy est un film décevant et parfois trop brouillon, mais ça se découvre tout de même sans déplaisir, sans donner envie pour autant de tenter l'expérience une seconde fois. Ça confirme surtout que je n'aime pas le cinéma de David O. Russell, après le pénible Silver Linings Playbook. Je suis malgré tout satisfait de pouvoir compléter ma liste à Oscars 2015, quoique me voyant dans l'obligation de classer Jennifer Lawrence dernière dans sa catégorie. Elle est plus que correcte, mais elle n'arrive jamais à élever le film de quelque manière que ce soit, sans compter qu'elle est assez mal distribuée du point de vue de l'âge (mais pas de la force de caractère). Je suppose qu'on nage autour d'un 5/10.

dimanche 18 décembre 2016

Arrival (2016)


Je voulais vraiment éviter de suivre la saison des Oscars cette année (aucune candidate ne m'intéresse, et je commence à ne plus supporter les remises de prix), mais l'usage de On the Nature of Daylight de Max Richter dans le nouveau film de Denis Villeneuve a fini par piquer ma curiosité: cette musique pourrait élever n'importe quel film vers de hautes sphères, et pas étonnant qu'on se souvienne finalement à peine de la partition de Jóhann Jóhannsson, quoique servant bien le film au demeurant. Surtout, j'ai encore beaucoup de mal à me faire une opinion sur Amy Adams, une actrice qui semble ne provoquer que des flots d'admiration excessive ou une haine non moins tempérée, alors que j'ai le sentiment d'être le seul à n'entrer dans aucune de ces catégories: je prends plaisir à la voir, mais je peux vivre sans. Arrival était donc l'occasion d'un nouveau test, qui confirme l'impression initiale mais avec une tendance de plus en plus positive, puisque l'actrice est en tout point excellente. Qu'en est-il dans le détail?

Pour commencer, j'avouerai avoir été surpris par l'utilisation de l'air de Richter d'entrée de jeu, comme si le metteur en scène voulait nous forcer à ressentir tout de suite beaucoup d'émotions au lieu de nous y conduire progressivement au fur et à mesure de l'histoire. Ça n'est heureusement pas dérangeant, car cette ouverture est nécessaire à la narration: il faut en passer par-là afin de laisser planer un certain mystère sur la suite des événements. Et une fois que les pièces du puzzle s'assemblent, on se met vraiment à apprécier le scénario tant l'héroïne devient complexe devant les choix qu'il lui faudra assumer. Du coup, j'ai vraiment aimé Arrival, car ce n'est pas exclusivement un film de science-fiction: le parcours psychologique et la recherche du langage forment autant d'éléments captivants qui se mêlent admirablement à la trame générale. On regrettera simplement que l'histoire résolve un peu trop vite la question du décryptage de la langue heptapode, car autant je m'intéresse à la science, autant j'ai besoin qu'on m'explique clairement chaque étape d'un raisonnement compliqué. Or, la très compétente Louise Banks déchiffre presque trop rapidement le langage inconnu, au point qu'on saisit mal comment elle parvient à découvrir des mots exacts dans les figures circulaires présentées. Certes, le dialogue précise qu'elle travaille d'arrache-pied sur la question depuis un mois, et certes, il faut avant tout divertir le spectateur sans transformer le film en revue scientifique, mais le sujet m'intéresse tellement que j'aurais aimé plus de détails sur les fameux cercles.

Quoi qu'il en soit, l'intrigue se suit vraiment avec intérêt*, et la forme vient par bonheur à son service pour rendre le tout succulent. J'aime notamment le choix de toujours ancrer le film dans la réalité: il y a évidemment une bonne dose de "corps étrangers", mais les nombreuses scènes de campements, d'universités ou de maisons vides ramènent toujours le fil vers quelque chose d'identifiable, afin de mieux nous connecter au récit. Autrement, la mise en place du suspense fait mouche: l'entrée dans le vaisseau est angoissante, Abbott & Costello sont des figures complexes ni trop attachantes ni trop repoussantes, et tout est finalement bien balancé entre peur de l'autre et complicité. Même le méchant général chinois se révèle étonnamment multidimensionnel, rebondissement agréable s'il en est. Les effets spéciaux sont quant à eux très réussis, principalement les cercles révélateurs qu'on dirait tracés à l'encre de Chine, et la photographie est pour sa part correcte, même si je suis plus impressionné par la maquette du vaisseau dans la plaine que par la conception du cadre à proprement parler. Le jeu sur les éclairages sert toutefois très bien le propos, entre les teintes grises de la maison morne au bord du lac, la brume nimbant les heptapodes qui fait ressortir leur caractère particulier, ou la blancheur éclatante illustrant l'accès à la connaissance ultime pour l'héroïne.

Louise est d'ailleurs, comme précisé plus haut, admirablement interprétée par Amy Adams, qui livre une performance calme mais puissante et détaillée, le type de prestation que j'aime beaucoup chez une actrice contemporaine. Certains la comparent à Jessica Chastain dans Zero Dark Thirty et il est vrai que j'aime le jeu de cette sorte, Amy se payant même le luxe de ne pas avoir de scène de colère convenue dans Arrival. Toujours est-il qu'on sent très bien ses appréhensions, ses peines, mais aussi ses joies et sa force de caractère (le monologue des kangourous!), et ce sans qu'elle ait quasiment besoin de rien faire. Après, je ne suis pas absolument ébloui non plus, mais ça n'en reste pas moins excellent, et le personnage est assez bien écrit pour faire grandir mon estime pour ce rôle. On sera encore agréablement surpris de voir une actrice de plus de quarante ans devenir une leading lady à son âge, preuve qu'Amy Adams occupe effectivement une place singulière dans l'industrie cinématographique d'aujourd'hui. Elle vole en tout cas allègrement la vedette à tous ses partenaires masculins, entre un Jeremy Renner assez quelconque en homme d'action lambda, et Forest Whitaker en colonel autoritaire un peu dépassé par les événements. En fait, seuls Abbott and Costello seraient susceptibles d'éclipser Adams, mais ce n'est pas le cas.

En définitive, j'ai beaucoup aimé Arrival, un bon mélange de science-fiction, de science tout court et de psychologie complexe. Pourtant, malgré mon avis positif, j'ai du mal à tenir le film pour un chef-d’œuvre: un bon 7/10 est plus que mérité, mais je n'ai pas envisagé un seul instant cette semaine de monter la note plus haut, sans que je puisse réellement définir ce sentiment puisque l'ensemble fonctionne parfaitement. J'ai de fait la même opinion sur la performance d'Amy Adams: c'est excellent, et j'aime absolument ce genre d'interprétation, mais ça ne me ferait curieusement ni chaud ni froid qu'elle ne soit pas distinguée pour un prix cette année. Dans tous les cas, elle me convainc qu'elle est une très bonne actrice, et c'est l'essentiel.

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* J'ai quand même un doute sur le dénouement: puisque Louise publie la méthode pour décrypter l'heptapode, pourquoi est-elle la seule à avoir accès à d'autres dimensions temporelles?

samedi 17 décembre 2016

Alliés (2016)


Ce n'était pas du tout prévu au programme, mais pour des raisons diplomatiques, il s'avère que je suis allé voir le nouveau film de Robert Zemeckis cette semaine. Ce n'est pas un réalisateur qui m'inspire: l'agréable Romancing the Stone doit tout à la divine Kathleen Turner, Death Becomes Her est un sommet de vulgaire sauvé par Meryl Streep voyant à travers sa rivale, et Roger Rabbit restera un bon souvenir d'enfance, mais ce n'est évidemment pas un chef-d’œuvre. Quoi qu'il en soit, ces films atteignent tous un degré de divertissement non négligeable, ce qui est également le cas d'Alliés. Ça tombe bien, j'aurai passé un bon moment inattendu malgré d'indéniables défauts.

Pour aller à l'essentiel, ces défauts viennent principalement du rythme, qui accuse certaines longueurs, notamment dans la première partie marocaine où la montée en puissance vers le massacre est bien trop plate, avec tous ces dialogues d'intérieur entre Brad Pitt et Marion Cotillard. Il est tout de même intéressant de voir comment naît leur complicité, alors qu'ils ne se connaissent pas et doivent faire croire au reste du monde qu'ils sont mariés, mais l'évidence demeure: ça manque un peu de piquant. Il faut dire que les acteurs ne sont pas franchement bien assortis, car autant Marion a le mérite de sourire de façon charismatique avant de laisser monter l'émotion, autant le blondinet hideux dont elle est affublée a à peu près autant de présence qu'une pelle en plastique fondue, ce qui limite considérablement son jeu d'acteur, d'où l'installation de longueurs là où l'on aurait aimé une alchimie digne de Notorious ou Casino Royale. Après, le second acte londonien tient davantage en haleine via l'enquête menée par l'un des membres du couple sur son conjoint, mais là encore, force est de reconnaître que Brad Pitt ne se pose pas franchement de questions et reste assez inexpressif. On reprochera également au scénario de mal exploiter le fléchissement psychologique affectant les héros complices, en préférant se recentrer sur des scènes de violence virile entre soldats au lieu de rendre la relation centrale réellement complexe. Par ailleurs, l'histoire échoue à bien développer les personnages secondaires, à commencer par la sœur lesbienne, supposément très importante lors de son entrée en scène mais qui ne sert finalement à rien.

Cependant, rien de tout ça n'empêche de suivre le film avec intérêt. L'enquête londonienne cultive assez les impasses pour rebondir, et ce sans chercher à trop noyer le poisson pour mieux rester fidèle aux parcours présentés, et l'émotion qui affleure est toujours bienvenue. Mais la grande qualité du film, c'est sa réussite plastique: rien que l'introduction sur le parachute dans le désert donne envie d'acheter le DVD pour faire des captures d'écran (mon addiction). L'ambiance rétro marocaine est d'ailleurs délicieuse malgré la gravité de ton, avec une photographie lumineuse et de somptueux costumes, et la partie anglaise n'est pas en reste malgré un terrain moins exotique. J'arrive même à ne pas trouver totalement ridicules les scènes trop ahurissantes de l'accouplement dans la tempête de sable, et de l'accouchement sous les éclairs aveuglants du Blitz.

Alors... J'ai en effet passé un bon moment devant Alliés, qui vaut le coup pour son ambiance surannée, aussi bien sur le fond que sur la forme, mais qui n'est évidemment pas un grand film. Je me félicite surtout de n'avoir lu aucun synopsis avant d'entrer dans la salle, car j'aurais peut-être trouvé les situations plus convenues. Mais tout fut très divertissant, et tant mieux. Dommage que les performances n'aient pas été mieux façonnées: même Marion Cotillard, pourtant pas mal en soi, n'est qu'au minimum de ses capacités. Parce que c'est trop récent et que l'ensemble n'est pas d'une complexité folle, je laisse mon ressenti plutôt positif l'emporter et monte jusqu'à un minime 6/10 au regard du plaisir provoqué. Mais ç'aurait pu être tellement mieux entre les mains d'un meilleur metteur en scène...

samedi 10 décembre 2016

Tovarich (1937)


Un film avec Basil Rathbone, Claudette Colbert et Charles Boyer, sur des Russes blancs émigrés à Paris, le tout dans un registre comique, forcément, on a très envie d'aimer. Et même si je suis loin de me rouler par terre devant le cinéma d'Anatole Litvak, le souvenir de films très sympathiques comme All This, and Heaven Too ne manquait pas d'être fort séduisant avant le visionnage. Cerise sur le gâteau: nombre de critiques définissent Tovarich comme un proto-Ninotchka. On comprend donc pourquoi je recherchais ce film désespérément depuis des lustres, sans compter que, plus encore que le Lubitsch, la perspective ancillaire dans une grande famille déjantée rappelle surtout My Man Godfrey. Malheureusement, ça ne soutient la comparaison avec aucun des deux...

En réalité, l'humour tombe à plat dès le départ. On se force vaguement à sourire devant l'introduction sur la foule en liesse le 14 juillet, tandis que le couple de héros, aristocrates dissimulés à Paris pour protéger la fortune du tsar, demande à tous les Parisiens ignorants pourquoi ils font la fête - tout ça pour apprendre horrifiés qu'on y célèbre une révolution; mais après coup, la sauce ne prend plus, à l'image du vol de marchandises opéré par la grande-duchesse Tatiana pour ne pas avoir à dépenser le patrimoine impérial pour survivre. La voir se faire voler son sac en retour ne fait rire personne, et les explications à la foule ne sont guère convaincantes. Plus tard, une fois que le couple parvient à se faire engager comme domestiques d'une famille bourgeoise, toujours pour gagner de quoi manger en évitant ainsi de dilapider le trésor des Romanov par honneur et loyauté, l'humour manque, une fois de plus, cruellement de piquant. Les enjeux comiques sont en effet écartés d'un revers de la main puisque les héros s'intègrent trop vite à la maisonnée pourtant suspicieuse à leur égard à l'origine, et les péripéties sont encore trop bon enfant pour prêter à sourire. Le chien qui apporte la chaussure n'est pas spécialement drôle, Isabel Jeans n'a pas le centième de la drôlerie excentrique d'une Alice Brady, et l'interminable partie d'escrime entre Charles Boyer et le fils Dupont, tandis que Claudette Colbert chante des airs russes à la guitare sans s'étonner de rien, est hélas trop mal amenée pour faire rire. Même quand les héros s'embrassent dans les escaliers au vu et au su de tous, ça choque si peu leurs employeurs que l'effet comique meurt dans l'instant. Quant au troisième acte, une fois qu'arrive le commissaire bolchevique chargé de coincer les faux domestiques afin qu'ils restituent la fortune au peuple russe, le ton y est tout simplement sinistre. Les dialogues Colbert-Rathbone sont chargés d'une tension négative qui se marie très mal avec le reste du film, au point qu'on dérive momentanément vers du tragique avant de revenir vers une dernière minute de comédie sortant de n'importe où.

Par ailleurs, la mise en scène d'Anatole Litvak n'aide pas à rendre le texte plus vivant, car Tovarich est filmé comme une pièce de théâtre, et ce qui pouvait être drôle sur scène n'est hélas pas assez rythmé à l'écran. Le film accuse alors des longueurs ça et là, à la différence d'un My Man Godfrey survolté. Mais on reconnaîtra tout de même au réalisateur une bonne maîtrise de l'espace: les acrobaties des héros sur les toits de Paris, le dialogue devant leurs portraits en habits de cour, découpé de telle manière que chaque personnage parle avec son double du passé en arrière-plan; le baiser incongru sur l'épaule du maître de maison, l'église russe vue depuis la fenêtre de la cuisine, voilà autant de choses qui fonctionnent effectivement. Mais quel dommage que Litvak n'ait pas réussi à mieux rythmer le tout! La photographie de Charles Lang n'a pour sa part rien d'exceptionnel, mais les plans de foule dans les grands salons parisiens regorgent d'attraits, au grand dam de l'actrice principale, visiblement furieuse de n'être pas filmée que d'un seul profil, comme elle en avait l'habitude, encore que toutes mes captures d'écran révèlent toujours la face connue de la Lune, je ne vois donc pas vraiment le problème... Son interprétation est de toute façon bien plus intéressante à analyser, et force est de reconnaître que la dame a toujours beaucoup de charisme, bien qu'elle ne soit pas en mesure de donner plus de piquant à des situations assez plates à l'origine. Elle est également un peu trop grimaçante quand ça n'a pas lieu d'être, accentuant justement le côté trop théâtral de l'exercice, avant d'être étonnamment fade lors de la joute finale avec son ennemi juré. A ses côtés, Charles Boyer est assez charmant, mais je n'ai pas grand chose à signaler sur sa performance, sinon qu'il marche avec une épée dans son pantalon...

Je conclurai alors sur le dernier acte dominé par mon héros Basil Rathbone, toujours d'une séduction redoutable avec cette fois-ci une barbichette qui lui sied bien, mais... qui reste beaucoup trop aristocratique pour incarner un émissaire communiste crédible. Lorsqu'il dit avoir jadis travaillé comme plongeur pour payer ses études pendant que les grands-ducs dansaient à Tsarskoïe Selo, on n'y croit absolument pas devant son port royal et sa capacité à se fondre entièrement dans un univers bourgeois à sa façon de tenir un cigare ou une coupe de champagne en main. En réalité, les rôles sont trop nettement inversés par rapport à ce qu'ils devraient être: Basil a davantage l'air d'un Félix Youssoupov réclamant aux communistes qu'on lui restitue sa fortune, tandis que Claudette Colbert et Charles Boyer passent davantage pour de joyeux intellectuels enthousiastes à l'idée de travailler pour gagner leur vie. On ne croit donc pas vraiment à ce qu'on nous dit...

Finalement, Tovarich aura été une déception: tout était alléchant de prime abord, mais un rythme pesant, des situations pas nécessairement drôles, des rapports conflictuels sinistres et des personnages peu crédibles rendent hélas l'ensemble assez plat. Ce n'est heureusement pas un mauvais film, mais un 6- tendant vers le 5 me semble déjà très généreux...

samedi 3 décembre 2016

L'Empire du soleil (1987)


Autre film de 1987 situé en Chine en pleine guerre mondiale, voici Empire of the Sun, une œuvre du bien connu Steven Spielberg adaptée d'un roman semi-autobiographique de James Graham Ballard, à propos d'un enfant d'une dizaine d'année séparé de ses parents dans une Shanghai occupée. Les intellectuels vous diront que c'est l'un des films "sérieux" du réalisateur, par opposition à son cinéma de divertissement de type Indiana Jones, nous rappelant par-là même que Spielberg a souvent été critiqué pour son regard apparemment trop enfantin sur le monde.

Un tel regard se retrouve forcément dans Empire of the Sun, puisque la guerre est exclusivement perçue à travers les yeux du jeune héros. C'est à la fois joli et par moments ridicule. Joli, parce que la métaphore de l'âme montant au ciel, confondue avec le bombardement atomique de Nagasaki, réussit le tour de force de donner une touche de poésie à l'atroce le plus insoutenable. Ridicule, parce que certaines séquences sonnent faux, à l'image du bombardement du camp de prisonniers, où Jamie regarde la scène, émerveillé, en restant sur le toit pour mieux crier d'excitation sans jamais se soucier du risque. On peut également être gêné par le côté trop ostensiblement aventurier de la vie de camp, puisque une fois le transfert effectué, Jamie court sur une musique épique et agréable de John Williams pour faire du trafic de marchandises, comme si le camp était un terrain de jeu, tandis que les femmes font la lessive comme dans une communauté villageoise particulièrement paisible. Cet aspect est heureusement balancé par une dureté non feinte, passant par la ruse de certains soldats japonais qui font d'abord semblant de garder leur calme pour mieux donner des coups à la surprise générale. Tout de même, ce camp de prisonniers s'apparente trop souvent au village d'Heidi, et pas assez à un film comme Three Came Home. Mais, répétons-le, nous sommes censés voir la cruauté du siècle à travers les yeux d'un enfant de onze ans, si bien que le forçage de trait n'arrive jamais à me déranger totalement. Les critiques ont souvent comparé le film avec Hope and Glory de John Boorman, sorti la même année, dont je ne me souviens hélas plus mais qui a meilleure presse.

Quoi qu'il en soit, même si l'on a beaucoup de mal à croire à certains pans du film, ça ne l'empêche jamais de faire son petit effet. Et force est d'admettre que Steven Spielberg est extrêmement doué pour tout ce qui est de la forme: la tension indicible est toujours prenante, avec notamment une scène de foule spectaculaire où les habitants de Shanghai tentent de gagner le port en catastrophe, scène qui déclenche d'ailleurs l'histoire puisque c'est à partir de là que Jamie se retrouvera livré à lui-même. Avant ça, le contraste entre guerre et bal costumé est franchement saisissant: les invités de la haute société britannique avancent difficilement, déguisés, dans les rues de la ville, alors que les couleurs de leurs vêtements tranchent avec la grisaille et l'angoisse sourde des alentours. Le travail sur l'image est dans tous les cas extraordinaire: les empreintes de pieds dans la maison désertée, le panneau gigantesque d'Autant en emporte le vent, révélant Jamie devant le chaos de la guerre de Sécession dans une Atlanta en flamme, le fascinant amphithéâtre où sont entreposées toutes les richesses des Occidentaux saisies par les Japonais... Voilà autant de trouvailles marquantes qui sont en outre éblouissantes. Il faut dire que Spielberg est bien aidé par la photographie d'Allen Daviau, avec tous ces jeux sur le soleil levant, et surtout la séquence des étincelles qui met si bien en valeur l'avion qui fascine tant le héros. Le motif de l'avion est d'ailleurs très bien exploité tout au long du film, depuis le jouet dont Jamie ne veut jamais se séparer, aux avions de guerre au destin terrible: tout est toujours lié d'un point de vue narratif, et tant mieux.

Finalement, le seul bémol du film, c'est peut-être l'interprétation. Le héros est hélas insupportable sur le papier, à toujours parler sèchement à ses domestiques au départ, puis à toujours se mêler de ce qui ne le regarde pas, et Christian Bale ne parvient pas à faire ressortir en lui un once de sympathie: il hurle, il s'excite pour un rien, ce qui est peut-être la réaction normale d'un enfant de onze ans perdu en plein conflit, mais sa performance m'agace malgré tout. A ses côtés, John Malkovich incarne l'archétype du mentor viril et débrouillard cher à l'univers toujours très masculin de Spielberg, mais le personnage est si manipulateur qu'on a évidemment du mal à s'attacher à lui. Après, je sais que j'ai toujours du mal à apprécier des protagonistes dans des histoires trop masculines, aussi le problème vient-il, peut-être, de mon ressenti. J'imagine fort bien que la complicité qui se noue entre Basie et Jamie doit parler davantage à tous les garçons plus virils que moi, et je suppose que la fameuse scène où le héros salue les soldats qui l'intriguent, mais qui le retiennent prisonnier, doit faire plaisir à plus d'un. Par bonheur, Empire of the Sun comporte un personnage féminin marquant, incarné par la toujours captivante Miranda Richardson, qui garde beaucoup de personnalité malgré l'extrême inconfort qu'elle subit de plein fouet. Dommage qu'Emily Richard soit en retour coincée dans un rôle typique de mère inquiète, uniquement définie par sa capacité à rester dans l'ombre d'un fils et d'un mari plus actifs, malgré une scène finale très émouvante.

Moralité: L'Empire du soleil est excellent sur la forme, pour sa photographie à tomber par terre, ses choix de réalisation ingénieux et ses motifs toujours au service de la narration. Parfois, le regard "enfantin" est un peu maladroit, et les personnages me touchent peu, mais quand on atteint ce niveau de perfection dans l'image et la montée en tension, il n'y a qu'à s'incliner. Un bon 7/10 est plus que mérité, ne serait-ce que pour l'excellent usage du son fait à partir d'une version hypnotique de Suo Gân, qui illustre le film dans son ensemble, donnant la coloration poétique et enfantine recherchée à ces événements tragiques.

dimanche 27 novembre 2016

Le Dernier Empereur (1987)


Énorme succès de la fin des années 1980, Le Dernier Empereur semble avoir été configuré pour moi: je suis très attiré par la Chine et son histoire, j'ai même des origines chinoises par une grand-mère métissée, je suis né au moment de la soixantième cérémonie des Oscar, qui devait couronner le film dans neuf catégories prestigieuses; et je me souviens enfin très bien de la folie "Dernier Empereur" encore prégnante en France dans les années 1990, époque où l'on pouvait voir des posters du film à peu près partout: à l'école primaire, au conservatoire, à la bibliothèque, etc. Bref, ce film de Bernardo Bertolucci fut incontestablement un phénomène, que j'avais effectivement beaucoup aimé en le découvrant jadis. Qu'en est-il aujourd'hui?

Pour aller à l'essentiel, je vous avouerai de prime abord que j'aime toujours autant le film, malgré des imperfections qui me sautent inévitablement aux yeux à présent. Premier constat: le regard est trop ostensiblement occidental, ce qui n'est pas étonnant pour une coproduction britannique mise en scène par un réalisateur italien, mais je suis vraiment gêné par l'exacerbation de l'exotisme chinois, comme si l'histoire n'était, dans un premier temps, qu'un prétexte pour montrer de jolies images de cartes postales. En fait, on se sent un peu dans la peau de Reginald Johnston, seul européen autorisé à pénétrer dans la Cité interdite et qui en découvre toutes les splendeurs, bien qu'il reste franchement périphérique à l'agitation qui emportera le héros dans un mouvement de grande ampleur. Je comprends toutefois cette démarche "exotique" du premier acte: nous sommes invités à découvrir une vie de cour étriquée et complètement anachronique à travers les yeux d'un garçon prisonnier d'un système qui le dépasse, d'où l'accentuation de l'imagerie "touristique", entre les vêtements médiévaux et les concubines naviguant parmi les lotus. Mais, si l'étouffement du héros par une politique qu'il ne comprend guère est bien détaillée, surtout quand la Chine devient une République et qu'il faut lui expliquer qu'il ne reste empereur que dans l'enceinte du palais, les autres enjeux de cette longue première partie ne sont pas aussi pertinents. Bernardo Bertolucci en profite alors pour jouer sur les splendeurs des costumes et décors, à l'instar du mariage arrangé qui sert de prétexte pour instaurer une touche de rouge dans un ensemble jusqu'à présent plutôt jaune, mais tout ça n'est jamais loin de finir par tourner en rond.

Ça ne dessert pas l'histoire puisque Puyi tourne lui-même en rond dans la cité, au prix de plans proprement saisissants avec ces hauts murs qui renforcent l'étroitesse des couloirs extérieurs transformés en pistes cyclables, mais on ne peut s'empêcher de trouver que ce premier acte est un tantinet trop long, alors qu'il y aurait eu moyen d'aller directement à l'essentiel compte tenu de la durée de trois heures qu'on ne manque pas de ressentir, et ce davantage au départ que dans la deuxième partie, curieusement. Après, je ne boude pas mon plaisir devant ce type de grandes fresques aux images ravissantes, sachant que les bonnes trouvailles de mise en scène (le drap jaune qui se soulève dans une séquence bien connue, les plans larges sur la foule d'eunuques dans la cour) sont de toute manière étoffées par une bonne dose d'émotion, depuis le départ déchirant de la figure maternelle à la corruption des eunuques, en passant comme précisé par le changement de régime imposé au héros, sans que personne n'ait pris la peine de l'avertir. La complicité avec Reginald souligne encore les qualités indéniables de ce premier acte, mais on n'oubliera pas que ça s'étire un peu trop en longueur, et que ça s'adresse davantage à un public occidental pour lui offrir des flots d'exotisme. La seule chose réellement gênante dans tout ça, c'est que les nombreux acteurs chinois parlent anglais pour satisfaire le public visé. Et c'est très perturbant! Autant je n'ai pas de problème avec le bilinguisme des personnages russes du Docteur Zhivago, car tous incarnés par des interprètes non russes, autant voir des acteurs chinois se forcer à parler une autre langue pour des raisons de distribution donne une sonorité vraiment dérangeante à l'ensemble. En outre, c'est vraiment ça qui dessert l'histoire, parce qu'on ne saurait croire que la cour engoncée dans la politique réactionnaire de l'impératrice Cixi prenne la peine de parler autrement qu'en chinois! Ce point de vue trop occidental ne sied donc pas à un film se voulant le plus réaliste possible (la première production européenne à avoir eu le droit d'être tournée dans la Cité interdite même!), ce que résume assez bien l'apparition ridicule de la terrible impératrice, transformée en grand-mère gâteau dans une scène d'agonie des plus étranges.

En revanche, le destin adulte de Puyi devient totalement captivant dès qu'on le force à quitter enfin son palais imposant. Les relations entre protagonistes s'étoffent, les questions politiques prennent à présent un tour passionnant puisque l'ancien empereur est enfin maître de ses actes, et l'émotion n'en est que plus poignante. A partir de là, les éléments que j'admire sont légion, à commencer par le mélange de temps présent, lors du procès fait par les communistes, et de retours en arrière expliquant le parcours du héros, mélange qui prend enfin tout son sens puisque Puyi a désormais des choses à raconter à ses geôliers. J'aime également le chaos qui règne lors du départ de la Cité interdite, projetant les personnages dans un monde entièrement inconnu, alors que se croisent militaires de la nouvelle génération et concubines sorties du fond des âges, mais encore chameaux et automobiles flambant neuves, tandis que l'empereur se dissimule derrière des lunettes d'un bleu pénétrant alors que le palais déserté se peuple inexorablement de soldats. D'un point de vue politique, on se dit finalement que le film est très riche, parce qu'on passe par tous les régimes possibles: l'empire exsangue, la république fragile, le goût furtif d'une vie à l'occidentale à Nankin, l'occupation nippone qui force à nouveau Puyi à se transformer en pantin comme maître de l'état fantoche du Mandchoukouo, et la dictature totalitaire qui achèvera la déchéance du héros bien né. Ces péripéties rendent le second acte très émouvant: les humiliations qu'on fait subir à l'empereur s'enchaînent, qu'il s'agisse des Japonais qui lui tournent le dos lorsqu'il tente de présenter la moindre idée de réforme, ou des maoïstes qui le forcent à des tâches dégradantes dans une prison grise. Le héros passe finalement d'enfant-roi à crooner, puis de pion soumis à jardinier, et c'est proprement déchirant. Mais ce qui m'a surtout brisé le cœur, c'est la séquence finale alors qu'il revient sur les lieux de son enfance: le sentiment de n'être plus rien dans un endroit où l'on a été aimé ne m'est pas inconnu, et je n'ai pas été loin de verser des larmes. Quant à la métaphore de la sauterelle, c'est une ficelle peu subtile mais ça renforce parfaitement la dose d'émotion.

Le film se découpe donc en deux parties selon moi: un premier acte bon mais un peu long, et un second acte absolument fascinant et touchant. La force du second est encore mise en valeur par la performance de John Lone, qui malgré la réserve naturelle du personnage fait très bien ressentir les effets de la spirale infernale qui le tire vers le bas, avec en prime des nuances bienvenues puisque Puyi sait également se montrer dur avec ses épouses malgré son air avenant, mais aussi parce qu'il atteint une forme de sérénité inattendue au crépuscule de sa vie, malgré son parcours chaotique. Comme je le disais, les relations entre protagonistes prennent toute leur ampleur dans la seconde partie, ce qui est également à mettre au crédit de trois actrices, qui parviennent toutes à rendre leurs personnages mémorables. Joan Chen bénéficie du rôle le plus étoffé en tant que première épouse, puisqu'elle doit passer de la jeune femme épanouie complice avec son mari, à la dame mûre rongée par les drames et son addiction à l'opium. Sa dernière apparition, très technique et maquillée, n'est pas ce qui m'émeut le plus, mais ses désillusions font peine à voir, culminant dans une séquence mythique où l'impératrice se met à manger des plantes d'ornement en pleine réception, les yeux luisants de larmes. En outre, la déception qu'elle ressent en perdant sa seule amie, la seconde épouse, est sincère. A ce moment, la mise en scène atteint d'ailleurs un degré fascinant puisque le départ de la seconde épouse coïncide avec l'arrivée de l'irrésistible Joyau d'Orient sous la pluie. Et je ne sais jamais laquelle des deux me captive le plus. D'un côté, Wu Junmei incarne une concubine Wenxiu attachante parce que frustrée d'être délaissée par le couple principal, quoiqu'elle tente de se divertir au maximum en dansant avec des inconnus à Nankin. Mais de l'autre, Maggie Han hérite d'un personnage si controversé qu'elle devient le point de mire de tous les regards, sachant qu'elle a le charisme nécessaire pour bien faire comprendre que Joyau d'Orient, fervente partisane de l'impérialisme japonais et d'ailleurs plus connue comme Yoshiko Kawashima, puisse dominer le couple impérial et lui dicter sa politique. Sa force de conviction pour pousser l'impératrice à se droguer, ou pour la mettre dans son lit, ne semble jamais feinte.

Parmi les acteurs distribués dans de plus petits rôles, on notera évidemment la présence de Peter O'Toole en précepteur britannique ouvert d'esprit, mais de la part d'un acteur de cette trempe, c'est plus de la figuration de prestige qu'un rôle véritablement gratifiant. Jade Go en figure maternelle du jeune Puyi est quant à elle émouvante lorsque vient le temps des adieux, et le reste de la distribution est très correct bien que personne ne m'ait autant marqué que les protagonistes. Je conclurai alors sur la beauté visuelle de ce Dernier Empereur, évidemment pour les décors et costumes (le dragon bleu brodé sur l'or!), mais surtout pour la photographie de Vittorio Storaro, qui n'est pas là que pour montrer de belles images, mais compose au contraire de véritables trames narratives au sein d'un même plan. Je suis particulièrement sensible à l'image volontairement brouillée par la troublante Yoshiko, qui à peine arrivée à Nankin enlace Puyi avec une véritable dose d'érotisme, tandis que l'impératrice fait semblant de ne rien voir en regardant par la fenêtre. L'isolement de l'empereur dans des salles de plus en plus vides, ou dans les longs couloirs extérieurs de la Cité qui le retient captif, est également saisissant. Pour ce qui est du seul plaisir, rien que le générique est une véritable merveille visuelle avec l'animation de jolies images sur une musique faussement orientale de David Byrne. Les autres musiciens, Ryuichi Sakamoto et Cong Su, ne sont pas en reste pour avoir composé une bande-son particulièrement attrayante, qui sert en outre très bien l'histoire. Le thème principal est pour moi déchirant, tandis que les accordéons des gardes rouges font plutôt froid dans le dos malgré une mélodie guillerette. De toute façon, la musique reflète bien l'extrême bouleversement des choses en un quart de siècle, depuis les airs traditionnels de cour aux refrains populaires des nouvelles générations endoctrinées par la dictature maoïste.

Reginald, consultant les mises à jour gretalluliennes sur son portable.

Moralité: The Last Emperor est un beau film qui devient proprement excellent dans sa seconde partie. La première est un peu trop longue et répétitive, mais après coup, bien des événements ne sont jamais loin de me briser le cœur, sentiment que la troublante beauté des lieux et l'usage d'une musique à ravir soulignent d'autant plus. J'hésite vraiment entre un bon 7 ou un 8: le second acte tend clairement vers la note supérieure mais quelque chose de peut-être légèrement scolaire dans le maniement de l'émotion me retient d'être aussi généreux. Quoi qu'il en soit, Le Dernier Emperor n'a pas volé son Oscar du meilleur film, j'oserai même dire que c'est le meilleur choix opéré par l'Académie pour cette décennie. Si l'on avait laissé les acteurs parler dans leur langue d'origine, ç'aurait pu réellement être le chef-d’œuvre qu'on entrevoit au bout du chemin.

Au revoir, Monsieur Pomme de terre


Parmi les incontournables de 1939, le Goodbye, Mr. Chips de Sam Wood figure en bonne place. C'est une production de prestige de la MGM, adaptée d'un best-seller de James Hilton et interprétée par Robert Donat, tout auréolé des succès des 39 Marches et de La Citadelle. C'est également le premier film de Greer Garson, en contrat avec le studio depuis plus d'un an, mais qui s'était jusqu'alors soigneusement préservée en attendant d'être distribuée dans un grand rôle. Ajoutée à une atmosphère britannique bien réelle, l’œuvre ayant été tournée en Angleterre, la présence de l'actrice ne manque pas d'annoncer les futurs grands succès de temps de guerre, de Pride and Prejudice à Random Harvest, en passant par Mrs. Miniver. Ceci dit, autant j'ai de la sympathie pour cette série de films, autant Mr. Chips me laisse de marbre. Explications...

La vérité, c'est que je suis incapable de m'intéresser à Mr. Chips en personne, à n'en point douter l'un des héros les plus ternes de l'histoire du cinéma. Il ne fait d'ailleurs rien de sa vie à part enseigner, d'abord de façon froide sans parvenir à captiver son audience, puis de façon attachante après avoir été transfiguré par l'amour. En soi, la métamorphose est intéressante, mais Robert Donat force malheureusement le trait jusqu'à la caricature: dès l'introduction dans le temps présent, son Mr. Chips est un vieillard bouffon et ridicule, parlant comme en état d'ivresse au lieu d'user d'une voix simplement âgée, et tout ceci passe très mal à l'écran près de quatre-vingts ans plus tard. Lors des réminiscences, il nous offre ensuite un héros jeune sans aucune personnalité, ce que demande le personnage mais l'acteur aurait pu y apporter quelques nuances, avant de vieillir avec une rapidité déconcertante, au point que lorsque les quinquagénaires aigries l'appellent "jeune homme" dans l'auberge tyrolienne, il est impossible de prendre cette réflexion au sérieux. Certes, le maquillage ridicule dès l'entrée dans la maturité n'aide pas à rendre la composition plus avenante, mais tout de même, le héros est tellement inexpressif avant sa rencontre amoureuse qu'il est difficile de s'intéresser à lui dans cette première demi-heure. Et après la séquence romantique autrichienne, Mr. Chips a beau devenir plus sympathique avec ses élèves, on en revient hélas au vieillard grotesque de l'introduction constamment caricaturé. Le film n'est pourtant pas mal construit autour de ces vieillissements successifs, à mesure que les enfants grandissent et qu'on passe aux nouvelles générations selon la ritournelle de l'appel du matin, mais impossible de se passionner pour tout ça avec un héros aussi fade et une composition aussi accentuée. L'arrivée des drames dans le troisième acte, la mort et la guerre, offre tout de même quelques séquences touchantes, mais ça ne suffit pas à captiver.

Reste donc la superbe demi-heure danubienne, où le film se transforme subitement en une comédie romantique des plus ravissantes, et où tout devient tout à coup lumineux dès que Greer Garson entre en scène pour éclairer l'histoire de son charisme et de son charme fou. On comprend d'ailleurs tout de suite pourquoi l'actrice est instantanément devenue la plus grande star américaine des années de guerre, tant sa personnalité attachante, ses manières raffinées mais non dénuées d'humour et son accent délicieux parviennent à mettre du baume au cœur. Or, toutes ces qualités sont au service d'un récit devenu subitement savoureux, avec rencontre improbable au sommet d'une montagne, dialogues entre hommes et femmes sur des balcons adjacents, échos amusants sur la couleur du Danube associée à l'amour, valses viennoises de contes de fées et embrassades hardies à la gare. Vraiment, ces merveilles autrichiennes sont divines et l'on se prend absolument au jeu romantique d'un héros plus si pâle que ça et d'une femme volontaire, jeu qui infuse encore le retour en Angleterre, quand la toute nouvelle épouse se met à charmer l'ensemble de l'école en proposant des petits gâteaux à tout le monde autour d'une tasse de thé! Il faudrait un cœur de pierre pour ne pas tomber soi-même amoureux de la chaleureuse Katherine, mais est-ce réellement une grande performance de la part de Greer Garson? Franchement non, car elle n'apporte elle-même aucune nuance à son personnage et passe ainsi une demi-heure à sourire sans interruption. Malgré tout, la comédienne fait vibrer de tant de charisme cette unique note qu'elle réussit à transformer ce rôle simple en véritable star turn, pour notre plus grand plaisir. Dommage que le scénario n'ait pas pensé à lui faire tirer sa révérence devant nous, ce qui aurait pu ajouter une grande scène dramatique bienvenue pour contraster son jeu d'actrice et amorcer d'autant mieux le troisième acte.

Quoi qu'il en soit, on regrette vivement l'absence de Katherine dans les quarante minutes restantes, car sans sa lumière, Mr. Chips redevient à nouveau un personnage insipide, malgré de nouvelles qualités déjà plus inspirantes. Reste heureusement la beauté formelle de l'ensemble pour divertir constamment malgré le jeu trop appuyé de Robert Donat, à commencer par les jolies images de l'école anglaise qui nous plongent dans une atmosphère somme toute agréable, entre les arches et vitraux de la chapelle, les statues imposantes des anciens directeurs, et les scènes de foule dans le gigantesque parloir. Pour leur part, les costumes ne sont pas exceptionnels mais Greer Garson porte un ensemble intrigant lors de sa découverte de l'école, tandis que l'évolution des tenues des élèves à chaque nouvelle génération se suit avec amusement, à voir comment les hauts-de-forme laissent la place aux canotiers au changement de siècle. Par contre, certaines images sont si en avance sur leur temps qu'on frôle souvent l'anachronisme. La partie de baseball que les élèves observent depuis leur salle de classe dans les années 1880 a clairement l'air d'une réunion sportive contemporaine, malgré les charrettes au premier plan pour donner une teinte faussement ancienne à ce genre de séquences.

Finalement, il m'est très facile de noter Goodbye, Mr. Chips: les premier et troisième actes manquant d'énergie tendent vers un correct 6/10 malgré de jolis plans contrastés, tandis que le second acte central nage dans les eaux confortables d'un agréable 7 en raison de la chaleur solaire dégagée par Greer Garson. Le 6 l'emporte donc, mais je regrette tout de même de n'avoir aucune nomination à offrir au film. Certes, la ligne générale m'ennuie au plus haut point, mais le charme visuel de l'ensemble m'aurait donné envie de le citer dans au moins une catégorie. Toute lumineuse soit-elle, la sympathique Greer n'a hélas pas assez de grain à moudre pour prétendre au top 5 chez les seconds rôles. Nous sommes en 1939 après tout...

Crimson Peak (2015)


Egalement découvert cette semaine, voici Crimson Peak, un film d'horreur gothique de Guillermo del Toro principalement célébré pour deux raisons: la décoration grandiose d'Allerdale Hall par Tom Sanders, qui avait déjà travaillé sur Dracula jadis, et la performance de Jessica Chastain en châtelaine obscure. N'ayant jamais vu El laberinto del fauno, grand succès de 2006, Crimson Peak était l'occasion de faire d'une pierre deux coups: découvrir l'univers d'un réalisateur loué dans bien des cercles, et observer la tournure de la carrière de dame Châtaigne, qui m'intéressait beaucoup il y a quatre ans mais que j'ai fini par délaisser quelque peu, craignant qu'elle ne surpasse jamais son exploit dans Zero Dark Thirty. Qu'en est-il concrètement?

Pour être honnête, je ne suis pas fan du film. Visuellement, c'est un sommet de laideur ahurissant: la photographie parcourt une palette de couleurs agressives allant du jaunâtre délavé pour les scènes d'extérieurs à un bleu-verdâtre médiocre pour l'intérieur du manoir, en passant par un rouge tomate ridicule pour toutes les scènes sanglantes; tandis que les effets spéciaux sont trop galvaudés pour séduire, avec ces multiples fantômes rougeâtres qui s'amusent à ouvrir des portes toutes les cinq minutes. En fait, comme le manoir est lui-même un étang de fantastique, on n'est jamais surpris d'y croiser quelques fantômes en décomposition, de quoi me faire penser que trop d'effets tuent l'angoisse ou le suspense. Par exemple, même si j'abomine l'histoire, je trouve un film comme The Shining beaucoup plus terrifiant, parce que tout se passe dans des lieux bien solides que l'on pourrait arpenter en vrai. Mais dans Crimson Peak, même les séquences réelles du premier acte, dans un New York à l'aube du XXe siècle, ont déjà un air incroyablement fantastique: les bureaux et salles de bal sont déjà trop jaunâtres pour être honnêtes, la pluie est elle aussi un mélange de bleu-vert désagréable, et le cimetière semble tout droit sorti d'un film de Tim Burton. Du coup, on est projeté dès les premières secondes dans l'irréel le plus pur, de telle sorte qu'il m'est impossible de trembler pour l'héroïne, car rien n'est rattaché à une once de réalité. La décoration va encore en ce sens, puisque certaines salles d'Allerdale Hall ressemblent davantage à un vaisseau de science-fiction, avec de grands cercles dentelés de pics, si bien que seul le grand escalier et ses tableaux pour le coup réalistes parviennent à m'impressionner. En comparant avec quelques images connues du Labyrinthe, on comprend néanmoins que ce gothique-fantastique est la marque de fabrique du réalisateur: on ne peut alors lui reprocher d'être fidèle à son style, mais ça ne provoque hélas aucune réaction en moi.

Contre toute attente, les costumes me plaisent vraiment en retour, à commencer par le chapeau blanc de l'héroïne enfant, qui se détache sur les tenues de deuil lors de l'enterrement et dont l'effet est proprement saisissant; sachant que les robes du soir, les chapeaux à voiles, les ombrelles jaunes, les cols fleuris d'oranges sur tissu vert ou encore les robes de chambre vampiriques sont autant de créations fascinantes qui servent et colorent l'histoire sans la submerger par d'inutiles effets. Dommage que l'histoire, précisément, soit convenue jusqu'à l'ennui, d'où peut-être mon désintérêt d'autant plus prononcé pour la forme. En effet, on suit le schéma traditionnel des romans gothiques où une jeune femme se retrouve enfermée dans un manoir angoissant, et l'on comprend très vite qu'elle devra lutter contre des tentatives de meurtre, et que les fantômes ne sont probablement pas les véritables monstres de l'histoire. Pour tout dire, le suspense est tué dans l’œuf car le tout premier plan du film montre la jeune Edith ensanglantée après avoir vaincu ses ennemis dans la neige, alors même s'il n'est pas inintéressant de suivre les événements qui l'ont conduite à cette victoire, il est quand même bien dommage de révéler immédiatement le dénouement. D'ailleurs, aucune des zones d'ombres censées nous intriguer dans le scénario ne résiste à la clairvoyance des spectateurs: on se doute déjà fortement de l'identité de l'assassin du père, l'insistance de Thomas Sharpe pour passer une bague au doigt de l'héritière laisse entendre très vite qu'on se retrouvera dans une intrigue de type "Barbe-Bleue", la relation trouble du frère et de sa grande sœur est devinée dès l'introduction de Lucille au bal, et pour couronner le tout, il est impossible de craindre le moindre fantôme puisque c'est précisément un spectre d'allure repoussante qui donne des conseils à l'héroïne au départ!

On appréciera en revanche le grand duel final où les archétypes du méchant repenti et de l'ancien amant fidèle venu sauver l'héroïne sont rapidement écartés par les deux femmes, qui s'affrontent seules et se révèlent nettement plus fortes que tous les spécimens masculins réunis. Hélas, cette fin grandiose ne suffit pas à effacer les traces d'un scénario sans mystères car trop commun, ni même le souvenir d'une scène de défloration particulièrement ridicule, images érotiques japonaises à l'appui. Par bonheur, ces rôles féminins forts donnent l'occasion aux actrices de donner de bonnes performances, bien que Mia Wasikowska ne fasse pas le poids comparée à sa rivale maléfique. Le grand problème de l'actrice, c'est qu'elle est affublée d'un physique insipide de blonde insignifiante, ce qui joue en sa défaveur dans un métier basé sur l'image, quoiqu'elle parvienne toujours à contourner ce défaut en donnant à ses personnages une force de caractère bien réelle. C'est le cas ici: elle présente une Edith capable de dire les choses en face, quitte à s'autoriser quelques petites piques envers les dames hypocrites de la haute société new-yorkaise, et elle ne laisse jamais son statut de victime l'envahir pour mieux faire preuve de courage et d'intrépidité. On a donc très envie de la voir se sortir d'une situation difficile malgré l'absence flagrante de suspense, et elle laisse finalement sa marque dans l'histoire. Pourtant, elle n'est jamais loin de se faire voler la vedette par la superbe Jessica Chastain, effectivement jubilatoire en châtelaine dépressive, incestueuse, et complètement givrée, pour qui le crime passionnel constitue le principal moteur. C'est vraiment une bonne performance parce qu'elle suggère toute sa rancœur et sa méfiance dès le départ sans quasiment rien faire, avant que son charisme et ses sourires en coin ne lui permettent de dominer le reste de la distribution, et ce jusqu'à une conclusion délirante où elle crache enfin son venin, et ce tout en étant fabuleusement divertissante par son jeu de plus en plus expansif, avec en prime de véritables nuances par lesquelles on ressent la peine qui la ronge depuis son enfance.

Pour le reste, Tom Hiddleston est franchement peu mémorable en méchant soumis, de quoi laisser à dame Châtaigne une marge de manœuvre d'autant plus grande pour éclipser les autres acteurs. En somme, Crimson Peak ne brille nullement par son histoire sans peurs et sans mystères, ni par ses effets visuels déconnectés de toute forme de réalité - alors que le texte tente justement, et maladroitement, de donner un certain réalisme au propos à travers des questions de lois et d'héritages - si bien qu'on est finalement peu remué par une expérience qui se voulait singulière. C'est en fait un peu à l'image du toit troué d'Allerdale Hall: on y observe de bonnes choses par endroits, mais une structure plus affinée n'aurait pas été superflue. La sauce tomate qui coule des murs et supposée représenter l'argile ensanglanté des lieux n'aide pas à rendre le tout réellement effrayant, bien au contraire, mais de jolis costumes et une performance fort distrayante de Jessica Chastain sont par bonheur d'indéniables atouts. J'hésite entre 5 et 6: venant tout juste de découvrir le film, j'ai encore envie d'être indulgent, mais je sens que l'effet de nouveauté passé, je risque d'y prendre encore moins de plaisir.

vendredi 25 novembre 2016

Boom Town (1940)


Cette semaine, j'ai enfin regardé Boom Town, un film de Jack Conway qui m'attendait sur mes étagères depuis au moins trois ans, mais qui ne m'attirait pas assez pour me donner envie de sauter le pas au plus vite. Pourtant, la distribution ultra prestigieuse aurait dû me faire céder à la tentation dès le départ, puisque dans cette ville champignon du Texas, où jaillit l'or noir si recherché par les protagonistes, se croisent Clark Gable, Spencer Tracy, Claudette Colbert, Hedy Lamarr ou encore Frank Morgan! Avec un ensemble aussi renommé, la découverte est incontestablement plaisante, mais ça ne suffit pas à passer outre les défauts du film...

Ces défauts, justement, sont presque tous contenus dans le scénario, en premier lieu à cause d'une histoire incroyablement répétitive qui ennuie: les deux amis partent prospecter dans le désert, forent au bon endroit, font fortune, mais l'un perd tout, recherche du travail mais refuse l'offre de son ancien associé... qui perd tout à son tour tandis que l'autre a déjà rebondi, puis on s'associe à nouveau, on redevient riche... mais pas pour longtemps, et le cercle vicieux n'en finit jamais! Sachant que le film dure quasiment deux heures, c'est bien trop long! Sans doute conscient de ces enjeux assez minces et rébarbatifs, le scénariste John Lee Mahin a tenté de bien développer les histoires d'amour en parallèle de la recherche de pétrole, mais hélas, les personnages réagissent tous de façon incongrue à chaque situation donnée. Par exemple, lorsque Claudette Colbert débarque dans l'histoire au bout de vingt minutes, pour rejoindre son fiancé Spencer Tracy, elle rencontre d'abord Clark Gable et, par jeu, s'amuse à lui cacher son identité alors qu'il lui fait découvrir la ville. Mais voilà! Elle en tombe amoureuse au cours d'une unique soirée... ne lui dévoile toujours pas sa relation avec son associé... l'épouse la nuit même (!)... et ne lui révèle la vérité que le lendemain matin. Spencer revient à son tour en ville pour communiquer une bonne nouvelle à son partenaire, trouve le couple marié dans la même chambre et... accepte la situation, tandis que Claudette lui avoue qu'elle n'a pas pu lutter contre son désir, mais qu'elle n'a rien contre lui et qu'elle veut rester son amie! Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, le trio reste très uni et s'enrichit dans la joie et la bonne humeur! Mais lorsque Claudette réalise que son mari, épousé à la dernière minute, n'a pas oublié ses vieilles habitudes avec les cabaretières locales, chez qui vient-elle pleurer toutes les larmes de son corps? Sur l'épaule de Spencer Tracy! Et alors qu'elle s'apprête à quitter Clark, voilà qu'elle découvre que le pauvre a tout perdu dans un incendie si bien que, prise de pitié, elle se remet aussitôt en couple avec lui. Celui-ci lui confirme qu'ils sont à présent pauvres et qu'ils doivent aller chercher du travail, ce à quoi Claudette répond: "Nous sommes pauvres? Trop bien! Nous allons donc pouvoir vivoter dans une cabane au pôle Nord en cherchant de nouveaux puits! Mon rêve d'aventures se réalise!" Dit la dame qui, un quart d'heure plus tôt, expliquait à son ancien fiancé que seul Clark pouvait lui offrir la vie stable et bourgeoise, grande maison à l'appui, à laquelle elle aspirait depuis toujours...

Ainsi, dans le monde merveilleux de Boom Town, les personnages ne se posent aucune question. Ils ont beau accéder à la richesse et vivre dans de luxueuses demeures, ils ne sont jamais affectés de devoir repartir à zéro et d'emménager dans des taudis. Quant à l'amant bafoué, il devient dur avec son partenaire uniquement parce que celui-ci trompe la femme aimée. On peut donc jeter un homme aimant comme une chaussette et compter sur son soutien indéfectible en retour, tout va bien! Pour couronner le tout, quand, beaucoup plus tard, l'intrépide Claudette fait une tentative de suicide car elle ne se sent pas de taille contre la nouvelle maîtresse de son mari, la sulfureuse Hedy Lamarr, voilà qu'elle assène à Spencer, évidemment à son chevet pour la consoler, qu'il ne peut comprendre son geste de désespoir car lui-même n'a jamais connu les affres d'une passion sans retour! Cet aplomb! Bref, suite à ces belles paroles, Spencer s'en va... demander la peu scrupuleuse Hedy en mariage (!) pour l'empêcher de provoquer un divorce dans l'autre couple afin d'épouser Clark (!), tandis que l'époux volage ne trouve rien de mieux à faire que réconforter sa femme en lui disant: "Hey, si tu me quittes pour un autre, je te fous une raclée, t'as compris?" Réponse de l'intéressée: "Oh! Oui! Donne-moi une raclée! Ça me prouve ainsi que tu tiens à moi malgré tes tromperies! Je suis ta femme! C'est toi qui décides!" Et hop! Christ est ressuscité, le couple réconcilié, l'amante autrichienne écartée, et Spencer redevient super pote avec Clark en contemplant tendrement le couple réuni! Beurk.

On comprendra ainsi que le scénario est pour le moins gênant: une tonalité sexiste, des réactions incohérentes et une ritournelle narrative agaçante donnent envie de jeter le script par la fenêtre. Néanmoins, Boom Town parvient à se suivre sans déplaisir grâce à d'indéniables atouts techniques. La photographie d'Harold Rosson est notamment assez riche, sans être exceptionnelle pour autant, avec de jolis plans sur diverses armatures industrielles, des wagons aux derricks, en passant par des cuves et toutes sortes de tuyauteries. Les images désertiques sont également attrayantes, à la façon dont des nuages ou un crâne de vache sont intégrés à la scène, et tant qu'on parle de bovidés, la séquence dans le bureau de Gable est à hurler de rire puisque l'acteur dialogue avec ses partenaires en se plaçant devant un trophée, de telle sorte que deux énormes cornes viennent prolonger ses oreilles éléphantesques! Autrement, nous avons droit à un joli noir et blanc contrasté dans une scène d'escalier, et même l'usage d'un drap quadrillé dans une chambre donne une saveur particulière aux retrouvailles entre les anciens fiancés, sous des latitudes tropicales. Le clou du spectacle reste néanmoins l'explosion de la raffinerie, où l'enchaînement des boules de feu géantes sur un ciel obscur confine à une sorte de beauté saisissante, beauté qu'on ne s'attendait pas à découvrir dans cet Etat aride où les forêts ne sont qu'un assemblage de derricks.

Boom Town vaut ainsi davantage pour la forme que pour le fond. Sans surprise, les performances d'acteurs n'ont rien de remarquables vu l'inanité des personnages sur le papier. Clark Gable et Claudette Colbert sont tout de même charismatiques, et créent une bonne alchimie pendant leur soirée de rencontre, puis quand arrivent les difficultés, où les voir furtivement s'échanger des clins d’œil en lavant leur linge fait écho à leurs aventures capraesques bien connues; mais ils échouent totalement à donner une once de sympathie aux protagonistes. Hedy Lamarr est pour sa part quelconque en tentatrice vénéneuse, et Frank Morgan reste égal à lui-même en vieillard amusant qui s'assoit sur des gisements d'eau salées ou n'arrive pas à garder un papier dans les mains. Quant à Spencer Tracy, il a beau être le seul personnage touchant du lot, il ne fait rien pour clarifier les réactions inexplicables qu'on lui demande d'avoir. Ces défauts, principalement dus à l'écriture de départ, ne font pas de Boom Town une abomination, loin de là, mais c'est évidemment très décevant. Je monterai tout de même jusqu'à un 6/10 somme toute correct, parce que ce n'est pas tous les jours qu'on verra de jolies boules de feu en noir et blanc sur grand écran.

Carole Matthieu (2016)

Comme vous le savez, Isabelle Adjani est possiblement mon actrice française favorite, alors à moins que le film ait l'air abominable (les jupes des filles...), chaque nouvel opus devient obligatoire. En outre, j'avais adoré sa performance dans La Journée de la jupe, une interprétation exceptionnelle où elle est extrêmement crédible en professeur dépassée par les événements, sans avoir néanmoins aimé le (télé)film en lui-même. Or, Carole Matthieu s'inscrit dans la même lignée: un film d'abord diffusé en télévision avant de sortir sur grand écran (mais qui ira voir une œuvre en salles quand on peut y avoir accès gratuitement au préalable?), un sujet de société important et d'actualité, et une nouvelle héroïne dépressive confrontée à une situation sans issues. Que penser de tout ça?

Je vous avouerai tout d'abord qu'il m'est impossible de bien juger de cet ensemble, qui ressemble effectivement bien plus à un téléfilm qu'à une œuvre de cinéma, sachant qu'à mes yeux, un 6 attribué au premier a tout de même une valeur moindre qu'un 6 attribué au second. Mais peu importe, Carole Matthieu a, visuellement, davantage sa place à la télévision. On y décèlera cependant quelques plans dignes d'intérêt, en particulier la scène finale chargée en tension, quoique peu originale dans sa conception, mais aussi l'arrivée de la secrétaire à bicyclette, dans un environnement a priori calme mais qui se révélera pourtant très agité. Le film vaut à mon avis surtout pour sa volonté de donner la parole à ceux qui subissent, et que le monde de l'entreprise s'efforce de rendre anonymes au profit... du profit. Je veux bien croire que tout ce qui est montré est réaliste: les centres d'appel y sont présentés comme des usines où les employés sont parqués dans une grande salle commune, tandis que leurs supérieurs les insultent à longueur de temps pour les forcer à vendre le maximum de marchandises dans une journée. Le scénario fait même l'effort d'amorcer un embryon de nuance, en montrant que les supérieurs en question sont eux-mêmes stressés en permanence et soumis à l'obligation d'un rendement de la part de personnes encore plus gradées, tandis que la méchante directrice des ressources humaines incarnée par Corinne Masiero, prête à tout écraser pour son propre avancement, finira par confier avoir été insultée tout au long de sa carrière et avoir par conséquent développé un sentiment de honte à l'égard de ses origines. Malgré tout, il est impossible de sympathiser avec ces personnages, surtout quand les visages défaits des travailleurs provoquent naturellement l'empathie.

Dans tous les cas, on ressent très bien la perte de repères et l'abandon des êtres les plus faibles. Les plus avenants ne parviennent pas à résister et se font dépasser par des nouveaux venus qu'ils avaient jadis aidé et qui se détournent d'eux, au point de ne plus vouloir les regarder en face pour se voiler la face quant à la déchéance de ceux qui tombent. Le cercle vicieux est terrifiant: même Carole, qu'on croirait assez périphérique à cet enfer puisqu'elle est médecin du travail et non employée du centre d'appel, finit par souffrir elle-même de l'indifférence de ses supérieurs à son égard, quand les pontes de Paris font le déplacement pour résoudre les tensions de l'antenne de Tourcoing, et s'interrogent sur la présence de Carole à la table de discussion. Le représentant parisien est notamment infect car ultra méprisant malgré son calme apparent, portrait hélas très réaliste de ces personnalités médiocres et sans imagination qui ne trouvent de sens à leur vie terne qu'en dominant autrui, dont j'ai pour ma part découvert des ersatz dans le milieu universitaire.

En revanche, on reprochera à l'histoire de se transformer en enquête policière. En effet, parmi la vague de suicides qui affectent les salariés, un meurtre est commis. Les motivations de l'assassin sont évidemment nobles, mais je vois mal en quoi celui-ci a pu penser qu'un tel acte allait attirer l'attention des médias sur le sort déplorable des employés. Du coup, tandis que la police cherche mollement un coupable, le reste du monde ne pense qu'à éviter des pertes d'argent dans l'entreprise, mais rien n'avance vraiment. Cette seconde partie me semble donc un peu trop bancale, et j'aurais trouvé plus judicieux de montrer le combat d'une femme pour sauver ses patients du suicide plutôt que de se focaliser sur un acte qui ne sert à rien. Certes, le désespoir et l'absence d'issues sont une clef essentielle de la narration, mais le deuxième acte n'est jamais aussi terrifiant que le premier, malgré le sort plus douloureux de certains personnages.

Pour finir, quid d'Isabelle Adjani? Honnêtement, je ne suis pas plus fan que ça de son interprétation. En effet, lorsque le film commence, Carole est déjà au fond du puits sans aucun espoir de sortie, si bien que suivre un parcours psychologique qui n'évolue pas me semble un peu vain. Si l'histoire avait présenté sa propre désagrégation interne comme un élément perturbateur après une introduction sur un personnage compréhensif mais assez fort, l'actrice aurait sans doute eu plus de grain à moudre, mais Carole est si dépressive dès le départ qu'elle n'a malheureusement pas de nuances à apporter. Après, la ténacité de l'héroïne reste louable, puisqu'elle s'accroche toujours à cet enfer pour donner un sens à sa vie, alors qu'on sait qu'elle pourrait s'établir à son compte et mener grand train, et la comédienne a au moins une grande scène à son actif, lorsqu'elle pleure tout en essayant de dépendre un salarié qui vient de se suicider. La relation à la fille est toutefois assez peu crédible, parce qu'Adjani fait tellement plus jeune que son âge (ou trop botoxée, il y a peu des deux), qu'on a constamment l'impression qu'elle a quarante ans et qu'elle a davantage l'air de la sœur d'une trentenaire. Le propos de la fille est par ailleurs assez didactique, tandis que leur dernier échange a l'air trop évaporé: n'importe qui d'après peu près sensé voyant sa mère partir ainsi, après ce genre de discours qui plus est, l'empêcherait de se déplacer jusqu'à nouvel ordre.

Je ne sais pas trop quoi vous dire de plus: Carole Matthieu est un (télé)film intéressant mais déprimant, avec une seconde partie qui ne mise pas toujours sur les bons enjeux, et une mise en scène tout à fait conventionnelle malgré quelques bonnes idées. Isabelle Adjani livre une performance nettement moins captivante que dans La Journée de la jupe, si bien que je reste un peu sur ma faim. Dans tous les cas, le message est important mais très angoissant, on se sent privilégié lorsqu'on découvre la réalité de la vie de salariés soumis à des supérieurs hiérarchiques.

dimanche 20 novembre 2016

The Stranger's Return (1933)


Comme vous le savez, j'ai déjà évoqué en bien ce film méconnu de King Vidor, mais je n'en avais jamais encore parlé en détail. On imagine pourtant que ce ne fut pas une œuvre majeure pour la MGM l'année de La Reine Christine, mais on notera que les grands pontes du studio sont néanmoins au rendez-vous: William Daniels à la photographie, Edwin Willis aux décors, Adrian aux costumes, le frère de la patronne au son et Lionel Barrymore dans le premier rôle masculin, preuve que cette petite histoire rurale n'a pas été négligée non plus, malgré l'absence de producteur officiel au générique. D'un point de vue historique, il est tout de même très intéressant d'observer que Miriam Hopkins, auréolée de sa récente série de succès, fut empruntée à la Paramount, pour des raisons qui m'échappent tant les informations sur ce film sont rares. Quoi qu'il en soit, je ne cache pas mon plaisir, mais The Stranger's Return tient-il vraiment toutes ses promesses après revisite?

Honnêtement oui! Tout d'abord, j'aime beaucoup le scénario, qui dans sa grande simplicité montre une galerie de personnages passionnants, aux réactions souvent plus fines qu'on ne le croirait, à l'exception de la méchante cousine aigrie caricaturée par Beulah Bondi. Ainsi, l'intrigue a beau se dérouler dans un village sans histoire des grandes plaines, les parcours présentés redonnent toujours du souffle au film afin de divertir constamment, entre l'héroïne, Louise, qui doit s'adapter au monde rural après avoir reçu une éducation de citadine; le grand-père bougon au grand cœur qui se lance dans une comédie moliéresque pour tester sa famille, l'employé ivrogne mais sympathique et le joli voisin ravi de voir une étrangère cultivée animer la société terne dans laquelle il ne se plaît pas spécialement. A travers ces lignes générales, les rebondissements n'ont rien d'exceptionnel, mais tous sont très appréciables: l'adaptation de Louise n'est certes pas aussi épique que celle d'une Lillian Gish dans Le Vent, mais sa liberté de ton fait scintiller ce petit bijou pré-Code, et l'on apprécie de ne la voir jamais honteuse de ses actions. Son rire, après avoir été surprise dans les bras du voisin par sa cousine, donne notamment une fraîcheur inattendue à ce genre de séquences, et chacune de ses réponses à la société qui la juge fait mouche par son piquant, et ce sans jamais la moindre trace de hauteur face à un monde moins ouvert d'esprit, ce qui la rend d'autant plus sympathique. "Merci de m'avoir prévenue", dit-elle à sa cousine pour couper court aux commérages. "Dois-je jouer à la femme offensée? A l'amante ravie? A la pécheresse éplorée?", s'amuse-t-elle encore à dire au voisin qui vient de l'embrasser, avant de conclure par un subtil: "I won't say anything you could use against me." Ces dialogues bien écrits tiennent toujours en haleine, au point qu'on guette chaque nouvelle séquence avec intérêt. A vrai dire, même lorsque l'intrigue se joue autour d'un gâteau à la crème, on ne reste jamais sur sa faim puisque tout est toujours captivant, chose surprenante parmi cette société aux goûts finalement très simples.

En vérité, même les personnages secondaires sont nuancés: la voisine touche par sa franchise et sa bonne volonté bien qu'elle ne se sente pas à la hauteur face à un époux brillant, l'employé sait sortir de sa torpeur pour protéger l'étrangère des médisances, et le couple méfiant qui s'imagine que Louise vient pour les spolier de l'héritage finit par admettre ses erreurs de bonne grâce une fois la brebis galeuse écartée. Je confirme donc: il ne se passe rien que de très banal dans le village, entre amours contrariées et tentations matérielles, mais on ne s'ennuie pas un seul instant puisque la quasi totalité des protagonistes pique l'intérêt. On reprochera peut-être au scénario son dénouement trop moral, mais les destins croisés des amants entre ville et campagne, et leur absence totale de gêne face à une passion assumée, sont autant d'éléments modernes qui ne peuvent qu'émerveiller pour un film dit "ancien". Dès lors, la séduction pré-Code, la tonalité dramatique jamais appuyée et balancée par une bonne dose de comédie à travers le double-jeu du grand-père, mais encore la complicité que l'héroïne parvient à nouer avec chaque inconnu lors de sa phase d'adaptation, font assurément de cette histoire l'une des plus agréables de l'année.

La mise en scène de King Vidor finit de rendre tout ceci passionnant, et ce à travers deux motifs principaux: la voiture qui dévie du droit chemin, et la symbolique de la cigarette comme vecteur de complicité en milieu hostile. La première image est d'une simplicité enfantine mais redoutable: le voisin ramène Louise avec sa voiture à travers champs, mais doit s'arrêter pour ouvrir une barrière, tandis que la passagère prend le volant pour franchir la limite. En remontant, le conducteur s'approche dangereusement du visage de Louise, avant de dériver sur l'inévitable tandis que le véhicule s'écarte de la ligne droite pour s'enfoncer parmi les épis fraîchement coupés... On notera d'ailleurs que la tension érotique était déjà palpable dans la séquence précédente, à la façon qu'avaient les interlocuteurs de se tenir très librement sur un canapé, sous les yeux d'une épouse ne voulant visiblement pas voir la vérité en face. Quant aux cigarettes, elles donnent lieu à plusieurs images fortes, d'abord quand l'héroïne brise la glace avec son grand-père, qui n'aime pas les autres membres de sa famille, en lui proposant de fumer sur la balançoire, et ce alors que les individus sont filmés sous tous les angles avec toujours des chaînes au premier plan, comme pour rappeler le poids d'une famille et d'une société hypocrites qui veulent contrôler chaque menu plaisir de la vie. Mais que cela ne fasse pas oublier le trio complice formé par le grand-père, sa petite-fille et l'employé alors que trois cigarettes sont brûlées par la même allumette avant de monter en voiture. On relèvera également d'autres images dignes d'intérêt, comme la façon de montrer les cousines arriver par la vitre devant laquelle le trio fume, ou encore la manière qu'ont les branches des saules de caresser les cheveux d'une héroïne pensive avant un nouveau baiser sulfureux, mais dans l'ensemble, la photographie n'est pas assez exceptionnelle pour mériter distinction.

En revanche, les performances sont tout à fait à la hauteur pour rendre le scénario d'autant plus vivant, à commencer par Miriam Hopkins, fascinante dans ce qui est peut-être son plus beau rôle, car je ne la crois jamais meilleure que lorsqu'elle use d'un jeu subtil et discret. Or, sa performance est précisément subtile et discrète: on ne décèlera nulle trace d'éclat comme ses rôles de 1931 (sans parler des plus tardifs) auraient pu nous y habituer, et l'actrice est superbement à l'unisson de l'histoire, qui souligne toujours ce qu'il faut sans aucune ficelle. J'apprécie évidemment le charisme dont elle fait preuve dès son entrée en scène, surtout lorsqu'elle propose une cigarette à son grand-père, complicité d'autant plus forte que les acteurs ne cherchent jamais, ô miracle, à vouloir éclipser l'autre, ce qui n'est pas toujours leur point fort. Autrement, tout est fort bien dosé: l'humour lorsque Louise écrase une part de gâteau sur le nez d'un fermier gourmand, l'absence totale de honte lors d'étreintes audacieuses, la compassion qu'elle rend parfaitement sincère à l'égard d'une épouse terne qu'elle ne veut pourtant pas faire souffrir, les doutes tout en retenue quant à un avenir incertain, ou encore les pleurs sincères après un drame, tout est effectivement très bien joué, au point que j'hésite vraiment à donner mon prix d'interprétation à Miriam cette année-là. Elle est en tout cas plus naturelle que la royale Garbo, mais on ne saurait comparer deux performances aussi différentes. Disons que le seul petit défaut théâtral de Miriam, c'est lorsqu'elle se passe la main dans les cheveux pour exprimer la nervosité, mais ça ne pose en fait aucun problème compte tenu de la situation finale, et son idée de se mordre les mains d'inquiétude étoffe même joliment la scène. Quoi qu'il en soit, c'est vraiment la performance à voir pour qui voudrait comprendre le phénomène Miriam Hopkins et ne l'aurait vue que dans Becky Sharp.

De son côté, Lionel Barrymore incarne un bon patriarche bourru mais terriblement sympathique, et même si la composition est appuyée par endroit, elle reste bien plus mesurée que d'autres rôles de la période, malgré une barbe postiche un peu trop envahissante! La plupart des spectateurs vous diront qu'il est la véritable star du film, mais je préfère sincèrement la performance de sa partenaire, qui a bien plus de grain à moudre et doit passer par bien plus d'émotions, et ce en touchant finalement avec plus de réserve que le célèbre acteur. Enfin, Franchot Tone est correct mais sans génie particulier dans le rôle du voisin cultivé, tandis que les autres comédiens sont adéquats sans marquer durablement les esprits.

En somme, The Stranger's Return tient effectivement ses promesses, autant pour son actrice principale que pour son intrigue simple mais fourmillant de trouvailles passionnantes. Il manque un petit quelque chose sur la forme pour en parler comme d'un "grand film", mais c'est assurément une belle histoire bien mise en scène qui, pour le plaisir qu'elle m'a déjà causé à trois reprises, mérite d'aller jusqu'à un 8/10 reflétant bien mon estime à son égard.