mercredi 3 août 2016

Sentimental Journey (1946)


Après Undercurrent tout droit sorti du prestigieux Woman's Home Companion, voici Sentimental Journey, un film de Walter Lang (The King and I), avec John Payne et Maureen O'Hara, basé sur un scénario issu de la très scientifique revue Good Housekeeping. Comme on s'en doute, l'histoire atteint des sommets balzaciens à travers les aventures de Julie, actrice renommée de Broadway, atteinte d'une grave maladie et qui décide que c'est le bon moment pour adopter une orpheline afin que... son mari ne reste pas tout seul à la maison si elle venait à disparaître! C'est vrai que même avec une armée de domestiques pour lui cirer ses bottes dans cet appartement avec vue sur l'Hudson, le pauvre Bill ne saurait se passer d'une figure féminine prête à lui sourire béatement dès qu'il a quelque chose à raconter. En réalité, toute l'histoire s'ingénie à ôter à Julie toute volonté d'exister par elle-même, comme en témoigne ce dialogue à se jeter par la fenêtre, où le docteur évoque ainsi sa maladie en disant "this is serious", tandis que l'héroïne répond avec force logique: "It's not myself, it's Bill I'm worrying about. I don't think he could go on without me." Sur ce, Julie s'en va donc faire son marché aux enfants au bord de la mer, parmi tous les petits orphelins qui s'amusent à bâtir des châteaux de sable, et c'est là qu'elle rencontre une fillette qui la prend pour un ange tombé du ciel, robe blanche oblige, et qui devra donc apprendre à vénérer Bill comme un dieu si jamais Julie succombait à sa maladie!

Si la première partie est comme on le voit d'une consistance inébranlable, la suite, consécutive à l'adoption, est pour sa part aussi captivante qu'une leçon d'épluchage de pommes de terre. En effet, pour être bien sûr que le spectateur puisse s'identifier et s'attacher aux personnages, on voit la fillette recevoir des peluches, aller au zoo avec ses parents, faire de la barque à Central Park, marcher dans Manhattan etc. Les images sont élégantes, mais est-ce une raison pour passer une demi-heure là-dessus? Attention, révélations: Julie meurt effectivement à mi-parcours, mais heureusement, elle peut revenir à l'état de fantôme pour donner de bons conseils à sa fille, si bien que toute la seconde partie est consacrée à la façon dont celle-ci réussira à gagner l'estime de son père adoptif. Mais là encore, Julie est incapable de penser à autre chose qu'à son mari, d'où une série de conseils incroyablement durs pour une enfant de dix ans: "Tu ne dois pas pleurer car ça ne plaît pas à Bill." "Tu ne dois pas t'enfuir car ça cause des ennuis à Bill." A noter que ledit Bill garde des lunettes de soleil pendant toute la durée de son deuil, même pour dormir suppose-t-on, sans doute parce que les lectrices de Good Housekeeping n'auraient pu supporter de voir un veuf ne pas afficher sa douleur jusqu'au bout des cils. Fin des révélations.

Qu'on ait lu les spoilers ou non, nous serons tous d'accord pour dire que Sentimental Journey, rien que par son titre, est censé nous tirer une larme ou deux en cours de route, ne serait-ce que par l'inquiétude qu'on devrait théoriquement ressentir devant la sainte famille menacée. Aussi aurait-il fallu que les acteurs aient la main légère sur le glucose, par contraste. Hélas, ce n'est pas le cas, ils saupoudrent même la coupe jusqu'à ras bord! Peut-être pas John Payne, qui garde la même expression quelle que soit la circonstance, mais Maureen O'Hara manque cruellement de charisme, au point de rendre l'histoire d'autant plus niaise. La scène où elle est terrassée par son mal pour la première fois est beaucoup trop surjouée, les dialogues avec la fillette son trop doucereux, les larmes d'inquiétude manquent de conviction, et dès que le personnage pourrait gagner en consistance en pensant un peu à soi, la pauvre Maureen répète inlassablement: "Mais que deviendra Bill sans moi?" En outre, Julie est censée être une étoile de Broadway, sauf que d'une part on ne la voit sur scène qu'au moment du salut au public, et d'autre part, elle manque tellement de personnalité que la toute première scène supposée nous duper, à travers ce triangle amoureux qui est en fait le jeu de comédiens en répétition, tombe à l'eau. Les autres acteurs sont transparents: Ruth Nelson se contente de sourire telle une bonne directrice de pensionnat, Mischa Auer se caricature lui-même avant de disparaître sans laisser de traces, la bonne est la plus niaise de la maisonnée et seul William Bendix réussit à apporter un peu de truculence céans.

Malgré tout, croiriez-vous que Claude Jarman Jr. se retrouve fortement concurrencé pour le prix du pire acteur juvénile de l'année? Parce que franchement, Connie Marshall est tellement mauvaise, et si mal dirigée, qu'elle donne le coup de grâce au film. Ach! Elle reste constamment la bouche en cœur devant sa mère, se croit obligée de prendre l'air le plus niais possible dès qu'elle va la voir, et alterne ensuite grimaces et pleurnicheries à n'en plus finir à la moindre inquiétude. Le comble: Connie Marshall avait tout de même douze ans au moment du tournage, mais elle en paraît cinq, c'est effrayant. Ce matin, je parlais de Tomorrow Is Forever, et je puis vous assurer qu'à sept ans, Natalie Wood faisait cent fois plus mature. Pour couronner le tout, la plus grande scène du film est entièrement massacrée par à peu près tout le monde: Maureen O'Hara souligne un ennui palpable, son insupportable rejeton en fait des tonnes histoire de bien déséquilibrer le tout, de telle sorte que l'otarie qui fait des cabrioles au zoo semble avoir déjà plus de métier que tous les êtres humains réunis (William Bendix excepté).

Malgré ses jolies images de mer et de luxueux appartements new-yorkais, Sentimental Journey n'est donc rien de plus qu'une recette sans saveur tout juste bonne à tenter le lectorat de Good Housekeeping. Si l'on n'a pas le bon sens de faire partie du cercle, on risque de ne pas ressentir grand chose devant cette succession de séquences honteusement manipulatrices. Le son catastrophique dans les scènes silencieuses n'arrange rien. 4-.

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