dimanche 24 juillet 2016

A Stolen Life (1946)


Comme vous le savez, je suis très fan de Bette Davis et de sa filmographie. Je regarde en moyenne ses plus grands films une fois par an avec toujours le même plaisir, aussi bien pour l'actrice que pour les qualités techniques des œuvres en question. A Stolen Life fait précisément partie de ces films qu'on a, dès le départ, très envie d'aimer, la seule idée de voir Bette Davis incarner deux jumelles que tout oppose faisant particulièrement saliver. Hélas, en 1946, les très riches heures de Jezebel et Dark Victory n'étaient déjà qu'un lointain souvenir...

Mais revenons au positif, pour commencer, A Stolen Life n'étant pas avare en réussites incomparables qui font passer un très bon moment malgré l'histoire aberrante qu'on essaie de nous faire gober. Et force est de s'incliner: techniquement, c'est très beau. La caméra d'Ernest Haller et Sol Polito nous offre de superbes images de mer, mobilisant avec bonheur tout l'imaginaire d'un petit port de pêche du Massachusetts, avec ses pilotis en bois, ses magasins à même les quais, ses boutiques de souvenirs emplies de coquillages et de maquettes de navires dans des bouteilles, ses phares dans la brume, ses reflets argentés du soleil couchant sur les flots, et ses lampions multicolores égayant les fêtes traditionnelles offertes par la municipalité, sur l'air de l'incontournable Sailor's Hornpipe, très en vogue cette année-là à Hollywood. Les décors d'intérieur de Robert Haas et Fred MacLean (Now, Voyager, Mr. Skeffington) sont tout aussi plaisants, avec notamment ces peintures champêtres ornant les escaliers de demoiselles pas mal loties du tout. Mais le clou du spectacle, ce sont bien sûr les effets spéciaux qui réussissent l'exploit d'incruster Bette Davis deux fois dans le même plan. On ne peut pas dire que ce soit une énorme surprise pour un film de 1946, Little Lord Fauntleroy ayant fait de même vingt-cinq ans plus tôt, mais c'est toujours impressionnant de voir des superpositions d'images autant réussies. Le passage de la cigarette d'une main à l'autre est d'ailleurs spectaculaire quand on y pense, le très léger décrochage n'étant perceptible qu'en passant le film au ralenti. A part ça, le metteur en scène, Curtis Bernhardt, ne joue pas vraiment sur le thème du double à travers ses images, sauf lors d'une brève scène devant un miroir où les deux sœurs semblent se rencontrer une dernière fois.

Comme cette vignette le laisse supposer, le scénario est mélodramatique au possible: une gente dame tombe amoureuse d'un marin mais se le fait piquer par sa jumelle maléfique, avant un gros rebondissement tout droit sorti d'une tête en mal de romanesque! Mon intérêt certain pour les intrigues improbables telles qu'Hollywood les appréciait alors ne manque pas de m'attirer vers cette histoire incongrue, mais hélas, le scénario ne s'épargne pas de grosses incohérences qui ne passent pas. A la décharge des scénaristes, reconnaissons tout de même qu'on tente vaguement de limiter les dégâts dans une première partie. Par exemple, on s'étonne au tout début que Bill, le soupirant, ne se rende pas compte de la différence subite de personnalités lorsqu'il sort à son insu avec la méchante jumelle au lieu de l'héroïne, mais cette séquence est malgré tout essentielle à la narration afin que Bill puisse glisser sa tirade sur ses préférences en matière de charme féminin, the frosting on the cake, les deux sœurs ne pouvant être distinguées que par leur caractère et non par leur physique. Ça justifie donc après coup que Bill préfère la jumelle piquante à son double trop sage, mais sur le moment, la supercherie paraît un peu bancale tant il est évident que pendant tout l'après-midi, Patricia ne se comporte nullement comme la Kate qu'il a toujours connue. Par la suite, on accepte de moins en moins ce qu'on tente de nous faire avaler, comme en témoigne la dispute des deux sœurs où Kate rassure Patricia en lui disant que ce n'est pas de sa faute si Bill en est tombé amoureux, puisque selon ses propres mots, "it just happened", point à la ligne. Sauf que c'est totalement aberrant, Patricia ayant fait des pieds et des mains pour danser avec Bill et aller à Boston avec lui, au vu et au su de tous, Kate comprise! Bette Davis nous refait donc le coup de la vieille fille complètement maso qui accepte tout ou fait semblant de ne rien voir, et c'est agaçant!

Toutefois, le pire reste encore à venir avec le rebondissement central. Attention, révélation obligatoire pour avancer dans cet article: Patricia se noie en mer et Kate décide de se faire passer pour elle afin de reconquérir son seul et unique amour, Bill. Certes, l'histoire aurait probablement perdu en piquant sans ça, mais n'y avait-il pas plus simple pour amorcer un deuxième acte à peu près crédible? N'aurait-il pas été plus judicieux de montrer Kate reprendre du poil de la bête comme la jeune femme dynamique qu'elle était dans l'ouverture, la peintre timide capable de naviguer deux heures durant pour draguer le beau marin en haut de son phare? Elle semble tellement épanouie dans sa galerie de peinture une fois qu'on la laisse choir qu'on aurait préféré la voir se libérer du couple l'ayant blessée pour mieux aller de l'avant. Et d'ailleurs, pourquoi Kate s'attache-t-elle autant à un type qui n'a eu aucun scrupule à la plaquer? Après tout, quand Bill présente ses condoléances à la supposée Patricia, le voilà qui semble s'ennuyer à mourir, comme prêt à dire: "Bon, je suis désolé pour Kate, mais on y va là, j'ai un train à prendre!" On aurait en réalité nettement préféré voir Kate renaître de ses cendres à travers une romance avec Karnock, le peintre brut de décoffrage seul susceptible de la sortir de sa torpeur. Pour tout dire, voir celui-ci disparaître sans laisser de traces pour satisfaire le rebondissement ridicule de la deuxième partie est une insulte au spectateur, alors que la pauvre Kate aurait été bien mieux avec lui! [Fin des révélations]

Parfois, le texte va même jusqu'à en rajouter une couche dans le mélodrame, à l'image de la gouvernante venant dire à Kate, le jour du mariage de sa sœur avec son fiancé: "Si seulement votre mère avait pu voir ce jour heureux!" Le visage dépité de l'amante déchue parmi la foule en liesse suffisait largement à donner du sens à ce sentiment, sans avoir besoin de ces répliques lourdement explicatives pour bien enfoncer le clou. Autrement, la scène de l'alliance est ridicule au possible, d'autant que son seul effet est d'amorcer le fameux rebondissement central tout aussi embarrassant!

Par bonheur, Bette Davis est excellente dans le double-rôle. Lors de la première confrontation, elle fait tout de suite sentir la différence de personnalités sans maquillage ni vêtements, et l'on croit sans peine à ces deux personnages tant ils sont vivants et bel et bien incarnés. Après coups, les tenues plus chic de Patricia accentuent la différence aux yeux du public, mais à ce moment là, il faut qu'on identifie immédiatement qui est qui, ce qui ne nuit guère à l'interprétation, toujours parfaite. Certes, on a parfois envie de secouer un peu Kate, de lui dire d'arrêter de tout accepter sans rechigner, et certes, on a le droit de trouver Patricia peu subtile, mais on s'intéresse malgré tout grandement aux deux sœurs, surtout à la gentille, assez vivace et entreprenante au départ pour nous donner envie d'en savoir plus sur elle. On apprécie également son répondant face au pique-assiette lors du vernissage, le seul raté de la performance étant la scène où Kate s'effondre en pleurs à l'annonce des fiançailles, une séquence peu crédible mais typique du jeu hollywoodien de ces années-là. Dommage, encore une fois, que le second acte ridicule plombe la prestation de l'actrice, pourtant jamais mauvaise mais pas en mesure de nous faire avaler cette énorme couleuvre. Les autres acteurs ont pour leur part divers degrés de sympathie, principalement Charles Ruggles en oncle compatissant et Walter Brennan en marin bourru au grand cœur. Les partenaires romantiques laissent en revanche à désirer: Glenn Ford est ennuyeux comme la pluie et Dane Clark constamment renfrogné, sans charme aucun.

A la fin, comment noter le film? C'est tout de même un incontournable, l'ambiance maritime me ravit au plus haut point et le numéro de Bette Davis me fait jubiler malgré le scénario, mais celui-ci est vraiment affreux. On nage dans un entre-deux: l'histoire fait tendre la note vers un 5-, mais tout le reste vers un confortable 6+. Je ne sais qu'ajouter...

4 commentaires:

  1. J. London Stanwyck3 août 2016 à 21:31

    Encore un film que j'ai vu vers quinze ou seize ans ! Il me semble que c'est le premier film avec Davis que j'ai vu, d'ailleurs. Je l'avoue, le gros rebondissement avec la noyade ne m'avait pas du tout dérangé - même si c'est tout de même une grosse ficelle -, en tout cas moins que la muflerie de Glenn Ford ! J'en garde un plutôt bon souvenir malgré tout, même si c'est loin d'être une des meilleures performances de Bette Davis.

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    1. Après revisite, je trouve quand même Davis assez géniale dans ce double-rôle. Je voulais éviter de la nommer systématiquement, mais vu la faible concurrence en face, elle risque fortement de finir sur mon bulletin...

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  2. J. London Stanwyck4 août 2016 à 20:34

    La pauvre, elle goûterait peu d'être nommée pour perdre face à Crawford ! Oui, elle est sûrement digne d'une nomination, même si je me suis moins enthousiaste pour ce rôle - ou plutôt ce double-rôle - que pour Dark Victory ou The Letter, par exemple.

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    1. Aux Orfeoscars, Joan Crawford aura toujours une longueur d'avance sur Bette Davis: un pour Grand Hotel (second rôle) environ sept ans avant sa rivale, puis un deuxième pour Humoresque quatre ans avant All About Eve. Mais Bette gagne deux prix comme premier rôle et surclasse donc quasiment toutes ses collègues, si l'on considère que le trophée de la meilleure actrice tout court est le plus prestigieux.

      Idem, je la préfère nettement plus dans Dark Victory ou The Letter, mais après une cinquantaine de films visionnés pour 1946, elle reste vraiment l'une des meilleures concurrentes, à la fois par défaut parce que l'année m'inspire peu, mais aussi pour le mérite parce qu'elle est tout de même virtuose dans ce double-rôle.

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