samedi 27 février 2016

Ne pleure pas, Jeannette.


L'autre jour, j'ai acheté le DVD de Joan of Arc, la version de Victor Fleming de 1948. J'avais vu le film il y a longtemps, sans vraiment l'aimer, quoique le souvenir de jolies images colorées fût assez fort pour me pousser à l'ajouter à ma collection malgré tout. Qu'a donné ce nouveau visionnage?

Eh bien visuellement, je n'ai pas été déçu. On est dans la grande tradition hollywoodienne, voire dans la continuité d'Autant en emporte le vent avec ces très beaux crépuscules peints en arrière-plan. L'ouverture est elle aussi magnifique avec ces milliers de cloches et de bougies qui donnent une dimension épique à la religiosité du propos, et tant qu'à parler d'Eglise, la séquence du couronnement à Reims est en tout point magnifique avec cette nef blanche et ces vitraux chamarrés qui n'ont n'égal que le flamboiement des étendards et des robes d'ecclésiastiques. J'aime aussi le jeu sur l'atmosphère générale, entre les grandes salles palatiales un peu sombres qui donnent davantage de sérieux au projet de l'héroïne après les gentilles images d'une campagne naïvement tranquille, et le rougeoiement des champs après de sanglantes batailles qui s'oppose brillamment à une partie de mail dans des jardins aérés. Les décors de Richard Day, Joseph Kish et Casey Roberts ont alors toujours de quoi ravir les yeux, allant même jusqu'à donner envie de poursuivre l'aventure y compris quand l'histoire ennuie, et pour moi qui suis inexplicablement passionné par l'architecture militaire médiévale, j'aime l'image qu'en donne Hollywood ici, avec notamment les peintures imposantes des Tourelles et leur grande muraille de pierre, mais aussi les toits en poivrière et les maisons à colombages de Rouen. Les costumes de cour confectionnés par Dorothy Jeakins, Barbara Karinska et Raoul Pene Du Bois sont quant à eux ravissants, avec tout ce qu'il faut de jolis motifs et de hennins démesurés, sachant qu'Ingrid Bergman n'a jamais l'air ridicule dans son armure. C'est aussi que les coiffures et maquillage rendent l'actrice absolument conforme à l'image populaire de la combattante, d'où une impression de familiarité qui empêche la dame de détonner dans ce rôle.

Dommage que ces réussites techniques ne donnent pas plus de saveur à cette hagiographie, qui ne pose jamais la moindre question et se contente de suivre à la lettre le parcours de Jeanne de la Lorraine à la Normandie. En soi, il n'y a pas de mal à ça: on ne peut attendre d'un film américain de 1948 qu'il tente de nuancer la vision trop saine d'une héroïne canonisée, mais il est vrai qu'à force de la présenter comme simplement juste et gentille, elle en devient relativement lisse et finit par nous faire décrocher à mi-parcours. Le scénario n'est en fait qu'une succession d'images d’Épinal où Jeanne entend des voix, reconnaît miraculeusement le dauphin à Chinon, part libérer Orléans, est faite captive à Rouen et connaît la fin que l'on sait. Mais certaines séquences sont trop longues. Le film lui-même dure deux heures et demie et à force de passer des dizaines de minutes dans une même pièce pour entendre des acteurs réciter sagement leur leçon d'histoire au premier degré, ça finit par ennuyer. A vrai dire, même les phrases prophétiques censées redonner du rythme à l'intrigue sont plus maladroites qu'autre chose et tombent à plat, notamment lorsque Jeanne, voyant le gouverneur des Tourelles mourir dans les flammes s'écrie: "Périr par le feu est la pire mort qui soit!" Honnêtement, le passage le plus stimulant du film reste la première partie, où les dires de Jeanne sont remis en question par la noblesse lorraine, ce qui donne envie de voir comment les "non-croyants" vont réussir à changer d'avis pour lui faire confiance. Mais une fois que tout le royaume la suit, il n'y a plus vraiment de rebondissement digne d'intérêt, à l'exception de l'absence de scrupules de Charles VII après la prise d'Orléans. Mais là encore, Jeanne reste tellement sûre d'être dans son bon droit que les émotions attendues ne parviennent jamais à toucher le spectateur de quelque manière.

Avec tout ça, je sais de moins en moins quoi penser de Victor Fleming, qui n'arrive à aucun moment à donner du souffle à un film se voulant tout de même épique, et se noie au contraire dans la torpeur du propos. Certes, le réalisateur devait être épuisé au moment du tournage puisqu'il mourut juste après la sortie en salles, mais en regardant objectivement ses autres œuvres, je ne suis pas sûr qu'il fut aussi talentueux que ça: Autant en emporte le vent porte tellement la marque de Selznick que j'ai du mal à voir l'apport du réalisateur dans le film; Le Magicien d'Oz manque pour sa part de profondeur et, comme Jeanne, vaut là encore plus pour ses décors que pour ses personnages caricaturaux (certes, on nage dans un imaginaire enfantin pour le coup); Dr. Jekyll & Mr. Hyde regorge quant à lui de qualités techniques, dont sa photographie, mais n'a rien du relief de la version de Mamoulian; A Guy Named Joe et Adventure sont oubliables; et Red Dust et Test Pilot ne sont pas des chefs-d’œuvre, le deuxième devant d'ailleurs énormément à Myrna Loy. A l'origine, je voulais récompenser Fleming en 1939 pour ses travaux sur deux très gros films, mais je suis apaisé depuis que je me suis résolu à ne plus le faire: Hollywood comptait bon nombre de réalisateurs plus talentueux qui restent prioritaires lors des remises de prix, et Jeanne d'Arc me conforte dans cette idée.

Le problème, c'est que le film me conduit également à me poser pas mal de questions sur Ingrid Bergman. Comme vous le savez, j'ai une relation très conflictuelle avec elle, ne supportant pas ses rôles atrocement mélodramatiques, surjoués et appuyés dans Gaslight, Under Capricorn et Saratoga Trunk, où même selon les standards de l'époque elle en fait quand même beaucoup trop; et la trouvant assez peu intéressante dans une bonne partie de sa filmographie de l'époque. Mais, son statut de légende me tourmente depuis plusieurs années, et je sens bien, quand je repense à ses personnages forts et compliqués de La Visite ou Sonate d'automne, que la dame pouvait tout de même être une merveilleuse actrice de talent. Mais quand je pense à son génie, ça intervient surtout dans ses films les plus tardifs, et force est de reconnaître que la Bergman des années 1940/1950 est en fait très loin de mon panthéon, contrairement à ce que j'ai tenté de croire l'année dernière. En toute franchise, j'ai revu Casablanca l'hiver dernier, et même là, je dois avouer qu'elle m'y impressionne bien moins qu'à l'origine, puisqu'elle y est limite secondaire, n'a que deux ou trois larmes à faire couler dans ses scènes les plus exigeantes, et se contente d'être uniquement charismatique dans le reste, ce qui est déjà pas mal, je le reconnais. Quant à Spellbound, sa performance m'est sortie de la tête avec une rapidité déconcertante, si bien que la question de l'oscariser pour ce rôle n'est plus du tout d'actualité (coucou Deanna!). En somme, il faut bien se rendre à l'évidence: la jeune Ingrid Bergman n'est tout simplement pas faite pour moi, malgré ses choix de carrière prestigieux, et la balance penche plutôt du mauvais côté avec Jeanne d'Arc.

Il faut dire que le scénario lui demande essentiellement de renvoyer une image pure et agréable, mais cet aspect rend le personnage tellement lisse et si peu complexe qu'on peut difficilement palpiter pour ses aventures. Même la séquence du bûcher est traitée trop religieusement pour nous faire trembler pour elle devant une mort épouvantablement atroce, ce qui contribue à annihiler le semblant d'émotions qu'on avait pour elle auparavant. En outre, l'actrice a beau se montrer déterminée pour qu'on ne doute jamais des motivations de Jeanne, elle manque quand même de charisme pour croire qu'elle puisse galvaniser les foules partout sur son passage. Ainsi, la petite paysanne passe plus pour une folle qu'autre chose, et l'on s'étonne de voir Baudricourt se mettre à lui accorder du crédit aussi rapidement. Surtout, si Bergman ne détonne pas, par son physique et sa coiffure, sous l'armure légendaire de la sainte au combat, elle n'est tout de même pas en mesure de dominer de façon convaincante une armée aguerrie dont chaque capitaine parvient à l'éclipser d'un seul regard, même en l'écoutant attentivement. Après tout, même si la véritable Jeanne fut peut-être davantage un porte-étendard qu'une combattante, il est certain que sa seule présence a réussi à remotiver bon nombre de sujets français à l'époque, mais Bergman a l'air tellement adorable qu'on a plus envie de la prendre dans nos bras pour la consoler qu'autre chose. Et puis, décidément, l'actrice n'arrive toujours pas à me convaincre qu'elle maîtrisait ce jeu exacerbé typique de l'époque à la différence de ses collègues les plus célèbres, et lorsqu'elle se lance dans des envolées lyriques à grand renfort de grimaces passionnées et de gestes ampoulés, ça ne marche pas du tout et on la trouve mauvaise, ou tout du moins illuminée, même si l'on arrive à comprendre la souffrance du personnage en fonction des scènes.

Malheureusement, le reste de la distribution n'est pas en mesure de donner à Bergman l'énergie qui aurait pu l'inspirer davantage dans ce rôle, puisque le scénario s'ingénie à ne rien donner à faire à personne. José Ferrer est par exemple totalement impersonnel en dauphin et mériterait d'ailleurs des baffes pour être aussi ennuyeux, John Emery rayonne de classe mais garde la même expression figée le peu de fois où il apparaît, J. Carrol Naish est quant à lui éclipsé par son œil mort, et tous les capitaines français sont absolument interchangeables tant aucun n'est apte à varier son jeu pour se distinguer de ses collègues en armure.

Finalement, cette version de Jeanne d'Arc est trop longue et compte beaucoup trop de plans de dix minutes où des gens parlent trop religieusement, ce qui ôte tout intérêt à une intrigue déjà pas vraiment complexe à l'origine. A vrai dire, s'il faut compter sur les décors et costumes flamboyants pour donner un peu de peps à l'ensemble, c'est bel et bien que le fond, trop lisse, aurait dû contenir plus de substance. Ceci dit, même en admettant qu'on veuille suivre l'histoire à la lettre, le rôle reste juteux, mais le film aurait probablement gagné avec une actrice un peu plus charismatique dans le rôle principal, mettons comme...

Joan: Moi! Il va de soi que je suis la seule actrice américaine à pouvoir incarner Jeanne d'Arc avec talent. Après tout, nous partageons le même prénom.

Marlene: Les demoiselles Bennett et Fontaine apprécieront.

Joan: Qui c'est celles-là? Mes nouvelles doublures?

Bette: J'imagine bien cette mégère de Joan Crawford dans le rôle de Jeanne d'Arc. A force de distribuer des gifles à tous ses soldats, elle aurait réussi à disperser son armée en une semaine, et nous aurions gagné la guerre en un éclair!

Joan: Fi! Mieux vaut être un soldat français et être giflé par mes mains délicates et parfumées à la rose, plutôt qu'un sujet britannique un siècle plus tard et voir votre vieille face d'Elizabeth mal réveillée tous les matins. Ça, ce devait être vraiment intolérable!

Bette: Ah ouais, tu veux qu'on en parle quand je t'aurai coupé la tête avec ma hallebarde?

Greta: Oh, non! Ces figurantes vont faire un de ces bruits... Et moi qui tenais tant à rester toute seule au calme ce weekend!

Marlene: Ce weekend seulement?

Tallulah: Allons allons! Ne vous chamaillez pas mes chéries, et inclinez vous plutôt devant l'évidence: la seule actrice digne d'incarner Jeanne d'Arc parmi nous, c'est... moi.

Toutes en chœur: Pardon?

Marlene: Pardonnez-moi très chère, je vais aller me rouler par terre de rire, je reviens.

Tallulah: Pourquoi? C'est un rôle de composition comme un autre.

Marlene: Sauf que là, trois pots de maquillage ne suffiraient pas à faire illusion! Le temps que vous passiez toutes vos troupes en revue, ce ne serait plus la guerre de Cent Ans, mais la guerre de Dix-mille Ans!

Tallulah: Quel bonheur si ça pouvait durer aussi longtemps!

Norma: Tsss tsss. Ce serait bien la pire erreur de casting de l'histoire du cinéma, après Lucille Le Sueur en divorcée. Non, vraiment, la seule actrice hollywoodienne ayant le charisme et la pureté requises pour le rôle de Jeanne, c'est Madame Irving Thalberg, c'est à dire moi-même, en toute modestie. D'ailleurs, j'ai commandé une version spéciale à Clarence Brown, et c'est l'heure de mes essayages pour la séquence du bûcher, à plus tard.

Joan: Non!!! Non seulement elle m'a piqué tous mes rôles de son vivant, et maintenant elle convoite même mes rôles fantasmés! Je la hais!

Tallulah: Ne pleurez pas, Joanette. Nous produirons notre version toutes les deux. Vous ferez Jeanne puisque vous y tenez tant, et je jouerai la matrone chargée de votre examen de virginité. Ce sera un grand film!

Marlene: Seigneur! Je ne veux même pas imaginer! On va vraiment devoir vous enfermer dans un couvent, Tallu.

Tallulah: Chiche! On pourra y faire un remake des Diables!

Marlene: Elle a réponse à tout. Il n'y a plus rien à faire.

Jeanette: Je vous demande pardon, mais vous semblez toutes avoir oublié que la réponse ultime pour le rôle de Jeanne d'Arc se trouvait sous vos yeux depuis le début. En effet, si vous aviez été attentives, vous auriez remarqué que l'héroïne est surnommée Jeannette dans tout le film. Ça vous donne une idée qui était la mieux à même de l'incarner...

Tallulah: Comme c'est charmant, dahling. Et vous pensiez vraiment faire fuir les Anglais en leur chantant "Isn't it romantic?"

Jeanette: Bien sûr que non! Mais j'aurais galvanisé mes troupes au son ♪ d'Orléans ♫ Beaugency ♪ Notre-Dame de Cléry! ♫

Bette: Mais c'est qu'elle va vraiment chanter en plus! Tous aux abris!

Greta: Mais! Quel est cet hélicoptère qui s'amuse à faire de la musique devant ma loge? Je vous ai déjà demandé de me laisser tranquille. Pour votre peine, je ferme la boutique jusqu'à nouvel ordre. Adieu.

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