vendredi 12 août 2016

Le Journal d'une femme de chambre (1946)


Mais qui a eu l'idée de faire une comédie bouffonne sur une soubrette incendiaire, débarquant dans un village d'idiots où tous les habitants courent comme des lapins? Les Trois Stooges? Abbott et Costello? Non, la réponse est... Jean Renoir. Au premier visionnage, j'avais tellement détesté qu'Anne et moi n'avions pu résister à l'envie de nous moquer méchamment de Paulette Goddard, poings sur les hanches, observant deux grands-pères casser des vitres dans un potager... De mémoire, il y a déjà du grotesque dans le livre d'origine, depuis le nom ridicule des bourgeois, Lanlaire, à, je crois, une histoire de relique subversive, mais est-ce une raison pour transformer en farce une histoire de bonne tripotée par ses patrons? Octave Mirbeau dénonçait, si j'ai bien retenu mes cours, les privilèges de la bourgeoisie et, en bas de l'échelle, la condition servile des domestiques constamment reluquées par leurs employeurs, mais cette critique passe totalement à la trappe dans le film. C'est pourquoi son parti pris nettement trop "bouffon" me pose problème: ça réduit l'histoire à une unique dimension.

Pour rattraper ça, il aurait fallu faire rire aux éclats, mais hélas, le comique est si bas de gamme que ça ne fait pas rire du tout. En réalité, que se passe-t-il dans ce Journal d'une femme de chambre? Eh bien nous avons droit, en vrac, à... une bonne qui perd sa chaussure en nettoyant le sol! A un vieux colonel qui s'amuse à casser des serres avant de sauter dans des fourrés! A un propriétaire usant de son fusil comme d'un balai pour faire comprendre à son voisin que ce n'est pas très gentil de ravager son potager! A un manteau qui tombe tout seul: on a peur! A un écureuil piétiné parce que c'est tellement drôle de massacrer des animaux! Ou encore, à une cruche geignarde qui fait la grimace et qui tremble chaque nuit par crainte de voir des fantômes! Quelle finesse! Quel regard critique sur la société du temps! Le seul rebondissement vraiment drôle, c'est lorsque Judith Anderson nous fait, avec soixante ans d'avance, une préfiguration de Miranda Priestly à propos du prénom de la femme de chambre: "Célestine? That's too complicated. I'll call you Marie." "I prefer to be call by my own name, Madame." "Very interesting. [Petit sourire pervers qui s'estompe.] Turn around." Malheureusement, cette question n'est même pas exploitée par la suite puisque la patronne continue d'appeler Célestine par son vrai prénom. En outre, on guette avec impatience les nouveaux accès de vice de Madame Lanlaire, mais elle ne sera jamais aussi drôle qu'en son apparition: après coup, elle se transforme en mère inquiète prête à tout pour se faire aimer de son fils, et l'hystérie de Judith Anderson n'aide pas à la rendre captivante.

Paulette Goddard échoue également à donner une véritable densité au film, tant le décalage entre ce qu'elle joue, une aventurière, et ce qu'elle est censée être, une servante, est trop appuyé pour faire rire. Ainsi, quand elle arrive en train au beau milieu du village, elle ressemble davantage aux prostituées du Plaisir, ou à une cocotte parisienne, ce qui est supposément drôle afin de montrer l'absurdité totale d'une maison peu regardante sur les certificats, mais le trait est constamment forcé, Célestine ne pouvant s'empêcher de remonter ses jupons devant tout le monde sur le quai de gare. Plus loin, quand l'actrice se met à pleurer après avoir pris la défense de la cruche, c'est atrocement surjoué, et lorsqu'elle fait la causette comme une aventurière à son employeur, elle n'a déjà plus rien d'une femme de chambre en moins de cinq minutes. Certes, Célestine doit être séduisante, mais elle n'en est pas moins une domestique à la base! Or, cette dimension n'est jamais soulignée dans le film, et si un chiffon lui tombe dans les mains, c'est bien par le plus grand des hasards, puisqu'elle passe toutes ses journées à faire des œillades joyeuses au voisinage. Par la suite, une fois que Madame Lanlaire compte sur elle pour séduire son fils afin de l'obliger à rester sur place, le comique tombe encore à plat, non pas à cause du costume de soubrette érotique ridicule, collant bien à la médiocrité des Lanlaire, mais parce que le fils en question est incarné par Hurd Hatfield, à peine moins raide que dans Le Portrait de Dorian Gray, et par conséquent pas à même de rendre crédible sa passion sulfureuse pour la domestique.

Vraiment, même si tout le film se veut grotesque, l'absence totale de crédibilité pour chaque personnage empêche la comédie de fonctionner. L'usage d'une musique guillerette dès qu'il se passe quelque chose ajoute d'autant plus de lourdeur au tout, si bien que seuls les décors d'Eugène Lourié et Julia Heron parviennent à plaire: la place du village, le jardin et ses gloriettes, le mobilier d'intérieur, le défilé du 14 juillet... toutes ces choses rendent le film assez joli visuellement, ce qui permet de souffler un peu. Autrement, l'histoire de vol, concernant le valet maussade incarné par Francis Lederer, déséquilibre toute l'histoire dans sa deuxième partie, l'arrivée du tragique se mariant très mal aux farces grotesques du début. Et ne nous leurrons pas: le second acte se prend réellement au sérieux, d'où le naufrage total de l'ensemble.

En somme, Le Journal d'une femme de chambre n'est pas drôle dans sa partie comique, et totalement insipide dans sa partie plus sombre. Le rire ou la critique sociale n'ont aucun effet, les acteurs sont insupportables et tout cela étonne de la part de Renoir. André Bazin vous dira que le film est "la synthèse du comique et du drame", et que là où "La Règle du Jeu n'était encore qu'un « drame gai » : Le Journal est une tragédie burlesque, aux confins de l'atrocité et de la farce." Honnêtement, je ne sens pas du tout cette synthèse: comédie et drame n'ont aucun liant puisqu'on passe de l'une à l'autre sans y être préparé, et l'aspect indéniablement burlesque de la farce annule totalement l'atrocité que voudrait atteindre la conclusion. "C'est peut-être pour la première fois que nous discernons dans l'œuvre de Renoir, non plus le théâtre, mais la théâtralité à l'état pur" poursuit Bazin. Cette théâtralité ne me touchant pas du tout, c'est peut-être la raison pour laquelle je n'arrive pas à entrer dans le film. Le parti pris est possiblement plus intéressant qu'il n'y paraît, mais l'ensemble me paraît bancal et de mauvais goût. Je reste sur la note de départ, 4/10.

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