mardi 31 mai 2016

Le Messie


Je ne sais si c'est dû à ses initiales prophétiques, mais le fait est que la raison du Crawford est toujours la meilleure, nous l'allons montrer tout à l'heure:









En attendant "Comment j'ai honteusement provoqué le krach boursier de 1929 en apparaissant la coupe au carré dans les deux films majeurs de l'année" par Louise Brooks, et "Comment j'ai plongé le monde dans le chaos en me rasant le haut du crâne dix ans plus tard" par Bette Davis.


dimanche 29 mai 2016

Elle (2016)


Je viens d'aller voir Elle, apparemment le chef-d’œuvre de la saison à en juger par les critiques dithyrambiques qui ne cessent de pleuvoir depuis Cannes. Pourtant, mes deux premiers essais du cinéma de Paul Verhoeven, le complètement raté Carnet noir et le nullissime Basic Instinct, auraient dû me faire fuir en courant au lieu de me faire payer une entrée en salles pour son nouvel opus, mais la présence d'Isabelle Huppert au générique et l'envie de comprendre pourquoi le monde entier fait un tintamarre vis-à-vis de ce film ont fini par faire tomber mes réticences. A raison, ou à regret?

A regret. J'ai une fois de plus l'impression de m'être fait avoir et l'on ne m'y reprendra plus. Disons que pour un seul et unique avantage en deux heures de film, à savoir la capacité du réalisateur à gérer un foisonnement de personnages dont on guette constamment les changements dans leur relation à l'héroïne; on se retrouve tout de même avec une histoire inintéressante au possible, un mélange de genres très malheureux entre satire bourgeoise et thriller érotique, des rebondissements mous et convenus et absolument pas aussi progressistes qu'on le dit, et surtout une avalanche de répliques ridicules rendues carrément consternantes par un casting calamiteux: "Salut, tu veux voir ma chaudière?" Vraiment, Elle mêle à mon goût le pire de l'esprit petit-bourgeois à la française qui mine les productions nationales depuis bien trop longtemps, et de la vulgarité contemporaine qui semble désormais indissociable du genre du thriller: on y voit alors une multitude de gens très bien sous tous rapports révéler leur part de perversité dans des intérieurs mal décorés, mais plutôt que d'éviter un certain manichéisme en montrant que personne dans cette petite société n'est intégralement blanc, tout est au contraire asséné avec lourdeur. Ainsi, parmi les révélations qui ne dévoilent rien, le gentil ex qui geint d'être un raté se révèle avoir été brutal du temps de son mariage, la mère ne semble pas avoir fait grand cas de sa fille après que son père ultra catho ait massacré sous ses yeux tous les enfants du quartier quarante ans plus tôt, le fils insipide se montre lui aussi capable de violence quand une mouche le pique, et même la meilleure amie manipulée recèle des parts d'ombre à force d'exercer une certaine emprise sur le fils de sa collègue. Alors oui, tout le monde est méchant, pervers et violent au fond, mais il y avait des moyens plus subtils d'amorcer une telle satire, sans compter qu'aucun de ces rebondissements n'est réellement surprenant, dont la résolution des deux enquêtes sur le viol et le graphisme. A vrai dire, même les personnages censés faire rire sont noyés dans la lourdeur, à l'image de la voisine amoureuse de Jésus qui parle du pape dans toutes ses répliques. Et que penser de ces personnages qui se contrefichent totalement de ce qui devrait normalement les affecter, à l'instar du fils découvrant que son bébé est noir comme du charbon et qui ne se posera jamais la moindre question?

Je sais bien que c'est précisément là le propos du réalisateur: en montrant une héroïne que rien n'ébranle, pas même un viol, et à côté d'elle une ribambelle de seconds rôles qui passent leur temps à se rabibocher même après de multiples crasses, Paul Verhoeven a sans doute pensé faire un film sur la complexité de l'âme humaine, où tout est perversité refoulée au sein de psychés tordues. Hélas, la lourdeur des caractérisations plombe l'originalité de ce point de vue, et outre cette tonalité éléphantesque, le film ploie également sous le poids d'une vulgarité sans bornes digne d'un thriller de série Z. Ainsi, l'amant a une pause café de dix minutes? Et hop, "vas-y Michèle, branle-moi au dessus de ta corbeille à papier, c'est l'heure!" Plus loin, Michèle fait une découverte peu reluisante en pleine nuit? Et hop, "vas-y, montre-moi ta queue, et apporte-moi un café tant que t'y es!" Bref, montrer que ces personnages de bonne famille peuvent être vulgaires, d'accord, mais là encore, le réalisateur est incapable de doser quoi que ce soit. On en revient donc bien à ses ratages précédents: en montrant par exemple une fille à poil sortie de n'importe où (et qui n'apporte rien à l'histoire) alors que Michèle revient à l'improviste dans l'appartement de sa mère, le réalisateur s'inscrit dans la lignée de Basic Instinct où Sharon Stone brillait par son absence de culotte, et du Carnet noir où l'on voyait une secrétaire en pleine priapée dans un couloir avec des soldats nazis, soit autant de scènes gratuites qui pour la plupart ne servent même pas le propos. Le mélange de voyeurisme et d'onanisme dont fait preuve l'héroïne à sa fenêtre avec ses jumelles est si peu subtil qu'Elle s'en retrouve une fois de plus écrasée par une couche de sordide bien gras supplémentaire.

Tout est donc très lourd et vulgaire, ce qui nuit gravement aux deux directions qu'entend prendre l'histoire: les enquêtes du thriller ennuient à cause de ces personnages inconsistants, et la satire bourgeoise manque sa cible à causes de ces nombreuses révélations assénées comme avec un marteau-piqueur. Le seul élément qui aurait pu redorer le blason du film, c'est effectivement l'originalité du point de vue. Isabelle Huppert vous parlera d'un "point de vue féministe" émergeant du film, puisque selon ses mots, Elle est l'histoire de "quelqu'un qui passe de l'état d'objet à celui de sujet, qui prend le contrôle de ce qu'elle subit, jusqu'à en devenir la manipulatrice. Elle ne se comporte pas comme une victime." Je vois mal où est le féminisme là dedans: d'une part, Michèle est présentée comme une garce autoritaire et manipulatrice qui s'ingénie méticuleusement à faire du mal à tout son entourage, y compris lorsqu'elle dit vouloir cesser de mentir et qu'elle sape par-là même le bonheur d'un autre personnage qui savoure son triomphe en pleine réception, de quoi faire retomber l'héroïne dans le trope malsain de la femme de pouvoir à la tête d'une entreprise forcément froide et mal aimable; mais surtout, la négation systématique de son statut de victime (refus d'appeler la police, obsession constante pour savoir si son violeur a pris du plaisir ou si elle est plus désirable que les petites jeunes de la génération suivante) souligne bel et bien que les films traitant d'un sujet aussi grave sont faits par des gens qui n'ont jamais été touchés contre leur gré, et qui ne connaissent donc pas la moindre chose au thème abordé. Certes, on peut parfaitement vouloir aller de l'avant au plus vite après coup, choisir de ne pas se plaindre parce qu'on vous a toujours appris à ne pas le faire, et avoir malgré tout envie de rapports sexuels consentis dans les jours qui suivent, chacun réagit de manière différente à ce genre de traumatismes. Mais que Michèle revienne de son plein gré vers son agresseur pour lui demander un surplus de viol et de violence dans une cave sombre ne fait que souligner la naïveté des concepteurs du projet: on peut désirer être fort et garder son statut de victime pour soi sans rien dire, mais personne, pas même un esprit un brin masochiste et pervers, ne reviendra jamais vers son violeur. Personne.

Elle échoue donc sur tous les niveaux, jusque dans la méconnaissance totale de son thème principal, qui par ailleurs n'est même pas un point de vue innovant au cinéma puisque Straw Dogs montrait déjà des choses similaires il y a quarante-cinq ans. Quant à la psyché perverse d'une héroïne perdue, La Pianiste la disséquait de façon bien plus aboutie et percutante, ce qui empêche d'ailleurs de trouver Isabelle Huppert exceptionnelle dans ce rôle, où elle surprend peu par comparaison. L'actrice reste néanmoins le seul atout du film, puisqu'elle est l'une des rares du casting à jouer convenablement, et parce qu'elle réussit l'exploit de faire fonctionner certains des rebondissements les plus lourdement écrits, comme lorsqu'elle drague son voisin en lui parlant des meurtres commis par son père jadis. Malheureusement, elle n'est pas à même de sauver toutes les séquences: lorsqu'elle demande à untel de "montrer sa queue" ou lorsqu'elle menace sa mère de meurtre, elle joue ces répliques de façon calme et posée pour bien montrer la perversité perçant sous une façade glaciale, mais c'est à double-tranchant, et certaines répliques ont l'air mécanique. Et puis à présent, Isabelle nous a trop souvent fait le coup de la harpie froide qui fait croire que rien ne l'affecte avant de craquer doucement de l'intérieur, si bien que l'effet de surprise est inexistant ici puisqu'elle reste essentiellement dans le domaine de la froideur, à quelques sourires épanouis près, après un coït avec son amant par exemple. Reste néanmoins le courage d'une actrice d'avoir accepté un tel rôle, dont on regrette qu'il ne fût pas mieux écrit pour lui permettre de hisser sa performance vers le haut.

Isabelle Huppert reste cependant à mille lieues au-dessus du reste de la distribution, qui va du sauvetage de meubles (Anne Consigny malgré un épilogue ridicule) au cataclysme ahurissant (le fils totalement crétin), en passant par une panoplie de rôles secondaires rendus oubliables par leurs personnages inintéressants. On ne dira rien sur les hommes pour ne pas révéler le fin mot de l'intrigue mais le violeur est incarné avec tant de mollesse que ça ôte tout crédit à la narration, tandis que la bru est si hystérique que c'est une catastrophe ambulante. Reste alors l'immense Virginie Efira dans un rôle de composition extraordinaire, puisque c'est avec une grande subtilité qu'elle incarne une grenouille de bénitier qui adore collectionner les statues de rois mages grandeur nature dans son jardin, réciter les grâces avant chaque repas, se pâmer devant le pape aux douze coups de minuit et partir en pèlerinage à Rome quand ça arrange les scénaristes. Décidément, on ne pouvait croquer la bourgeoisie catholique avec plus de finesse et l'on regrette encore que la dame n'ait pas eu le prix d'interprétation à Cannes!

A la fin, j'ai beau chercher des qualités, je n'en vois que trop peu: Elle recoupe précisément tout ce que je déteste au cinéma. L'apathie propre aux films d'intérieur français? Présente. L'enquête digne d'un thriller de série B? Présente. Les personnages souhaités complexes mais qui ne sont en fait que des caricatures toutes plus ridicules les unes que les autres (j'ai oublié de mentionner la mère cougar et le gigolo libertin)? Présents. La vulgarité crasse, la violence gratuite et la figurante à poil sans aucune raison? Présentes. Le propos se voulant féministe mais qui transforme au contraire une femme de pouvoir en mégère manipulatrice? Présent. Le mépris total de concepteurs tranquillement installés dans le confort de leur vie face à la réalité de traumatismes dont il n'ont jamais fait l'expérience? On y a droit aussi. D'un point de vue interprétatif, Isabelle Huppert tire son épingle du jeu, mais pour reprendre les mots d'une amie sur un tout autre sujet, ce n'est "qu'une épingle rouillée qui risque surtout de lui filer le tétanos si elle se pique avec." Dans tous les cas, ça ne me donne pas envie d'en voir davantage de Paul Verhoeven, alors que ses autres œuvres sont paraît-il moins pires.

mardi 24 mai 2016

Marie Antoinette (2006)


J'eus une telle connexion émotionnelle avec ce film il y a dix ans jour pour jour que j'ai eu bien du mal à savoir comment en parler de façon claire et concise ici. Dans un premier jet, je voulais isoler dix moments-clefs afin de montrer en quoi ce film me parle comme à aucun autre, mais en me relisant, j'ai réalisé que je parlais trop de moi et pas assez du film, avant, surtout, de prendre conscience que je ne deviendrai pleinement adulte qu'une fois que j'aurais cessé de considérer 2006 comme un âge d'or perdu. Ce fut certes une période faste que seul un film aussi coloré pouvait illustrer, mais cet an de grâce doit à présent rejoindre la cohorte des 2001, 2003 et autres belles années orfeiennes, dont je garderais toujours un doux souvenir mais dans lesquelles il ne faut pas rester bloqué. A la place, voici donc cinq raisons qui font à mes yeux de Marie Antoinette le meilleur film des années 2000.


La perfection de timing

L'un des avantages d'être né en 1988, outre le fait d'être un dragon flamboyant et d'avoir son chiffre préféré à deux reprises dans sa date de naissance, c'est que les films m'ayant le plus marqué dans mon adolescence sont systématiquement sortis au bon moment. Ainsi, j'avais pile le bon âge pour profiter pleinement de la merveilleuse période Renaissance des studios Disney tout au long des années 1990; j'ai adoré découvrir l'univers des grands castings alors que je commençais sérieusement à m'intéresser au cinéma avec Gosford Park à l'aube du nouveau millénaire; j'ai vibré de jubilation devant les multiples déclinaisons d'une prochaine culture gay en observant les grandes divas françaises se rouler sur les tapis chamarrés de 8 Femmes en 2002; j'ai trépigné de désir en guettant le name dropping des grandes stars d'antan devant The Aviator à l'époque où l'éclat de l'âge d'or du cinéma hollywoodien m'éblouit pour l'éternité; et rien n'était évidemment plus magnifique que découvrir ses premiers émois amoureux aux sons élégants de Pride & Prejudice début 2006, puis de Brokeback Mountain, un film que je n'aime pas outre mesure mais dont on ne saurait nier l'importance pour un jeune homme de dix-sept ans qui n'attend que de s'assumer pleinement.

Or, Marie Antoinette s'inscrit pleinement dans cette continuité, car aucun autre film ne pourrait illustrer avec tant de perfection l'idée même d'avoir 18 ans. Dès l'arrivée de la bande-annonce rock'n'roll qui promettait de sortir des sentiers battus et contenait déjà son lot de fun et d'images colorées, j'étais à bout d'impatience et fus absolument ravi d'aller voir le film le soir de sa sortie en salles. Cette journée royale fut un délice de tous les instants et je restai excité jusqu'au générique de fin, ayant déjà très envie de revenir aussitôt pour une deuxième visite afin de revivre d'aussi fabuleux moments. Pour mes compagnons, Marie Antoinette fut pourtant une déception, d'aucun préférant Virgin Suicides ou Lost in Translation, mais j'étais pour ma part dans un tel état d'effervescence à l'époque que je me suis immédiatement retrouvé dans le film. Dans le temps présent, tout d'abord, le mélange de fêtes et de mélancolie était exactement mon quotidien à l'époque, les sorties entre amis pour contempler de jolies étoffes étaient loin de m'être inconnues, et les escapades à la campagne avec mes animaux ont toujours compté parmi mes loisirs favoris. Dans le domaine du futur, le trajet vers un nouveau monde dans la grisaille hivernale devait immédiatement faire écho au départ qui m'attendait après le bac; la découverte de lieux inconnus où l'on ne se sent pas vraiment chez soi devait largement préfigurer les premiers mois de ma nouvelle vie d'étudiant; et voir la dauphine se pavaner dans son lit une fois acquise la mécanique de cour ne devait pas être sans évoquer mes propres emportements lors d'une future phase d'acclimatation.

Marie Antoinette reste donc le film à voir pour ses 18 ans, et Sofia Coppola a très bien capté cette alliance de futilité et de sentiment erroné de se croire adulte, à travers ces images de danses endiablées en costumes et de lendemains d'anniversaire assez tristes où l'on passe la journée seul en repensant à la frénésie de la veille. La seule chose peut-être un peu exaspérante, c'est que toute royale qu'elle soit, l'héroïne du film ne s'intéresse finalement pas à grand chose (on doit la voir lire une fois à tout casser), ce qui en fait d'emblée l'incarnation de toutes ces personnes vraiment futiles et ennuyeuses que je n'aurais probablement pas fréquenté en vrai. Pourtant, on se prend vraiment au jeu de son parcours assez simple grâce à la dimension universelle dont l'a dotée la réalisatrice.


De l'intime à l'universel

En effet, la plus grande force du scénario, c'est qu'il mêle très intelligemment le parcours d'un personnage aux titres exceptionnels à une dimension universelle dans laquelle tout un chacun peut se retrouver. La clef de l'histoire tient probablement en ce que Marie-Antoinette était visiblement une jeune fille simple sans aucune culture politique, et qu'elle rappelle en ce sens davantage une célébrité contemporaine dont la notoriété repose sur le paraître et le porte-monnaie, et non sur un talent réel à la différence d'une Marie-Thérèse ayant régné par elle-même. Connaissant le goût très prononcé de Sofia Coppola pour les petites filles riches qui s'ennuient entre quatre murs, le choix d'un tel personnage historique est on ne peut plus cohérent, car à la différence d'une Marie Stuart ou d'une Catherine II, autres figures royales très en vogue au cinéma et qu'on ne peut pas traiter autrement que par le prisme de la politique, la jeunesse somme toute vide ou tout du moins très commune de la dernière reine de France recoupe idéalement toutes les thématiques chères à la réalisatrice. Certains critiques de l'époque lui reprochent pourtant d'avoir éludé l'aspect le plus intéressant de la vie de la reine, la Révolution et sa mort tragique, une tranche de vie effectivement plus mouvementée que le conte de fées de la jeune fille autour des robes et des paillettes, mais c'est au contraire la grande force du film: en arrêtant son histoire seulement aux premières secondes de la Révolution, Sofia Coppola évite ainsi brillamment le piège du biopic, et l'on se retrouve avec un scénario très intéressant sur la fin de l'adolescence, le sentiment de ne pas se sentir à sa place, le devoir d'assumer des responsabilités dont on ne perçoit pas tous les enjeux et la fin d'un âge d'or confortable quand vient le temps de se séparer de ses amis alors que les chemins divergent.

Avec tout ça, le scénario accuse peut-être quelques longueurs de ci de là, mais la principale caractéristique de l'existence de la reine, l'ennui, réussit malgré tout l'exploit de ne jamais ennuyer grâce à l'extraordinaire dynamisme que la scénariste insuffle à son histoire. Ainsi, la réalité historique est évoquée avec humour (le roi lisant des manuels de serrurerie jusque dans son lit!), la ritournelle de cour est à hurler de rire malgré son caractère répétitif, et le montage final sur l'arrivée des troubles politiques est rapide comme il se doit car le film est vu à travers les yeux d'une héroïne qui n'entend précisément rien à ces questions et n'a rien vu venir. En somme, comme je le disais plus haut, le mélange de destin royal et de thèmes universels fonctionne à la perfection: Marie Antoinette brosse autant le portrait d'une femme ayant réellement existé que d'une adolescente typique du début des années 2000, et c'est franchement un exploit que le film parvienne à jouer sur les deux tableaux sans jamais fléchir à aucun moment.


Un éblouissement visuel

La clef d'un tel succès tient sans doute beaucoup à la forme, effectivement sensationnelle, et toujours là pour dynamiser l'intrigue quand le fond se fait pour le moins futile et répétitif. Et là encore, le mélange de réalité historique et de contrepoints audacieux marche à chaque instant: certes, les robes et chaussures de Milena Canonero ressemblent surtout à des macarons, certes, les converses tranchent au milieu des coupes de champagne et des pâtisseries, mais cette touche de modernité n'est finalement que le reflet d'une mode versaillaise qui donnait le ton à l'Europe entière au XVIIIe siècle. Vraiment, cette alliance de commerce américain et de froufrous historiques est jubilatoire, et ça sert particulièrement bien les décors, tout de tons pastels pour bien illustrer l'insouciance qui nimbe l'esprit de l'héroïne, et son désir d'évasion qui s'exprime à travers ce qui lui est le plus immédiatement accessible: les fêtes et le shopping. La photographie de Lance Acord est également merveilleuse car ses teintes claires, même dans la pénombre d'une route au petit matin, reflètent à la perfection le monde d'une jeune personne dont le plus grand drame est de s'ennuyer. Dès lors, des salons bleus à la verdure campagnarde, tout est clair comme sur un nuage d'insouciance, ce qui se marie en outre très bien avec de très jolies images d'écureuils et de temples d'amour. Bref, c'est faussement historique et véritablement moderne à la fois, et un style aussi innovant reste à saluer mille fois.


La meilleure bande-son du monde

Ceci dit, le meilleur de la modernité reste à retrouver dans l'usage d'une bande-son à tomber par terre, où chaque mélodie apporte autant à l'atmosphère d'un moment que les images colorées de macarons. Ainsi, aux côtés de Rameau, Scarlatti et Vivaldi (brillant clin d’œil à All That Jazz pour la ritournelle) se bousculent tous ces groupes découverts à l'occasion du film et que j'ai immédiatement adorés (je dois avoir les goûts musicaux contemporains les plus gays du monde!): Air, Windsor for the Derby, The Radio Dept, Aphex Twin, Bow Wow Wow, Siouxie and the Banshees, The Cure et New Order, soit une avalanche de pépites prouvant autant le bon goût de la réalisatrice que son talent à trouver des mélodies aériennes et mélancoliques pour illustrer son propos, tout en divertissant constamment. Plus encore qu'un festin visuel, Marie Antoinette est avant tout un orgasme auditif dont je ne me lasse pas, et ce n'est pas un hasard si le disque le plus écouté de ma collection reste précisément la liste des chansons du film. Si vous cherchiez à donner du son à l'adjectif "parfait", Sofia Coppola vous tend une énorme perche!


Des interprétations pétillantes

Enfin, le tour d'horizon ne serait pas complet sans évoquer certaines performances absolument réjouissantes, qui achèvent de donner au film sa touche la plus colorée. J'en profite pour confesser mon intérêt croissant pour Kirsten Dunst, une jeune actrice que j'aurais eu tendance à ranger jadis dans la catégorie des pâles américaines passablement ennuyeuses à la Scarlett Johansson, étant donné que bien des rôles jouent avant tout de sa propre image et l'empêchent souvent de sortir des sentiers battus, mais qui est à présent une comédienne que j'admire de plus en plus: son charisme extraordinaire lui permettant d'éclipser les superstars des années 1990 dans Interview with the Vampire; son pouvoir d'autodérision monstrueux dans ce chef-d’œuvre de crétinisme réussi qu'est Dick, où à la différence de Michelle Williams elle n'a pas peur de se donner à fond dans le ridicule; sa séquence finale touchante dans Eternal Sunshine, ou encore son portrait magnifique de la dépression dans Melancholia, voilà en effet autant de performances qui m'enthousiasment sincèrement de la part de l'actrice. Or, je l'aime tout autant dans Marie Antoinette, un rôle qui ne lui donne fondamentalement pas grand chose de plus à faire que dans Virgin Suicides, mais où elle a au moins le mérite d'incarner discrètement la mélancolie d'une jeunesse perdue, tout en donnant une véritable force aux scènes dramatiques, en particulier lorsqu'elle s'effondre après avoir vu sa belle-sœur accoucher la première, ou lorsque sa gorge se noue en regardant son mari alors que le couple perd tout dans la dernière séquence. Elle arrive vraiment à nous faire ressentir quelque chose pour son personnage qui ne s'intéresse pourtant pas à grand chose, et c'est un petit exploit qu'il faut saluer.


Cependant, la demoiselle n'est pas encore une Norma Shearer en puissance, aussi ne sera-t-on pas étonné de la voir se faire voler la vedette par ce monument du septième art que reste Judy Davis, une actrice au charisme si foudroyant qu'il lui serait impossible de passer inaperçue même si on lui demandait de jouer une poignée de porte. La preuve, c'est que même si l'on ne voit que sa tête dépasser d'un lit, elle arrive à faire de cette séquence l'une des plus drôles du monde, avant d'incarner l'essence même de l'étiquette de cour, sourires de satisfaction à l'appui. A vrai dire, elle parvient même à transformer des répliques aussi artificielles que "This... Madame, is Versailles!" en sommet de naturel chez une femme n'ayant d'autres raisons d'être que le cérémonial, et c'est tellement génial qu'on en redemande.


Néanmoins, la véritable révélation du film reste à mes yeux la mortellement hilarante Rose Byrne, dans une performance si drôle que je manque encore de m'étouffer rien qu'en y repensant dix ans après. Vraiment, on atteint des sommets de légèreté que nul n'aurait pu imaginer: "Saluuut! Avez-vous déjà couché avec un Russe (demande-t-elle alors que le roi est juste à côté!)? Adieu chérie! Au revoir!" Bref, même Tallulah passerait pour une femme pleine de tact par comparaison. Cerise sur le gâteau, Rose Byrne a beau parler de cul dès qu'elle ouvre la bouche, elle parvient à me faire hurler de rire en permanence alors que je ne supporte précisément pas ce genre de blagues. Il n'y a qu'à voir son sourire lubrique au possible alors qu'elle joue à la fausse prude pour en témoigner! Et quand elle se colle un papier sur le front comme une débile mentale? Et quand elle monte sur la table avec sa coupe de champagne à la main? Ça va tellement loin dans le stupide que c'en devient sublime! En outre, les répliques salaces de Rose Byrne servent brillamment le montage du film, notamment lorsque la princesse de Lamballe lui répond "plutôt prude que putain!" en plein gros plan sur la reine en train de faire une fellation à son croissant alors qu'elle regarde son amant. C'est fabuleux! Surtout, alors que j'aurais tendance à être très snob vis-à-vis d'une telle liberté de ton en vrai, ces touches d'humour fort triviales me font découvrir que je sais également en rire, et c'est toujours ça de pris!

J'imagine que j'ai laissé pas mal de sujets en cours de route, en particulier les jeux de miroir entre les deux séquences à l'opéra, mais l'essentiel est dit: j'adore ce film, rien au monde ne me semble plus exceptionnel que d'avoir eu 18 ans au moment même de sa sortie, et la réussite de timing est si parfaite que ça me laisse encore pantois quand j'y repense. Parce que je regarde Marie Antoinette avec un plaisir toujours croissant depuis dix ans et que le dossier de captures d'écran vient d'exploser tous les records avec 618 images collectionnées, inutile de dire que c'est mon film, ma palme d'or, mon Oscar, et qu'un 10/10 ne me semble même pas assez! En attendant de vibrer à nouveau avec autant d'entrain dans les années qui viennent!

lundi 16 mai 2016

Orfeoscar de la meilleure actrice 1971


J'avais cet article en projet depuis ma rétrospective 1971 de l'année dernière, mais j'ai beaucoup tardé tant les problèmes étaient difficiles à résoudre. En effet, dans quelle catégorie classer Lynn Carlin? Et comment départager une bonne dizaine de candidates toutes plus méritantes les unes que les autres? Concernant la première question, j'ai finalement décidé après revisite de classer la comédienne comme second rôle: le couple qu'elle forme avec Buck Henry est en quelque sorte le moteur du film parce qu'il fallait bien sortir une famille du lot afin d'illustrer le conflit de générations, mais dans les faits, ils ne sont que des silhouettes noyées dans un propos plus général, et l'actrice n'est plus qu'une adulte parmi tant d'autres dans la seconde partie, sachant qu'elle est également absente des recherches dans la ville lors d'un premier acte entrecoupé de numéros musicaux. On peut alors l'imaginer comme premier rôle si l'on considère que Taking Off est avant tout l'histoire d'une famille, mais on peut tout aussi légitimement la nommer comme second rôle en fonction de la structure du film et de son point de vue très choral. Son temps d'écran est si minime que je choisis la seconde option. Quant à la seconde question, poursuivons l'aventure plus avant si vous le voulez bien! Les cinq finalistes de l'année sont donc:


5. Jessica Walter dans
Play Misty for Me

Qui l'eût cru? Me voilà en train de nommer un personnage de psychopathe tout droit sorti d'un film de Clint Eastwood des années 1970! Eh bien oui: la performance de Jessica Walter reste l'une des plus séduisantes de l'année, et je la fais passer avec grand plaisir devant des rôles légendaires dans des films de prestige. La principale raison, c'est que son interprétation est si bien dosée qu'elle fonctionne quelle que soit la lecture qu'on veuille faire du film. Si comme moi vous le considérez davantage comme une comédie (une histoire où un personnage lacéré de coups de couteau plaisante à propos du ménage sur sa civière est à mon avis un sommet d'humour noir), alors la performance de Jessica est l'une des choses les plus drôles qui soient: sa façon de se moquer des narines de Clint Eastwood, sa manière de questionner sa virilité en hurlant qu'il est un mauvais coup avec force grimaces hilarantes, sa maîtrise parfaite du second degré (c'est fou ce qu'un homme ferait pour une tarte aux pommes), ses sourires de petite fille excitée dans le premier acte... Tout est à hurler de rire, jusqu'à ses grimaces affolées dans le taxi (I love you!). Mais si vous préférez voir le film sous un angle tragique, tout fonctionne également à merveille: les sourires de petite fille deviennent pathétiques, les insultes envers la productrice peuvent aussi bien faire rire que mettre mal à l'aise tant elle sont déplacées, les menaces envers la fiancée ont quelque chose de réellement terrifiant et les scènes de colère soulignent parfaitement qu'Evelyn aurait besoin d'un psychiatre, sans qu'on ait besoin de nous prendre par les sentiments à partir d'un quelconque drame passé qui l'aurait mise dans cet état. En fonctionnant aussi bien sur les deux tableaux, cette interprétation dépasse de très loin ce qu'a pu faire Glenn Close dans son navet horrifiant, et Evelyn Draper devient l'un des personnages les plus mythiques de l'histoire de la psychopathie au cinéma.


4. Mari Törőcsik dans
Szerelem (Amour)

L'une des raisons pour lesquelles j'ai autant tardé à poster l'article, c'est que je voulais absolument mettre la main sur Szerelem, l'un des chefs-d’œuvre européens porté par deux actrices légendaires (Lili Darvas), dont celle qui incarne le mieux l'âge d'or du cinéma hongrois: Mari Törőcsik. Sa prestation dans Amour me donne une furieuse envie de découvrir tous ses autres rôles, en particulier celui qui lui valut une palme à Cannes. Le plus intéressant, c'est qu'il ne se passe pas grand chose dans le film: c'est avant tout un dialogue en huis clos puisque l'une des dames est clouée au lit, et la performance de Mari Törőcsik passe avant tout par le dialogue, puisqu'elle doit inventer des histoires à la vieille dame afin que celle-ci ne soupçonne pas ce qui est vraiment arrivé à son fils et puisse partir en paix. Pour ce faire, l'actrice use d'un jeu très sobre où son calme est impressionnant: on la sent immédiatement bienveillante dès son apparition via ses sourires et sa volonté d'aider, mais son dévouement ne masque jamais une très forte personnalité qui fait tout le charme du personnage. Ainsi, un léger agacement est perceptible par moments puisque le mensonge l'affecte finalement plus encore que la vieille dame; plus loin, une main sur le visage fait ressentir en un geste l'abattement d'une héroïne épuisée par les drames passés et la situation actuelle; et c'est dont tout naturellement qu'on la voit craquer au beau milieu de l'histoire. En fait, elle dynamise le film à elle seule en nuançant parfaitement ses émotions afin qu'on ne s'ennuie jamais dans cette chambre, et ça reste un bel exploit puisque sa performance couvre à la fois la dimension banale d'un film mis en scène à travers son dialogue et les détails du quotidien, et la dimension politique tragique prégnante dès qu'on s'évade du lieu principal. C'est peut-être un tout petit peu trop subtil pour moi, mais ça reste une interprétation exceptionnelle.


3. Glenda Jackson dans
Sunday Bloody Sunday

Seigneur! Une Glenda Jackson enfin plus vulnérable qu'à l'accoutumée? Vite, profitons-en, car ce n'est pas quelque chose qu'on reverra de sitôt! En effet, j'ai toujours eu beaucoup de mal à aimer Glenda Jackson autant que ses collègues des années 1970 parce qu'elle s'est toujours présentée d'un film à l'autre sous le même profil, celui d'une femme charismatique jusqu'à l’écœurement à qui la nuance semble systématiquement inconnue avant les cinq dernières minutes, où les personnages se mettent enfin à être tristes ou à douter d'eux-mêmes. Or, c'est tout l'inverse ici, non qu'elle ne soit pas charismatique (elle l'est absolument!), mais parce qu'elle apporte une bonne dose de doute et de tristesse contenue d'entrée de jeu, compte tenu de la situation atypique captivante qui la voit partager son amant avec un médecin de ses connaissances. Elle ajoute notamment beaucoup d'inquiétude et de nervosité dès les premières minutes lorsqu'elle appelle la famille de son amant, elle se montre heureuse en toute simplicité une fois qu'elle se retrouve avec lui, et ses regards sont encore très beaux alors qu'elle se contente de lui prendre la main sur un air d'opéra. A son actif encore, Jackson ajoute une bonne dose d'ironie afin d'enrichir cette situation compliquée, comme lorsqu'elle avoue à son partenaire qu'elle sait où il va ("Have fun with"... mais il est déjà parti), ou à travers l'humour dont elle fait preuve avec le chien ou les enfants. A la fin, sa performance devient peut-être légèrement rébarbative, mais de la part de Glenda Jackson, l'innovation est à saluer mille fois et son inquiétude, sa déception et sa colère sont si bien jouées que la victoire serait tout à fait envisageable. Sans compter que sa rencontre avec son rival a lieu de façon si adulte qu'on ne pourra que féliciter l'actrice d'apporter de la nuance et de la complexité jusqu'à la dernière seconde.


2. Vanessa Redgrave dans
The Devils

Il m'est absolument impossible de me décider entre mes deux dernières finalistes, mais disons que j'ai davantage de goût pour la sobriété. Vanessa Redgrave s'arrête alors à la deuxième place aujourd'hui, mais je ne garantis pas qu'elle ne montera pas sur la première marche dans quelques temps. Il faut dire que son interprétation est fascinante, et étonnamment en phase avec le style outré de Ken Russell. Son plus bel exploit: s'arrêter toujours au bon moment afin de glisser avec justesse sur l'intrigue entière. Ainsi, son rire nerveux de l'introduction est immédiatement tempéré par un mélange de sérieux et de dépit alors qu'elle sermonne les religieuses; sa façon de caresser toute une panoplie de symboles phalliques, des clefs aux miroirs, est jouée avec un naturel impressionnant qui n'appuie pas trop lourdement le pouvoir de suggestion de l'image; son trouble et son excitation devant Grandier sont certes très expressifs mais c'est constamment crédible, et lorsqu'elle tente de s'arracher sa bosse après une rêverie érotique, il y a une fois de plus quelque chose de très vrai dans l'excès. En fait, Vanessa Redgrave fait en sorte que Mère Jeanne des Anges ne soit jamais une caricature malgré les outrances du scénario, et l'on sent systématiquement qu'elle est avant tout une vraie femme blessée, dépitée d'être dans un couvent contre son gré. A ce titre, les dialogues avec Gemma Jones sont particulièrement savoureux: dans le premier, son rire jaune alors qu'elle parle de sa vocation en dit plus long sur le personnage que mille répliques, et dans le second, sa violence est assez pathétique pour qu'on ait envie de la plaindre. Surtout que cette violence est immédiatement suivie d'une scène de déception où elle croit que Grandier l'appelle alors qu'elle se trouve devant un autre prêtre: tout est extrêmement crédible, et sa façon de préparer une vengeance tout en mêlant exaltation et gravité fait de la scène en question l'une des plus complexes du film. Cette performance reste alors particulièrement expressive, et ce jusque dans une dimension physique puisque l'actrice penche toujours la tête sur le côté et va jusqu'à se torturer les mains avec un crucifix, mais tout reste constamment crédible malgré l'excès. A vrai dire, je préfère même cette version du personnage à celle de Lucyna Winnicka dix ans auparavant, les tortures que s'inflige Redgrave ayant quelque chose d'incroyablement jouissif qui me font grandement hésiter à la classer première.


1. Julie Christie dans
McCabe and Mrs. Miller

Mais voilà, Julie Christie dans ce western atypique qu'est McCabe and Mrs. Miller donne l'une des performances les plus sublimes que j'aie pu voir à l'écran, et à présent que je connais assez bien l'actrice, je suis convaincu qu'il s'agit là de son plus grand rôle. Vanessa Redgrave a ainsi d'autres chances de remporter une statuette, mais Julie Christie atteint ici son pic absolu et c'est bien pour ce film que je tiens à la récompenser. Ce qui me touche par-dessus tout, c'est que la part de composition m'impressionne davantage ici que dans les rôles peut-être plus iconiques de l'actrice: bien que très différentes, sa lumineuse Lara et sa frivole Diana de 1965 ont quelque chose de très "christien" en elles, mais l'équilibre me semble vraiment merveilleux chez Constance Miller, un personnage effectivement très bien dosé entre personnalité d'une actrice qui ne s'efface pas derrière le rôle et interprétation d'une héroïne au langage rude et au comportement assuré. Le point d'orgue d'une telle performance? Toute prostituée soit-elle, Mrs. Miller n'évoque jamais rien de vulgaire (je suis amplement d'accord avec l'Anonyme au cœur fidèle sur ce point!) ce qui explique pourquoi elle me semble sublime à plus d'un égard, et c'est d'ailleurs un bon choix puisque la dame prétend se hisser dans la société en étant à présent la patronne de sa maison close: il faut donc qu'on la sente assez ferme pour s'imposer dans un univers masculin, mais aussi assez magique pour continuer d'attirer une clientèle. Il en va d'ailleurs de même dans sa relation avec Warren Beatty: elle n'hésite aucunement à marchander avec lui, mais elle le regarde aussi avec assez de tendresse pour bien faire sentir qu'il y a de véritables sentiments et une vraie personnalité attachante sous la façade de dureté qu'elle s'impose devant autrui. Le même balancement s'opère avec ses employées, notamment Shelley Duvall qu'elle sait rassurer de façon chaleureuse lors de sa première fois, tout en faisant preuve d'assez de fermeté pour rappeler qui est la patronne. Mais le plus beau dans tout ça, c'est peut-être cette séquence dans le lit où elle regarde McCabe avec un sourire prêt à attiser son désir, avant de se mettre à pouffer sous la couverture comme une petite fille: on sent vraiment qu'il y a du vécu et de la complexité chez cette héroïne. La tristesse qui s'empare d'elle dans ce monde isolé et son addiction à l'opium, jouée de façon extrêmement naturelle où rien n'est appuyé, finissent quant à elles de brosser un portrait haut en couleur du personnage, et le tout forme assurément ma performance préférée de l'année.


Orfeoscar winner Julie Christie!


Voilà pour les résultats. Aujourd'hui, nous disons Julie Christie, mais ça reste très serré avec Vanessa Redgrave, sans compter que j'aimerais beaucoup récompenser The Devils dans l'une des catégories principales. Que faire? Il est difficile de trancher, mais ça confirme que 1971 reste une année passionnante, qui vaut bien mieux que l'image de laideur qu'on a souvent de cette décennie obscure. J'hésite également à intervertir les places de Glenda Jackson et Mari Törőcsik, mais ne connaissant pas encore assez bien la seconde, la "surprise" de la première me fait plus d'effet dans l'immédiat et je conserve l'ordre actuel. Enfin, si je devais établir un top 10 des performances de l'année, je me dirigerais en priorité vers... Kitty Winn dans The Panic in Needle Park, parce qu'elle souligne très bien la déchéance de son personnage, depuis la jeune fille sage du début à la droguée, tout en faisant très bien sentir la sensation de manque sur son joli visage triste. Il est d'ailleurs très dommage qu'elle n'ait pas fait plus de cinéma. Viendrait ensuite Susan George dans Straw Dogs, parce que même si elle hérite de la séquence la plus nauséabonde de l'année (elle embrasse de plein gré son violeur et semble même prendre un certain plaisir à la violence qu'elle subit), ça ne l'empêche pas de livrer une excellente prestation où la jeune femme dynamique et enjouée du début devient peu à peu traumatisée par tout ce qui lui arrive, sans pour autant perdre de son répondant bien que le dernier acte ne lui appartienne plus. Suivraient enfin Liv Ullmann dans Utvandrarna, pour une performance très calme mais toujours intense qui méritera tout de même une seconde visite quand le film circulera à nouveau; et Janet Suzman dans Nicholas and Alexandra, parce que même si dotée du cliché habituel de l'épouse souffrante et dévouée, elle donne à son impératrice une vraie force de caractère et montre surtout à quel point la souveraine croit à ses convictions. C'est une performance bien plus riche dans le détail que ce qu'on pourrait croire de prime abord, et j'ai prévu d'écrire un article à ce sujet. Croisons les doigts pour que je m'y tienne! Enfin, j'attribuerais la dixième place à Glenda Jackson pour Mary, Queen of Scots, parce que tout en restant dans sa zone de confort jacksonienne, c'est toujours un plaisir que de voir la dame suinter de charisme par tous ses pores, dans un rôle royal qui plus est. Dommage que la nuance, à savoir un peu de larmes et d'inquiétude, n'apparaisse que dans les cinq dernières minutes.

Parmi les autres performances dignes voire très dignes d'intérêt pour les trois premières, citons... Vanessa Redgrave dans Mary, Queen of Scots, un film où elle reste un peu brouillonne dans la première partie avant de reprendre du poil de la bête et dominer Glenda Jackson lors de leurs deux confrontations. Geraldine Page dans The Beguiled, parce qu'elle est idéalement distribuée en matriarche castratrice qui vampirise aussi bien ce pauvre Clint Eastwood que toute une maisonnée de jeunes filles en mal d'amour, dont Elizabeth Hartman. Je ne cache pas ma hâte de voir ce que Sofia Coppola fera du remake avec Nicole Kidman et Kirsten Dunst, en espérant que ce projet pourra faire revenir les deux actrices sur le devant de la scène! Jane Fonda dans Klute, un film qui vaut mieux que l'impression initiale ennuyeuse, où l'actrice réussit l'exploit d'être aussi horrifiante que magnifique. Horrifiante parce qu'elle abuse de cette affreuse Méthode qui n'a d'autre effet que de révéler ses limites à mesure qu'elle agite les mains pour rentrer dans le personnage, magnifique parce qu'elle arrive malgré tout à brosser un très bon portrait psychologique d'une prostituée un peu perdue qui tient quand même à avancer. Lili Darvas dans Szerelem, parce que même si elle reste principalement couchée, la part de composition est indéniable. Diana Rigg dans The Hospital, pour une performance très charismatique qui me touche cependant peu. Ruth Gordon dans Harold and Maude, parce qu'elle est sympathique comme tout et s'élève au-dessus de cet horrible film atrocement daté. Shirley MacLaine dans Desperate Characters, parce qu'elle souligne bien la morosité qui pèse sur les épaules de son personnage. Gena Rowlands dans Minnie and Moskowitz, un film trop ostensiblement "indépendant" pour me plaire, mais où l'actrice est comme toujours irréprochable. Simone Signoret dans Le Chat, un film déprimant où elle est sèche de dépit, comme il se doit. Verna Bloom dans The Hired Hand, où son sérieux impressionne dans une certaine mesure. Et pour conclure Barbara Loden dans Wanda, un film apparemment éligible hors festivals en 1971, bien trop amateur pour me séduire mais où la part de composition reste intéressante. Pour les performances qui ne méritent pas à mon sens de sortir du lot, vous pouvez vous reporter à l'inventaire tout juste mis à jour.

dimanche 8 mai 2016

Ivan, Agnes, May Whitty et moi.


Comme toujours quand je ne sais plus quoi raconter et que les répétitions s'enchaînent à l'aube des beaux jours, voici un article à tiroirs qui me sera bien utile pour pouvoir caser tout ce que j'avais à dire mais pas le temps d'écrire. Dans l'absolu, j'aurais aimé mettre mai à profit pour finir ma rétrospective Miriam Hopkins, avec conclusion en apothéose sur un classement de tous ses rôles, et pour fêter les dix ans de certains films qui m'avaient beaucoup marqué en 2006, avec le 24 mai comme fête nationale pour couronner le film de mes dix-huit ans, mais c'est un programme trop ambitieux que je ne pourrais jamais tenir. Alors, en attendant d'avancer dans ces deux directions (et de décerner un Orfeoscar à un second rôle féminin de 1934), voici quelques signes de mon état d'esprit actuel, dans un désordre digne du grand bazar d'Ispahan:

* Je ne supporte vraiment pas Agnes Moorehead dans La Splendeur des Amberson. Comme tout le monde l'aime, précisément pour ce rôle, j'ai essayé de me convaincre, sans être jamais satisfait, que son surjeu était en accord avec son personnage pathétique, mais franchement, non. En revoyant le film cet hiver, j'en suis revenu à l'impression initiale selon laquelle Anne Baxter donne la meilleure performance féminine du film, à une époque où sa fraîcheur n'était pas encore ternie par les travers de l'école d'interprétation américaine des années 1940, et ça fait un bien fou de la retrouver aussi charmante, avant qu'elle ne se transforme justement en ersatz d'Agnes Moorehead en surjouant beaucoup trop ses rôles suivants. Dolores Costello est elle aussi plus naturelle et délicate, au point qu'on ressent vraiment quelque chose pour la frêle Isabel. Mais Fanny? La pauvre est rapidement transformée en caricature par une actrice incapable de se maîtriser et préférant crier à chaque syllabe, et ce qui ne me plaisait déjà pas beaucoup auparavant m'irrite à un point inimaginable à présent. En outre, la pauvre Agnes souffre de la comparaison avec la sublime Patricia Collinge dans The Little Foxes un an plus tôt: Patricia nous présente un personnage profondément humain dont la souffrance tombe constamment juste même dans l'emphase, de telle sorte que Birdie n'est jamais une caricature. Par comparaison, Fanny dégouline d'hystérie par tous ses pores, alors out Agnes Moorehead en 1942 et bienvenue Anne Baxter et peut-être Dolores Costello.

* Cependant, la performance qui me plaît le plus parmi les seconds rôles de 1942, c'est encore et toujours May Whitty dans Mrs. Miniver. Non seulement le rôle est payant, celui de l'aristocrate hautaine qui apprend à s'émouvoir, mais l'actrice en fait un personnage vraiment sincère, qui n'a jamais l'air aussi didactique que ne le voudrait le scénario. Dès lors, si May Whitty devient ma gagnante pour 1942, il me fallait une alternative en 1937, année sur laquelle règne encore la vénérable Britannique par ses personnages marquants dans Conquest et Night Must Fall, mais alors que je séchais sur la question depuis un bon moment, je viens finalement de la résoudre en donnant mon prix à une autre de ses compatriotes: Flora Robson. Cette dernière reste possiblement la meilleure Elizabeth d'Angleterre de cinéma et après avoir été ravi par son mélange d'humour et de pugnacité dans The Sea Hawk, me voilà enchanté par sa composition dans Fire Over England. Elle y incarne en effet une souveraine autoritaire néanmoins capable d'un humour majestueux (le sourire qui se dessine discrètement devant "la voix de l'Espagne"), et elle préfigure la performance de Bette Davis à travers la question de l'âge et de l'amour mais avec moins de fureur. C'est donc une très bonne interprétation à laquelle je n'ai rien à reprocher, et son Elizabeth est sans doute le personnage le plus séduisant de l'année dans cette catégorie. Seule ombre au tableau qui s'est heureusement dissipée: on pourrait croire dans le premier acte qu'Elizabeth est l'héroïne du film malgré sa dimension chorale, mais puisque l'histoire se recentre à mi-chemin sur les aventures de Laurence Olivier en Espagne, la flamboyante Anglaise disparaît d'un gigantesque pan du film pour ne reparaître qu'à la fin. Je la considère ainsi comme totalement "supporting" quoiqu'elle soit créditée la première au générique.

* J'ai enfin vu Les Enfants du Paradis, apparemment le chef-d’œuvre ultime du cinéma français, sur lequel je comptais pour compléter mon top 5 1945, en compagnie des Dames du Bois de Boulogne, I Know Where I'm Going, Mildred Pierce et The Picture of Dorian Gray. Pour être honnête, c'est dans l'ensemble un bon film, mais c'est bien loin de mon top. En effet, avec plus de trois heures exclusivement consacrées à des hommes tombant amoureux d'un même personnage féminin antipathique, c'est beaucoup trop long, malgré l'effort pour varier les personnalités des différents héros qui recoupent toutes les strates sociales du XIXe siècle; les spectacles excessivement longs s'intègrent pour leur part relativement mal à une histoire qu'ils ne font pas avancer et qu'ils allongent d'autant plus, malgré de jolis décors; et pour couronner le tout l'interprétation me laisse de marbre. Arletty semble notamment si évaporée qu'on ne la dirait jamais concernée par le film, à force de garder une même expression quel que soit le ressenti du personnage, et elle se croit en outre obligée de parler exactement comme Jean Gabin, avec un accent qui colle peut-être à une ancienne blanchisseuse mais qui n'en reste pas moins insupportable. María Casares utilise quant à elle la même voix monocorde que dans Les Dames, sans parvenir à différencier sa mondaine vengeresse de son artiste énamourée, et la seule chose qu'elle m'évoque est un profond endormissement dès qu'elle se met parler: impossible de la prendre au sérieux lorsqu'elle tente de s'exalter en disant avoir pris tout l'amour du monde susceptible d'exister envers le mime. Les hommes s'en sortent mieux mais ils surjouent beaucoup et me laissent perplexe: Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur et Marcel Herrand rivalisent de théâtralité et ne me touchent aucunement par conséquent, même s'ils ont par bonheur bien plus de personnalité que les dames. Le résultat est donc mitigé pour moi: le film m'ennuie malgré de très jolies images dont une merveilleuse scène de foule dès l'ouverture, les dialogues de Prévert sont très bien écrits mais l'histoire me semble nettement plus triviale que poétique, et pour avoir découvert le film 70 ans après sa sortie, il m'est difficile d'être sensible au contexte de production de l’œuvre. Je pense que Marcel Carné n'est tout simplement pas pour moi: je me suis ennuyé devant Le Quai des brumes, il m'a été impossible de rentrer dans Drôle de drame et Hôtel du Nord, et même si j'ai préféré ces Enfants du Paradis, je suis loin d'être enthousiaste. J'attends de découvrir Le Jour se lève et Les Visiteurs du soir pour être sûr de mon jugement, mais dans l'immédiat ça n'est pas très positif.

* Un an plus tôt, Double Indemnity se retrouve quant à lui fortement menacé au titre de meilleur film depuis ma découverte d'Ivan le Terrible. La date d'éligibilité est un véritable casse-tête impossible à résoudre mais puisque les archives russes parlent d'une première sortie fin décembre 1944, on reste sur cette année. Dans tous les cas, la première partie est un chef-d’œuvre auquel j'ai mis 9+: les décors, les costumes, la photographie aux ombres effrayantes, les explosions du siège de Kazan, le regard perçant du prince Kourbski de Mikhail Nazvanov, qui ne fait pas grand chose d'un point de vue interprétatif mais qui reste séduisant en diable avec son image de prince médiéval aux cheveux longs, la thématique de prise du pouvoir dans une cour hostile, la troublante apparence masculine de Serafima Birman... Voilà qui résulte en un film extraordinaire que mon intérêt pour la Russie contribue à rendre plus plaisant encore, et je n'ai aucun problème avec la dimension de propagande indissociable d'une production stalinienne: la précision de chaque détail est trop bien travaillée, et peu importe qu'on puisse y lire en filigrane un portrait positif du dictateur, après tout, la dimension politique est universelle en montrant comment un homme juste doit s'imposer sans soutiens, quitte à trahir ses idéaux dans le second volet, évidemment censuré et jamais diffusé avant la mort de Staline. D'ailleurs, j'aime un peu moins la seconde partie en couleurs, toujours impressionnante visuellement mais dont l'histoire passe son temps à amorcer des pistes pour les abandonner ensuite, à l'image de l'ouverture polonaise. Mais vraiment, le premier acte de 1944 est presque parfait, les seuls reproches que je pourrais lui faire étant le manque de charisme de Nikolaï Tcherkassov dans le rôle du tsar, et l'usage de la coupe empoisonnée, qu'on peut poser dans la chambre impériale comme dans un moulin. A ces infimes détails près, c'est exquis. Je pense quand même rester sur Double Indemnity comme meilleur film de l'année parce que nous sommes dans les années 1940 et qu'il est impératif de couronner le meilleur film noir de tous les temps, mais pour compenser, Eisenstein devrait sans problème remporter l'Orfeoscar de la mise en scène, Ivan le Terrible étant son film somme.

* Autrement, je n'ai pas du tout le temps de mettre mon panthéon à jour, mais avec un an de recul, je pense éjecter Ingrid Bergman du top 30. Pourquoi? Parce qu'elle m'irrite dans la moitié de ses rôles des années 1940 (Le Glas, Gaslight, Saratoga Drunk, Jeanne d'Arc, Under Capricorn), parce qu'elle n'est pas si exceptionnelle que ça dans Casablanca, Spellbound et Notorious (j'ai beau essayer je ne vois vraiment aucun génie dans cette performance, vraiment), si bien que le seul rôle où je l'aime réellement reste Sonate d'automne... où je préfère tout de même Liv Ullmann: la scène où la mère craque parce que sa fille lui inflige ses quatre vérités est excellente, mais voir précisément la fille reprendre du poil de la bête tout en craquant elle aussi lors des révélations m'impressionne encore plus. Actuellement, j'envisage de remplacer Bergman par Susan Hayward dans le top 30. Je dois avouer en outre que plus j'apprends à découvrir Marion Davies, plus je suis déçu: j'ai l'impression qu'elle grimace beaucoup plus que les autres actrices du muet (Little Old New York), même Swanson me semble plus naturelle par moments. Mon top 25 actuel serait composé de Davis, Garbo, Hopkins, Crawford, Stanwyck, Negri, Dietrich, Colbert, Loy, Lombard, Dunne, Shearer, Leigh, Parker, Russell, Rogers, Hepburn, Gish, Pickford, Taylor, Kerr, Swanson, Fontaine, de Havilland et MacDonald, en enlevant à contrecœur Tallulah qui a trop peu tourné et Deanna qui a eu peu d'opportunités. J'essaie désespérément d'établir un top 100 de mes actrices préférées toutes périodes confondues, mais je stagne à une soixantaine de noms: j'ai besoin d'en voir davantage concernant de grands noms comme Kinuyo Tanaka ou Hideko Takamine, et je ne sais pas quoi penser d'actrices contemporaines comme Annette Bening: les aimé-je assez pour les classer? Que c'est dur!

* C'est tout ce qui me vient à l'esprit ce dimanche. Une dernière chose: je viens de découvrir à quel point laisser un commentaire sur le blog relève du parcours du combattant. Pour simplifier le tout, ma seule solution a été d'enlever la modération des commentaires pour tous les articles de plus de 24h: après essais, on peut normalement publier son opinion sans avoir à prouver qu'on n'est pas un robot. J'espère que ça marchera pour tout le monde à l'avenir. J'espère aussi que ça ne va pas laisser la porte ouverte à de nouveaux spams, comme cette charmante personne qui tentait jadis de me faire savoir qu'elle était "trop d'accord" avec mon avis sur les Roméo et Juliette de Cukor, avant de conclure par un lien au nom si licencieux que même Tallulah n'aurait osé cliquer dessus.

Bon dimanche à tous!