mardi 14 juin 2016

Guerre et poules


Etant en manque de Russie depuis bientôt deux ans, je poursuis ma rétrospective "La Russie vue par l'Occident" avec The Last Station, un film de Michael Hoffman passé quasi inaperçu en 2009, mais pour lequel Helen Mirren réussit à se faire nommer presque miraculeusement trois ans après La Reine. On reste d'ailleurs dans un thème aristocratique, puisque même si sa majesté y a perdu sa couronne, elle y joue tout de même la comtesse Sophie Tolstoï, épouse de qui l'on sait. A première vue, on pourrait s'inquiéter de voir les Tolstoï mis en scène par le réalisateur de cette niaiserie ultime et ennuyeuse de One Fine Day, mais le roman de Jay Parini semble avoir davantage inspiré Michael Hoffman, dont ce Dernier Automne est certes loin d'être parfait mais pas indigne pour autant.

Située dans cet entre-deux un peu médiocre, cette tranche de vie du plus célèbre représentant de la littérature russe a pour principal défaut de donner lieu à un film... parfaitement quelconque. En effet, tout est pourtant bien huilé, mais rien sur la forme n'arrive vraiment à se démarquer pour émerveiller. Par exemple, les décors sont très adéquats puisque le film fut tourné sur place, mais ils n'ont pas de pouvoir de séduction particulier une fois à l'écran. Les costumes n'ont quant à eux rien d'indigne mais aucun n'est mémorable. De son côté, la photographie est franchement chouette, avec de bien jolies couleurs de forêts ou de chambres nocturnes, mais c'est exactement le genre de teintes rétro qu'on retrouve dans tous les films actuels au parfum d'antan (Orgueil et Préjugés, Chéri, Julie & Julia), de telle sorte qu'aucun effet de surprise n'est à prévoir. A vrai dire, même la musique est particulièrement quelconque, surtout lors du gros morceau final calqué sur toutes les partitions sérieuses chargées d'accompagner leur héros dans la tombe (scoop, l'intrigue se déroule en 1910, Tolstoï meurt à la fin!), si bien que seul le trop court mais réjouissant thème d'Iasnaïa Poliana parvient à divertir tout en me donnant envie d'aller danser avec des tziganes à l'orée d'un bois. Donc, tout est très beau, mais rien n'est assez innovant pour rester dans les annales.

Le fond n'atteint pas la perfection non plus. Pourtant, The Last Station a un avantage que bien d'autres films à héros célèbre n'ont pas, à savoir que ce n'est pas un biopic au sens traditionnel: on se recentre sur les derniers jours de l'écrivain tandis que son épouse et son disciple se disputent l'héritage. Le personnage central étant ainsi tiraillé entre deux factions, l'une souhaitant que les droits d'auteur continuent d'aller à la famille tandis que l'autre tient à les donner au peuple russe, il est intéressant d'avoir le point de vue des deux partis que l'on découvre à travers les yeux d'un secrétaire neutre à mesure que les meubles d'Iasnaïa Poliana volent en éclat. Le scénario suscite même un certain degré de passion plus on réalise que les conservateurs, incarnés par la comtesse, ne sont pas si obtus que ça, et que les partisans du peuple ne sont à l'inverse ni progressistes, ni étouffés de scrupules. L'histoire est alors vraiment digne d'intérêt sur le papier, mais hélas, ça ne fonctionne que de façon bancale à cause de deux problèmes. Le premier, c'est que la moitié des personnages, censés défendre leur position avec fougue, ont une épaisseur psychologique à peu près aussi dense qu'un timbre-poste. Paul Giamatti ne donne par exemple qu'une unique dimension à Vladimir Tchertkov, qui n'inspire d'entrée de jeu que méfiance et antipathie, tandis qu'Anne-Marie Duff est elle aussi assez unidimentionnelle dans un rôle de fille coincée dont on sent mal les griefs contre sa mère qui la rejettent de facto dans l'autre camp. A vrai dire, même Tolstoï, manipulé de toutes parts et qui aurait dû nous offrir un conflit intérieur digne de ce nom malgré son temps d'écran limité, est réduit au cliché du grand-père sympa qui n'a pour seul défaut que d'être encore plus sympathique en prouvant qu'il transgresse allègrement ses propres règles, et Christopher Plummer ne fait rien pour illustrer le conflit attendu. On ne comprend même pas ses motivations lorsqu'il se décide enfin à signer un testament! Il était visiblement facile pour les votants des Oscars de nommer un acteur légendaire jamais cité pour la simple raison qu'il incarne Léon Tolstoï, mais cette performance est de fait aussi vide de substance que celles évoquées à l'instant.

Le second problème, c'est que le film aurait dû faire le pari audacieux de ne traiter cette histoire que d'un point de vue comique. Car si l'on se retrouve effectivement avec un film amusant pendant une heure vingt, et ce jusqu'à la tentative de suicide de la comtesse filmée sur un mode semi-comique alors qu'elle se roule sur la berge comme un morse et sort de l'eau telle Aphrodite, on bascule tout à coup dans du tragique aux violons sirupeux dans toute la dernière demi-heure, un changement trop radical pour convaincre. Ça casse même la relation de complicité d'un vieux couple qui n'aime rien tant que faire croire à son auditoire qu'on ne se supporte pas alors qu'on adore se retrouver à minuit pour caqueter de concert en cachette, relation d'inimitié amoureuse qui était quand même le plus gros atout de la première partie, comparée aux émois sexuels du secrétaire ayant souvent tendance à prendre le pas sur l'intrigue principale. Mais vraiment, passer de "côt côt côt codec" à une grosse demi-heure larmoyante digne de la scène du débarquement d'Atonement, musique empreinte de gravité à l'appui, déséquilibre tout l'édifice et fait retomber un scénario au départ captivant dans le quelconque le plus commun, histoire de s'assurer que le spectateur pleurera bien à la fin et que les votants ne manqueront pas de remarquer qu'il s'agit d'un film sérieux, attention!

Par bonheur, si la fin déçoit et fait trouver le temps long, deux acteurs arrivent heureusement à sauver les meubles. Le premier, c'est James McAvoy, idéalement distribué en secrétaire naïf qui découvre le monde, et très crédible car jamais caricatural, avec toujours quelque chose de pétillant dans le regard, même lorsqu'il doit jouer au gros nigaud même pas déniaisé dans une bonne partie du film. Il fait néanmoins pâle figure aux côtés d'une Helen Mirren déterminée à ne faire qu'une bouchée de lui, mais à sa décharge, le scénario demande justement au secrétaire d'être aveugle aux manipulations qui règnent à Iasnaïa Poliana pendant un long moment. Malgré tout, le charisme de la reine est tel que le fonctionnaire timide n'aurait de toute façon pas pu lui voler la vedette. En parlant d'Helen Mirren, on notera au passage que la campagne de dénigrement suite à son trop-plein d'honneurs d'il y a dix ans est franchement injuste, car sans avoir été absolument exceptionnelle ces dernières années, sans doute parce qu'elle avait placé la barre trop haut entre 2001 et 2006, elle donne tout de même une excellente performance parfaitement en phase avec le film.

Je gardais le souvenir d'une certaine déception, mais en me remémorant la tonalité comique des deux premiers tiers, j'ai vite réalisé que sa performance est en parfaite adéquation avec ce qu'on nous montre. Car non contente d'être charismatique, elle est avant tout très drôle, sait également faire preuve de tendresse (lorsqu'elle prend la main de son mari au lit), joue l'hystérie en appuyant là où il faut car elle cherche précisément à faire rire (quand elle hurle après s'être pris les pieds dans le tapis, ou lorsqu'elle tire sur la photo de son ennemi en une scène jouissive de catharsis); elle montre encore qu'elle n'est jamais dupe en un regard (le sourire ironique alors que James McAvoy lui fait croire qu'il a lu Guerre et paix des centaines de fois), et elle crée surtout une incroyable complicité avec ses partenaires, qu'elle prenne part à un concours de caquètements avec Christopher Plummer, ou qu'elle montre toute l'humanité d'une dame qui ne regarde jamais le nouveau secrétaire comme un ennemi, quand bien même tous les autres personnages, y compris sa fille, tentent de la faire passer pour une folle furieuse au cœur sec. Bref, tout passe vraiment très bien et tout est très drôle, et alors que le scénario bascule tout à coup dans une agonie pénible, Mirren reste fidèle au personnage, se montrant judicieusement nerveuse comme elle l'a toujours été une fois au chevet de son mari, puis jouant la tristesse sans jamais la rendre larmoyante. A la réflexion, peut-être que ses expressions sont tout de même un peu trop mirreniennes de la part d'une actrice ayant approché beaucoup de rôles de la même manière, mais dans un tel contexte ça fonctionne à merveille. En outre, comme nul ne sait de toute façon comment était la véritable comtesse en son domaine, je n'ai aucun problème à voir davantage d'Helen Mirren que de Sophie Tolstoï chez ce personnage.

Finalement, j'en reviens à ce que je disais: c'est beau, on passe un bon moment pendant une heure vingt, on rit grâce à la royale Mirren, les images de bouleaux (mon biotope!) me font vibrer de désir et l'ensemble dégage assez d'attraits pour ne jamais être oubliable, mais... c'est quelconque. Je me retrouve dans la situation particulière d'avoir envie de nommer ce film tout en sachant que ce n'est pas assez solide dans la moindre catégorie pour ce faire. A moins de considérer Mirren comme membre d'un casting choral au temps d'écran limité et de la transvaser du côté des seconds rôles? Dans tous les cas, elle est pour moi la lumière du film, sa performance me semble bien plus équilibrée que lors de la découverte, et cette réussite couplée à de jolies images de forêt russe aide The Last Station à rester sur un plaisant 6/10. Mais ç'avait hélas toutes les clefs en mains pour aboutir à quelque chose de bien meilleur, et c'est dommage.

mercredi 8 juin 2016

Zwei Leben (2012)


Je viens de découvrir Zwei Leben (D'une vie à l'autre), un film germano-norvégien écrit et réalisé par Georg Maas et Judith Kaufmann, coécrit par Christoph Tölle et Ståle Stein Berg d'après un roman d'Hannelore Hippe, avec Liv Ullmann et Juliane Köhler. Evidemment, voir une légende vivante et une actrice dont on parle peu mais que j'aime beaucoup se donner la réplique m'avait immédiatement conduit à acheter le DVD cet automne, même si le résumé ne m'inspirait pas outre mesure, et voici le moment de donner mes impressions à chaud.

Je ne peux hélas pas parler de l'histoire: Zwei Leben est un thriller qui doit tout à son suspense et au passé mystérieux de son héroïne, et 80% de l'intérêt du film vient des rebondissements qui nous tiennent en haleine à mesure que des bribes en sont révélées. Je me bornerai à dire que le point de départ de ces rebondissements est en rapport avec deux sujets "honteux" de l'histoire allemande, le programme nazi du Lebensborn et les pratiques violentes de la Stasi ayant quadrillé la RDA par la suite, pour vous donner un goût très général du propos. Un reproche pour commencer: la première demi-heure est peut-être un peu trop longue à se mettre en place car les parts d'ombre sont à ce moment-là trop nombreuses pour permettre de bien comprendre où l'histoire veut en venir, a fortiori lorsqu'on ne connaît pas grand chose à ces questions et qu'il faut attendre la séquence au parlement européen afin d'avoir une définition claire et concise du Lebensborn. Toutefois, dès que les pièces du puzzle commencent à s'assembler, le suspense devient incroyablement captivant et l'on se retrouve avec un thriller savamment ficelé. On ressort de l'expérience avec le sentiment que tout fonctionne à merveille, l'enquête en elle-même étant par ailleurs très bien balancée entre séquences solennelles avec avocats internationaux et scènes de famille dans l'intimité d'un chalet, ce qui permet d'apporter à la fois de la chaleur et de la froideur à un ensemble dont les enjeux sont tous bien explorés. On se félicitera même que le plus gros défaut du film soit franchement minime, à savoir son introduction assez plate où la perruque d'une dame jouant double-jeu fait davantage penser à une parodie de film d'espionnage. Pas pour longtemps, heureusement, et dès qu'intervient la première séquence au chalet, tout redevient très pertinent sur la forme.

D'une façon générale, le style est un peu froid (normal vu le sujet!), et c'est à mon avis un choix judicieux puisque les images hivernales de la Norvège traduisent précisément la tonalité du film, mais sans la submerger trop lourdement. En fait, les photos de littoral grisonnant ou de ville enneigée ne sont que le reflet d'une ambiance terrifiante à mesure qu'on réalise que même une forêt paisible bien loin du rideau de fer peut receler de terribles secrets. A ce titre, la photographie de Judith Kaufmann mérite le coup d’œil car son esthétique sert bien l'intrigue: même les lumières de la ville ont quelque chose de froid. A vrai dire, les décors participent également de cette ambiance sous leur aspect a priori banal, à l'image de l'affiche pâlichonne de bouleaux placardée dans le salon des Myrdal, poster ayant de quoi inviter une touche de froideur dans la chaleur du foyer. Et comme pour souligner ce balancement entre froideur historique et intimité familiale, les rayons du soleil à travers les arbres égayent en retour la forêt nordique glaciale, de telle sorte que le film fonctionne à chaque niveau: le froid correspond à l'atmosphère recherchée, mais celle-ci est nuancée par un peu de couleur, et c'est exactement ce qui se passe dans la tête de Katrine. Pour en finir avec les décors, j'évoquerai rapidement la chambre bleue de Liv Ullmann et les cloisons en bois des autres pièces, soit autant de teintes faussement rassurantes qui permettent de souffler cinq minutes lorsque l'intrigue atteint son paroxysme. Dans l'absolu, c'est presque l'image d'Epinal de la Scandinavie qu'on voit défiler à travers ces images, mais on ne plonge jamais dans la caricature pour autant.

La cerise sur le gâteau de Zwei Leben tient sans doute à son interprétation, franchement irréprochable de bout en bout. Et c'est un réel plaisir que de voir Liv Ullmann parler norvégien! Dans le détail, elle est assez en retrait pendant un long moment, mais elle est constamment marquante, d'autant qu'elle joue une fois de plus exceptionnellement bien: tout est dans la subtilité, sans le moindre mouvement emphatique même quand elle aurait des raisons de le faire, et tout s'imprime magnifiquement sur son visage en toute simplicité, c'est parfait. Sven Nordin en mari qui s'interroge est lui aussi très bon malgré le relatif manque d'éclat du personnage, et Julia Bache-Wiig dans le rôle de la fille est plus que correcte. Même Rainer Bock a le temps de donner de multiples dimensions à son personnage en un seul gros plan, et c'est véritablement rafraîchissant de voir que le film cherche à donner de la complexité même aux plus petits rôles. Cependant, sa plus grande force est sans conteste Juliane Köhler, une actrice que je connais encore peu mais que j'adore déjà, après son exquise berlinoise insouciante et nazie qui se découvre lesbienne dans Aimée & Jaguar, et son exploit d'avoir donné une véritable humanité à Eva Braun dans Der Untergang, sans porter un jugement moralisateur sur le personnage. Zwei Leben est de ces trois films celui où elle m'impressionne le plus, car si dans Aimée & Jaguar elle (sur)joue peut-être un poil trop l'insouciance souriante du premier acte, elle s'astreint ici à une réserve de bon aloi puisque son héroïne cache des choses, mais elle exprime de multiples sentiments sous cette façade volontairement fermée. Sans surprise, sa performance est elle aussi dans la nuance: malgré l'enquête glaciale qu'il lui faut affronter, Katrine se montre immédiatement heureuse et chaleureuse avec sa famille, de quoi donner toute l'épaisseur requise au personnage en suivant l'atmosphère générale. Et surtout, Juliane Köhler réussit deux séquences exceptionnelles de subtilité: celle où elle perd pied lors de son témoignage au parlement européen, et celle où elle révèle enfin le nœud de l'affaire à sa famille, soit deux moments extrêmement bien joués où l'on sent à la fois chez Katrine le poids du passé, le doute et la volonté de bien faire. Or, ces émotions très contradictoires pour elle sont exprimées dans le même laps de temps, sans que l'actrice ne force jamais le moindre trait sur son visage. Bref, Zwei Leben confirme que j'ai effectivement très envie de découvrir l'actrice dans d'autres rôles, en particulier Nowhere in Africa, la pièce manquante parmi les films qui lui valurent citations.

Il est vraiment impossible de parler de Zwei Leben sans faire de révélations fâcheuses, aussi nous bornerons-nous à ces grandes lignes, mais la découverte vaut assez le coup pour donner à d'autres l'envie de tenter l'expérience sans trop en dévoiler. Ce n'est pas absolument parfait non plus, mais pour leur premier/second long métrage de fiction, Judith Kaufmann et Georg Maas ont concocté un bon thriller devant lequel on se prend vraiment au jeu passé la première demi-heure. Et honnêtement, Juliane Köhler donne bien du fil à retordre à Jessica Chastain pour les remises de prix 2012, même si je n'arrive pas encore à me décider pour ces années récentes! J'en reste à 7/10, mais c'est un bon 7.

samedi 4 juin 2016

The Unknown (1927)


Contrairement à toute attente, je n'avais toujours pas vu The Unknown avant cette semaine, alors que c'est un classique et qu'il y a Joan Crawford dedans! Qui l'eût cru? A présent que j'ai comblé cette lacune, quel est mon ressenti sur le film muet le plus célèbre de Tod Browning?

N'étant pas friand de films d'horreur, je ne peux pas dire que je sois absolument renversé par l'expérience, mais The Unknown possède incontestablement un atout que les Freaks et Dracula du même réalisateur n'ont pas: celui d'avoir un héros si complexe qu'il y a finalement beaucoup d'humanité derrière le simple effroi. En effet, là où Freaks se contente de présenter une galerie de personnages aux corps défaillants dans le simple but de mettre mal à l'aise, et là où Dracula se contente simplement de sucer quelques gouttes de sang, The Unknown va plus loin en racontant l'histoire d'un homme à la fois mystérieux et masochiste, amoureux et criminel, et qui réussit à susciter de la sympathie par moments malgré de viles manigances qui devraient théoriquement nous mettre du côté des autres personnages. Cet exploit est en grande partie dû à l'extraordinaire performance de Lon Chaney, que j'ai rarement vu si bon à l'écran et dont le visage qui s'illumine parfois d'un sourire ému peut aussitôt suggérer une perversité inouïe ne manquant pas de faire froid dans le dos. Cerise sur le gâteau: avec l'aide d'un véritable manchot qui a apparemment servi de doublures jambes dans certains plans, Lon Chaney livre une vraie performance physique qu'il faut saluer, parce qu'il dépasse allègrement la simple imitation de gestes pour étoffer la moindre bouffée de cigarette fumée avec les pieds par une véritable profondeur psychologique constamment lisible sur son visage. Entre physique et profondes émotions, cette interprétation est exceptionnelle et mérite sans mentir sa réputation mirobolante.

Cependant, Lon Chaney n'est pas le seul à apporter sa pierre à l'édifice, car Tod Browning insuffle vraiment à son film un rythme trépidant qui tient en haleine jusqu'au bout, et ce notamment au prix de deux séquences qui mettent si mal à l'aise que j'ai éprouvé le besoin de cacher une partie de l'écran avec ma main lors du dernier spectacle, preuve que je ne suis pas encore aussi insensible que je l'aurais cru face à l'horreur des mutilations. Quant à la scène de la clinique, elle a beau ne rien montrer, le seul geste que fait le héros pour expliquer ce qu'il attend du chirurgien a de quoi vous glacer le sang, sans compter que l'univers aseptisé de ce bâtiment médical austère où ont lieu toutes sortes de dépravations, entre chantage et manipulations corporelles immondes, en impose déjà assez par lui-même pour faire frémir d'horreur. Cette salle froide et blanche s'oppose d'ailleurs brillamment aux décors de cirque, de roulottes et de places madrilènes, Richard Day et Cedric Gibbons (tiens donc!) ayant créé de jolis décors qui vous font bien rentrer dans l'histoire dès le premier plan. Félicitons encore le travail d'Harry Reynolds et d'Errol Taggart sur le montage, à la fois pour le rythme insoutenable de la dernière séquence, mais aussi pour l'introduction où Joan Crawford manque de se faire poignarder à chaque lancer de couteau, malgré une ou deux transitions un peu abruptes. Quant aux costumes, les saltimbanques ont beau être vêtus de façon minimaliste, l'exploit d'avoir dissimulé les bras de Chaney sous ces amples manches reste à saluer.

Il m'est hélas impossible d'en dire plus tant le film est court et l'histoire allant directement à l'essentiel, mais on notera tout de même que cette rapidité n'est nullement un empêchement au plaisir, d'autant qu'avoir trouvé le moyen de présenter un héros complexe en à peine une heure de film laisse vraiment penser qu'il n'y avait pas besoin d'enrober davantage la trame générale. La dernière bonne surprise vient enfin de Joan Crawford, qui après seulement deux ans de carrière révèle déjà les signaux d'un immense talent. En effet, si Nanon est uniquement définie par sa peur des attentions trop physiques des hommes et se révèle finalement pas bien difficile à faire changer d'avis, et si le scénario oublie de la montrer vraiment triste après l'assassinat de son père, Joan Crawford la dote malgré tout d'une forte présence, tout en étant fort crédible autant dans la bienveillance que dans la peur et ce sans jamais surjouer la moindre expression, sauf peut-être lors du premier meurtre mais ça dure une seconde et nous sommes dans un film muet après tout. Et le meilleur, c'est que Nanon est une héroïne toujours active qui fait ses propres choix par elle-même et ne manque pas de courage quand il le faut, et Joan période flapper a précisément le dynamisme requis pour donner vie à de tels traits de personnalité. Après, elle n'atteint jamais les sommets génialissimes de son partenaire, mais pour une toute jeune femme quasi débutante, donner une performance de cet acabit est déjà plus que prometteur, de quoi confirmer que si l'on a tendance aujourd'hui à reléguer la star derrière ses consœurs plus virtuoses de la même génération, Crawford n'en demeure pas moins excellente et toujours très pro dans quasiment tout.

The Unknown reste alors une découverte marquante qui ajoute bien du piquant à la déjà exquise année 1927, et son effet est par moments si glaçant que je suis bien parti pour avoir ce film en tête pendant des années. Parce que c'est un peu trop court et qu'on aurait aimé rester davantage en compagnie de ces personnages intrigants, j'ai d'abord pensé en rester à 7, mais il se dégage quelque chose de si fort du visionnage qu'un bon 8 me semble de rigueur.

vendredi 3 juin 2016

Le Chevalier sans armure (1937)


Avant de poursuivre, il faut savoir deux choses essentielles. D'une part, la Russie compte parmi mes civilisations préférées et l'un de mes parents a une bibliothèque si garnie sur la question qu'il a fallu créer une pièce spéciale "Russie et Asie centrale" pour loger un nombre incalculable de livres que j'ai toujours adoré feuilleter. D'autre part, rien ne m'excite tant, d'un point de vue romanesque, que les ambiances de fin d'empire, aussi la chute du séduisant mode de vie aristocratique à la russe est-il un morceau de choix. Dès lors, même si Knight Withour Armo(u)r, production britannique réalisée par Jacques Feyder et interprétée par Robert Donat et Marlene Dietrich, n'a rien de russe en soi, tout est néanmoins réuni pour me faire passer un bon moment et me donner envie de revoir le film de temps à autre, malgré une petite déception originelle lors de la découverte.

La déception n'est plus de mise aujourd'hui et la revisite m'a captivé. D'un point de vue technique tout d'abord: l'ensemble du film est beau et les décors sont assez bien travaillés pour être crédibles de bout en bout, à l'image de la place aux statues équestres dominant la neige sur fond de cathédrale Pierre et Paul, de quoi se croire immédiatement sur les lieux et entrer dans l'histoire au plus vite. La blancheur des robes de l'héroïne est également bien utilisée car ça lui permet de détonner dans un univers qui la dépasse peu à peu: on ne voit qu'elle à l'hippodrome d'Ascot où son chapeau immaculé traduit en quelque sorte l'insouciance d'une aristocrate qui ne voit pas la fin de son monde venir; sa robe de mariée tranche ensuite avec l'obscurité des attentats et du sang qui coule dans les rues de Saint-Pétersbourg; et sa robe de chambre qui vole à l'air libre dans un palais déserté sert enfin de piédestal ultime à une aristocrate qu'une armée rouge aux vêtements frustes et gris se fait un plaisir d'humilier en lui arrachant ses volants. A vrai dire, même le visage trop maquillé de Marlene Dietrich alors qu'elle tente de fuir en paysanne dans le second acte reste une trouvaille judicieuse, puisqu'il faut constamment que les révolutionnaires se méfient de sa prestance qui la met immanquablement en danger.

D'un point de vue scénaristique, le film est encore très prenant et se révèle bien balancé entre un premier acte "tsariste" dont le héros sera la principale victime, et un second acte "révolutionnaire" où c'est cette fois-ci la belle comtesse qui tremble à chaque instant de se faire fusiller. Honnêtement, les longueurs que j'avais cru déceler une première fois ne m'ont nullement sauté aux yeux dernièrement, et l'on suit avec grand intérêt les aventures de cet espion britannique devant infiltrer les mouvances bolcheviques quitte à se retrouver pris au piège jusqu'au goulag, et de la comtesse vivant dans un cocon et se retrouvant chassée de palais en forêts sur un immense territoire dont on ne croit jamais voir la frontière. Il y a même assez de rebondissements divers pour qu'on ne s'ennuie jamais, dont l'attentat de Saint-Pétersbourg et le grimage d'un héros qui doit se laisser pousser la barbe pour infiltrer des cercles d'intellectuels dans une librairie dans un premier temps, mais surtout le saccage du palais, la chasse à l'homme sous le feuillage épais d'une forêt où ne manquent que les bouleaux (!), l'interminable attente dans une gare fantôme hantée par un gardien fou et bien d'autres surprises encore. La question végétale exceptée, on se croirait presque en Russie, et ces aventures sont si variées que l'excitation se fait toujours plus vive de bout en bout.

On ajoutera encore deux forces au crédit du scénario et de la réalisation. Tout d'abord, la puissance de certaines images qui en disent plus long qu'un dialogue, à l'instar de ce plan où la comtesse lit tranquillement dans son parc alors que ses domestiques, qu'on vient juste d'entendre se plaindre et souhaiter la révolution, continuent d'assurer leur service en arrière-plan, comme pour marquer la distance sociale posée par les privilèges de la dame, qui mettra un certain temps à reconnaître que son domaine ne lui appartient plus après le changement de régime. Mais surtout, la dénonciation de la guerre à travers son absurdité: chaque camp passe son temps à fusiller les prisonniers ennemis au prix de jugements arbitraires, et ce dans un tel chaos que les enjeux politiques sont rapidement submergés par les flots aveugles d'un pragmatisme cruel. Blancs et rouges finissent donc tous au même niveau, de telle sorte que les principales victimes en deviennent bien les civils, forcés de se masser inconfortablement dans des wagons à bestiaux pour fuir les coups de feu, peu importe le parti qui les menace. Bien des scènes ne sont en fait sans préfigurer des films ultérieurs comme Le Docteur Jivago (le voyage en train, les civils déboussolés, la ressemblance vestimentaire entre John Clements et Alec Guinness en chefs de section) ou Nicholas and Alexandra (les rendez-vous clandestins dans une librairie/imprimerie), et c'est tout à l'honneur du Chevalier que de parvenir à mobiliser de façon aussi percutante l'imaginaire de la Russie d'il y a cent ans en une durée correcte qui ne cherche pas à ajouter d'inutiles minutes au compteur.

Ceci dit, tout n'est pas parfait non plus, et l'on regrette par exemple que la mise à sac du palais Adraxine ressemble avant tout à un tirage du loto, alors que la séquence méritait davantage de tension. Le scénario aurait également gagné à mieux esquisser les motivations des personnages, le Chevalier nous refaisant le coup de ces héros qui ne se connaissaient pas la veille et se promettent évidemment de se marier moins de 24 heures plus tard, le tout en buvant du champagne dans la forêt au sortir d'un bain paradisiaque dans la rivière! La Russie serait donc le véritable Jardin d'Eden et l'on ne m'aurait rien dit?! Et au fait, pourquoi la noble Alexandra passe tout son temps à voyager en Europe quand son pays est en paix mais ne pense même pas à fuir et reste tranquillement à lire dans son jardin une fois que la révolution a éclaté? Parce qu'il n'y aurait pas eu d'histoire autrement, bien sûr, mais ça n'est pas très logique! Et puis tout de même, Marlene Dietrich a beau être la femme la plus photogénique de l'histoire du cinéma, c'est quand même un peu facile de la voir se tirer de mauvais pas suicidaires juste parce qu'elle est très jolie et que tous les hommes tombent amoureux d'elle sur son passage, quitte à renier leurs idéaux. A la limite, l'extrême sensibilité de John Clements peut expliquer en partie sa volte face, mais on comprend mal comment le stoïcisme de Robert Donat parvient à se muer en amour transi et passionné lors d'un simple coup d’œil dans un miroir. D'autant que, rappelons-le, Ouranoff sort tout juste d'un interminable séjour au goulag qui a bien manqué de le rendre fou, aussi imagine-t-on sans peine qu'il eût normalement d'autres chats à fouetter que de tenter de sauver la première aristocrate venue. A vrai dire, l'improbable rebondissement impliquant l'ancien jardinier est nettement plus crédible que les motivations du héros, aussi eut-il été plus appréciable que l'histoire s'aventure sur un terrain plus romanesque, en faisant par exemple se rencontrer les deux protagonistes à Ascot, où il se trouvent effectivement au même moment dans l'ouverture, ce qui aurait pu expliquer pourquoi ils auraient cherché à s'entraider à l'autre bout de l'Europe quelques années plus tard. En outre, Alexandra ne semble jamais s'étonner de voir Ouranoff parler de sa culture anglaise, ce qui étonne franchement et me confirme bien qu'il aurait fallu accentuer la dose de romanesque dans cette relation, ce qui aurait en outre donné un souffle encore plus épique aux multiples courses-poursuites du second acte, heureusement très prenantes malgré tout.

On le voit donc, le scénario a beau être bien ficelé dans sa tonalité aventureuse, il ne fait pas pour autant de cadeaux aux acteurs, qui doivent nous faire croire qu'ils sont très amoureux après avoir passé quelques heures ensemble seulement. Robert Donat partait cependant avec un avantage: après sa performance d'homme traqué dans Les 39 Marches, il est idéalement distribué en espion/soldat semi-traqué ici. Dans la lignée de ce qu'il fit chez Hitchcock, il porte sans surprise le film du haut de sa prestance (bien que pris dans les filets du bolchevisme, il n'en reste pas moins un notable à l'origine, aussi est-il normal que cela se ressente sous son veston), et ce qu'il perd en humour, il le gagne en scènes expressives alors qu'il dépérit dans un goulag dans les dernières années du tsarisme. Mais il est tout de même dommage qu'à sa sortie, il ne suggère jamais sa terrible expérience: il reste stoïque, aide une aristocrate parce qu'elle lui plaît, quand bien même celle-ci clame haut et fort son amour pour la cause tsariste, et on le croirait finalement plus affecté d'avoir été délivré puis enrôlé par les bolcheviques que d'avoir été envoyé en Sibérie par l'Okhrana. Certes, il n'est dans le fond qu'un espion anglais qui n'a pas pour objectif d'épouser la cause révolutionnaire et fait même tout son possible pour rester en Russie afin de profiter encore du mode de vie aristocratique dont il jouit, mais ses années de prison qui le rendent à moitié fou devraient théoriquement l'empêcher de risquer sa vie pour une comtesse dont il n'a que faire, toute jolie soit-elle. Sans compter qu'Alexandra est précisément la fille de l'homme à cause duquel Ouranoff a été injustement emprisonné, mais à la décharge de l'acteur, le scénario ne précise jamais si le personnage fait le rapprochement avant de s'amouracher de la dame. Dans tous les cas, Donat use d'un certain charisme qui le rend séduisant, mais sa performance ne semble jamais complète.

Il en va en fait de même pour Marlene Dietrich, évidemment très charismatique et photogénique en diable, mais chez qui, comme souvent avec elle, le personnage semble un peu incohérent: il y a en effet un mélange assez malheureux d'innocence et de charisme foudroyant, alors que ce premier trait de personnalité n'est absolument pas consubstantiel à l'actrice, qui n'est jamais aussi mauvaise que lorsqu'elle tente de faire sa vierge effarouchée, comme dans la première partie de l'Impératrice rouge par exemple. Alexandra peut ainsi se retourner brillamment devant des centaines de révolutionnaires, les défier du regard, leur demander de la fusiller sur le champ et crier haut et fort «Vive le tsar!» au vu et au su de tous; et puis du jour au lendemain, la voilà qui se métamorphose en oie blanche incapable de prendre une décision par elle-même et se mettant à regarder son partenaire la bouche en cœur sans faire sentir pourquoi elle jette sa hauteur aristocratique aux orties en à peine une journée. Il est d'ailleurs dommage que le scénario enferme le personnage dans ce cliché sexiste, car force est de reconnaître que l'ensemble des décisions du second acte passent par la bouche d'Ouranoff, même quand Alexandra en connaît davantage que lui sur la question. Exemple: alors qu'ils se cachent dans la forêt dont la comtesse elle-même est la propriétaire, et dont elle laisse entendre qu'elle en connaît tous les recoins depuis l'enfance, c'est pourtant son partenaire qui tout à coup explique, sans avoir jamais mis les pieds céans, qu'une ligne de chemin de fer passe à dix kilomètres au sud et qu'il faut la gagner au plus vite. Reste heureusement l'extraordinaire pouvoir de séduction de la dame, qui a en outre eu la gentillesse de mettre son salaire entre parenthèses lors d'une longue crise d'asthme de Robert Donat au beau milieu du tournage, afin qu'Alexander Korda, le producteur du film, ne cherche pas à le remplacer en cours de route.

Le Chevalier sans armure est donc loin d'être parfait, mais c'est tellement captivant et haletant que ce sera toujours un plaisir d'y revenir, ne serait-ce que pour cette séquence extraordinaire où Marlene court affolée dans son palais déserté alors que tout un régiment arrive du haut de la colline. Parce que ça reste un très bon divertissement et que ça me donne ma dose de Russie fantasmée lors de sa période la plus mouvementée, je remonte le 6 de départ à un petit 7/10 qui me convient parfaitement. C'eût été encore meilleur avec quelques bouleaux, mais il y a déjà tant de bonnes choses que je ne vais pas me plaindre!

jeudi 2 juin 2016

Stella Dallas (1937)


Hier soir, j'ai revu pour sans doute la quatrième ou cinquième fois Stella Dallas, l'un de mes trois films préférés de King Vidor, après La Foule et The Stranger's Return, et ce qui fut également à une époque le plus grand rôle de Barbara Stanwyck à mes yeux.

Si j'aime autant ce film, c'est d'abord parce qu'il s'agit d'une œuvre féminine: alors que le cinéma masculin a tendance à m'ennuyer, Stella Dallas est au contraire l'archétype du Women's Picture, un genre prestigieux dans les années 1930 que le cynisme des générations contemporaines a très vite relégué au rang de "mélo". Et ce revers de la médaille est bien dommage, car Stella Dallas a beau être le remake d'un mélodrame des années 1920 et contenir les ferments de multiples soap operas dans son histoire, ça n'en reste pas moins un très grand Women's Picture, avec tout ce qu'il faut d'élégance dans une mise en scène faisant la part belle aux gros plans sur son héroïne, et d'intrigues secondaires captivantes où chaque personnage est doté de plusieurs dimensions au lieu de tomber dans la caricature qu'on aurait pu attendre d'une telle histoire, celle d'une femme entretenue qui se rend bien compte qu'elle n'est pas à même d'offrir à sa fille la vie aisée à laquelle celle-ci peut prétendre par son père richissime. Si l'on ne saurait parler de subtilité à travers l'esquisse de la société présentée par le scénario, dans lequel les ouvriers (la famille de Stella) et les parvenus (Ed Munn et Stella elle-même) sont tous laids et vulgaires alors que les héritiers (Helen Morrison, Richard Grosvenor) et chefs d'entreprise (Stephen Dallas) sont tous beaux et réagissent en adultes, on appréciera tout de même de voir les personnages négatifs faire preuve d'éléments positifs par moments, et inversement. Ainsi, Ed Munn a beau être ignoble dans tous les sens du terme, il sait aussi se ressaisir en présence du mari et s'en aller avec le peu de dignité qui lui reste, tandis que Stephen Dallas, pourtant prêt à une aimable réconciliation avec son épouse, feindra de ne pas voir les efforts de celle-ci pour réchauffer leurs retrouvailles et la laissera choir seule dans son appartement, montrant par-là même les évidentes limites morales d'un homme qui se veut bon prince. Les grandes dames de la société se révèlent quant à elles médisantes sous leurs sourires de façade, et seule l'incorrigiblement parfaite Mrs. Morrison réussit l'exploit d'être atrocement bonne et compréhensive jusqu'au bout, quoique laisser une mère regarder le mariage de sa fille sous la pluie par souci de convenances soit assez violent dans le fond, bien que ça parte d'une bonne intention. En somme, on ne peut pas dire que ces personnages soient follement complexes, mais ils ne sont pas des caricatures pour autant, et c'est un atout dont le film ne peut que se targuer.

Le point le plus intéressant de l'histoire néanmoins, c'est le traitement de la relation mère-fille entre Laurel et Stella. Certes, tout est fait pour tirer sur la corde sensible et conduire les spectateurs à pleurer à chaudes larmes jusqu'au sacrifice d'une mère qui se croit indigne, mais ces rebondissements incroyables ne nuisent jamais à la lumière qui se dégage du couple mère-fille à l'écran. Ainsi, Stella a beau avoir été mère trop tôt et avoir laissé de très mauvaises fréquentations boire et fumer devant sa fille, elle fait tout de même tout ce qui est en son pouvoir pour rendre celle-ci heureuse: elle lui confectionne ses vêtements, la laisse aller visiter les musées de Boston avec son institutrice, lui organise un anniversaire surprise puis, quand vient le temps d'introduire Laurel dans le monde, lui "paye" un séjour de luxe dans l'hôtel le plus mondain de la côte est. Stella a donc de multiples défauts, au premier rang desquels sa vulgarité ahurissante, mais elle n'a certainement pas celui d'être une mère indigne, et il est d'ailleurs fort touchant de voir Laurel revenir vers sa mère dans un premier temps lorsqu'on lui demande de vivre à présent chez son père à l'adolescence. Et bien que souvent gênée par la grossièreté de sa mère, Laurel ne la juge jamais: elle ne se plaint pas lorsqu'elle choisit de mettre un terme au séjour à l'hôtel après qu'on ait tourné Stella en ridicule, elle est heureuse de fêter son anniversaire seule avec elle après une série de fiascos, et son désarroi dans le train alors que des pipelettes médisent sur elle dans le compartiment contigu fait peine à voir tant c'est sincère. Les deux personnages se révèlent alors vraiment attachants ensemble, et ce malgré les rebondissements aux accents mélodramatiques éhontés. Il est simplement dommage que l'oubli dont Laurel est supposée faire l'expérience dans sa nouvelle maison soit pris au premier degré par l'histoire, car aucune fille qui a vécu une bonne quinzaine d'années avec sa mère ne saurait l'oublier juste parce qu'elle évolue à présent dans de jolis manoirs où tout le monde est beau et poli.

Cependant, le principal défaut du film ne tient pas tellement aux sacrifices lacrymaux qui s'enchaînent dans le second acte sans autre but que faire épuiser des paquets de mouchoirs aux spectateurs, qu'aux fanfreluches sous lesquelles on a abusivement noyée la pauvre Barbara Stanwyck, qui hormis dans deux séquences, l'ouverture et les retrouvailles, se retrouve avec cinquante bracelets en plastique sur chaque bras, des perruques de carnaval sur la tête et des haillons que même les gens des années 70 auraient rechigné à porter! Franchement, il n'y avait nul besoin de forcer le trait: aucun vêtement ne masquera jamais la véritable personnalité de quiconque, et les manières ou le parler de Stella suffisaient nettement à comprendre ses origines sociales ou son manque d'éducation. L'ennui, c'est que ces oripeaux affectent la performance d'actrice, car le goût de Stella pour le toc n'est jamais suggéré: elle a l'air d'une jeune fille bien trop saine au départ pour croire qu'un heureux mariage lui donne le goût des habits les plus laids du monde, et les retrouvailles avec son mari détonnent d'autant plus alors qu'elle fait l'effort miraculeux de s'habiller correctement en se sachant en sa présence. Ou plutôt, c'est de la voir replonger dans ses excès après coup qui étonne, car comment croire que la jeune femme calme et distinguée entrevue le temps d'une visite éclair redevienne tout à coup une poissonnière s'en allant défier les avocats du grand monde? Ça ne m'était pas encore arrivé durant les autres visionnages, mais je sens vraiment trop la part de composition chez Stanwyck dans le rôle: la vulgarité de Stella n'est certainement pas mal jouée, mais on sent constamment que c'est très joué, comme si Stella était en fait davantage une femme du monde, celle très naturelle des retrouvailles, s'ingéniant à jouer à la roturière pour les besoins du scénario. C'est précisément le scénario qui apporte ce défaut à la performance d'actrice, car gageons que sans ces affreux oripeaux et qu'en misant davantage sur les manières et le phrasé du personnage, la vulgarité de Stella serait bien mieux passée à l'écran, et aurait sans doute permis de comprendre de façon bien plus subtile pourquoi Stephen puis Laurel finissent par se détourner d'elle quand la distance culturelle se fait vraiment trop vive.

Par bonheur, Stanwyck reste fabuleuse dans toutes les autres parts du film. Ce n'est plus nécessairement le rôle que je couronnerais comme son joyau interprétatif, mais qu'elle réussisse à dépasser la pluie de fanfreluches pesant sur ses épaules pour livrer une interprétation aussi bouleversante reste un exploit: elle montre malgré tout bien la gouaille du personnage, elle restitue à merveille le sentiment que Stella ne se sent pas à la hauteur face à Stephen, sans pour autant perdre de sa vivacité puisqu'elle peut très bien lui répondre que lui-même ne fait aucun effort en retour pour la comprendre; les scènes avec Laurel sont pour leur part chaleureuses à souhait, le regard désemparé dans le train est magnifique et celui sous la pluie est à mourir de tristesse. Bref, elle rend Stella vraiment très attachante, au point qu'on tremble systématiquement pour elle à chaque fois qu'on sait qu'elle va se ridiculiser en public (l'effet est toujours prégnant même après cinq visites), et ça reste surtout une grande réussite de parvenir à nous faire effectivement pleurer par tout ce qu'elle suggère depuis l'intérieur, quand bien même les flots de mélodrame se font trop imposants et pourraient justement nous exaspérer sur le papier. Le reste de la distribution est également bon, sans que personne n'atteigne évidemment les sommets de la star: Anne Shirley incarne une jeune fille spontanée qui, pour son âge, n'est peut-être pas un rôle de composition quoiqu'elle reste crédible de bout en bout et fasse preuve d'une maturité bienvenue lorsqu'elle comprend certaines choses; John Boles, acteur pour le moins limité et cantonné aux rôles de riches partenaires sentimentaux, joue très bien de cette image avec Stephen, qui reste néanmoins un peu trop réservé pour permettre de bien comprendre pourquoi il tombe amoureux de Stella alors que celle-ci n'est pas du tout son genre à l'origine; et Barbara O'Neil est enfin délicieusement compréhensive, bien que le personnage agace par ses incurables vertus. J'ai plus de mal à juger de la performance d'Alan Hale: le personnage est si repoussant qu'il me serait impossible de l'approcher sans devoir me laver immédiatement si je le croisais en vrai, mais c'est plutôt courageux pour un acteur d'avoir incarné un rôle aussi atroce.

Quoi qu'il en soit, les fanfreluches et rebondissements un peu trop marqués exceptés, Stella Dallas reste pour moi un très bon film qui me fait vibrer à chaque visite. Sans être un film technique (environ 80% des plans se focalisent sur le visage de Barbara Stanwyck), on appréciera encore la pertinence des décors, dont on sent bien l'esprit "classe moyenne" pour l'appartement de Stella par opposition aux salons huppés de Mrs. Morrison; tandis que la musique d'Alfred Newman reprend un joli extrait de l'Ange des ténèbres pour mon plus grand plaisir. Parce que le scénario appuie trop certains aspects pour les rendre larmoyants, on voit mal comment dépasser un 7 parfaitement mérité, mais parce que la relation mère-fille est traitée avec élégance et que Barbara Stanwyck livre une performance dévastatrice, j'ai bien envie de monter jusqu'à 8. Après tout, si je regarde ce film régulièrement avec toujours le même plaisir et les mêmes tremblements, une bonne note me semble de rigueur.