lundi 31 octobre 2016

Clair de femme (1979)


Si La Banquière est à mes yeux le plus beau film français de Romy Schneider, c'est néanmoins dans Clair de femme qu'elle donne sa meilleure performance francophone comme premier rôle. Peut-être que l'image d'une Romy dépressive aux cheveux longs m'a touché plus qu'il ne l'aurait fallu, mais c'est ainsi. C'est une œuvre de Costa-Gavras, inspirée par une histoire de Romain Gary, sur la rencontre improbable entre deux âmes en peine au cours d'une nuit particulière. En filigrane apparaît le thème de la difficulté à communiquer, à travers une palette de rôles secondaires tous plus excentriques les uns que les autres.


Est-ce pour accentuer ce thème qu'Yves Montand passe la moitié de ses dialogues à regarder par terre quand c'est un autre qui lui parle ? C'est très perturbant, et j'espère que c'est un choix délibéré. Sa performance est autrement réussie, car on sent bien sa douleur derrière une façade calme, le tout avec une agilité certaine dans le maniement de l'absurde, avec en point d'orgue l'échange avec l'époux rescapé d'un accident, qui se comporte de façon tout à fait normale mais est incapable de prononcer des mots cohérents. On notera d'ailleurs que le personnage de Montand est le plus communicatif de la distribution : il ne sait pas où il va et passe son temps à l'aéroport pour une destination au hasard, mais il ne craint pas d'aborder les gens, d'offrir un café à l'inconnue qu'il vient de bousculer sur le trottoir, d'encourager le monologue inventé du mystérieux directeur de spectacles d'animaux, ou d'inventer de nouveaux sons devant le rescapé, qui n'aura jamais été aussi loquace qu'en sa compagnie.


L'absurdité atteint son paroxysme avec la réception de la belle-mère de Romy, incarnée par une Lila Kedrova ne semblant pas savoir jouer autre chose que les femmes mûres complètement frappées, une quinzaine d'années après Zorba et Le Rideau hitchcockien. En vérité, aucun des nombreux hôtes ne semble vraiment savoir ce qu'il fait là, de quoi renforcer l'étrangeté de la relation qui se noue depuis le matin entre les deux inconnus. Du coup, les performances très équilibrées d'Yves Montand et Romy Schneider ancrent l'irréel dans le concret, afin de donner toute la mesure du drame qui se joue hors champs alors qu'on les suit dans les rues de nuit. Romy m'impressionne réellement dans ce rôle : elle y arbore un visage tragique qu'elle nuance par des sourires chaleureux, si bien qu'on se laisse émouvoir dès les premières minutes, avant de suivre avec grand intérêt son cheminement intérieur, entre doutes, choix relationnels inattendus et peine déchirante qui se révèle plus grande encore à chaque rebondissement. Pourtant, même une fois que toutes les pièces du puzzle sont en place et qu'on découvre la véritable motivation du héros, l'absurde n'est pas écarté d'un revers de la main, à l'image de la scène exubérante de conduite à contre-sens devant des gens d'armes impuissants.


Clair de femme me semble donc réussi car l'absurde et le drame se mêlent de façon cohérente, mais comme pour tous les autres films français de Romy vus jusqu'à présent, quelque chose me retient de le considérer comme un véritable succès. Cela tient peut-être de ce qu'on met du temps à comprendre où l'histoire veut réellement en venir, quoique cette série de dialogues improbables soit finalement le point fort de l'ensemble. Peut-être que mon ressenti mitigé vient davantage de son esprit trop manifestement "1970's", avec ces couleurs assez fades et ces fauteuils en cuir jaune dans la salle d'attente de l'aéroport. Il est vrai que le film n'est pas vraiment beau, malgré la présence de vitraux originaux chez la belle-mère russe. Le rythme ne m'a pas absolument absorbé non plus, bien que je n'aie pas de reproches majeurs à faire à une œuvre qui fonctionne finalement très bien en l'état. J'ajouterai simplement que la musique de Jean Musy reflète judicieusement l'ambiance générale, avec des accords mélancoliques où percent une note d'espoir, tandis que la flûte de pan rappelle le désir d'évasion du héros et le goût pour l'exotisme de sa nouvelle connaissance.


En somme, Clair de femme est un bon film, qui n'arrive néanmoins pas à me séduire autant qu'il faudrait. Romy est excellente en dépressive nuancée, Montand a plein de bons moments malgré ce tic insupportable de toujours regarder ses pieds, et les deux interprètes composent de fait des personnages attachants. J'en resterai malheureusement à 6/10 car un je-ne-sais-quoi d'indicible m'empêche d'attribuer un 7, et je m'en veux de ne pouvoir exprimer plus clairement ce ressenti. Le plus gros défaut du film sont en fait ces enfants qui jouent pendant vingt minutes à mimer les postures des silhouettes des feux à un carrefour ! Aucun enfant normalement constitué ne jouerait à ça dans la vraie vie ! Je mets donc la légère déception que me cause le visionnage sur cet indéracinable esprit "1970's" par trop daté.


La Banquière (1980)


La Banquière est, de tous les films français de Romy Schneider, celui qui me plaît le mieux : c'est beau, l'héroïne est charismatique et pleine de ressources, et l'atmosphère années 1930 en costumes empêche l'ensemble de sombrer dans la touche "France contemporaine des années 1970" qui a si mal vieilli. C'est un film de Francis Girod, inspiré par la vie de Marthe Hanau, la "banquière des Années folles", qui se hissa aux sommets d'un monde exclusivement masculin et se fit par-là même beaucoup d'ennemis. Renommée Emma Eckhert pour l'occasion, la financière scandaleuse reste un rôle en or qui donne à Romy l'occasion de livrer une bonne, voire très bonne, performance. Dommage que le film peine à tenir toutes ses promesses…


En réalité, tout commence en mettant l'eau à la bouche: l'introduction de dix minutes en noir et blanc est tournée à la manière d'un film muet, sur l'air d'un sympathique pianola d'Ennio Morricone, et le tout avec de jolis cartons semi burlesques narrant les mésaventures de la jeune Emma, traitée comme une paria pour son lesbianisme, mais toujours capable de rebondir par un mariage de convenance qui ne l'empêche nullement de poursuivre sa liaison avec une riche héritière, laquelle lui prêtera l'argent à l'origine de sa fortune. Après coup, le film passe en couleurs alors que la jeunesse des Années folles danse frénétiquement à l'aube de la crise de 1929, un moment-clef dans l'histoire de la finance qu'Emma saura mettre à profit pour devenir la banquière la plus populaire de Paris, via une histoire de taux à 8% à laquelle je n'ai rien compris, mais qui sera tout de même le début de ses déboires, à mesure que ses rivaux tenteront de la faire tomber. En filigrane se brosse un portrait de femme forte, ingénieuse et n'hésitant jamais à se servir de son entourage : elle utilise par exemple le prêt de son amante bijoutière avant de la délaisser d'un revers de la main, et elle n'hésite pas non plus à faire chanter l'homme dont elle vient de tomber amoureuse quand ça arrange ses affaires. Le personnage est donc complexe, suscitant autant la sympathie par son caractère faussement démocratique (elle prétend que même les petits épargnants ont le droit de s'enrichir, bien qu'elle fasse ce mouvement pour s'enrichir davantage elle-même), que l'antipathie à travers ses manipulations.


Ah ! Et oui, vous avez bien lu : "l'homme dont elle vient de tomber amoureuse". Le film n'a pas, hélas, le courage de faire d'Emma une véritable lesbienne : elle l'est simplement trois minutes le temps de faire fortune, après quoi elle jette son dévolu sur un blanc-bec à la pilosité d'ours, de quoi faire retomber l'histoire dans une romance des plus communes. Par bonheur, les luttes politiques que se livre le couple donnent du piquant à leur passion, et la relation trouble qui se noue entre Emma et la femme de son amant pimente d'autant plus l'affaire, mais force est de reconnaître que c'est surtout l'épouse qui semble attirée par Emma, qui en revanche cesse progressivement de s'habiller en homme à mesure qu'on avance dans l'histoire. C'est dommage, car cette bisexualité qui ne s'assume pas tout à fait sonne un peu faux. Par bonheur, ça n'enlève rien à la fascination qu'exerce Emma, mais cette romance hétéro qui occupe tout de même un bon tiers de film est loin d'en être l'aspect le plus intéressant, hormis lors de la question du chantage, quand la banquière n'hésite pas à briser la carrière politique de son amant pour se venger. Sauf qu'ils passent leurs temps à se rabibocher malgré ces coups d'éclat, alors quel intérêt de les voir s'embrasser à longueur de temps dans des chambres d'hôtel, alors que la musique devient de plus en plus quelconque dans ses accents romantiques?


L'intérêt, pour moi, vient surtout des deux autres actes. Le premier évite dieu merci (!!!) de trop s'attarder sur des questions financières, sauf sur cette histoire de 8% qui explique la popularité d'Emma et permet de créer une ribambelle de gâteaux en forme de 8, si bien qu'on suit avec plaisir dans un second temps la montée en puissance d'une femme d'exception, invitée dans les émissions de radio les plus prestigieuses pour parler de ses projets. Le troisième acte offre quant à lui bien du grain à moudre à Romy Schneider, puisque Emma passe par la case prison après une série de scandales, de quoi lui faire ravaler son orgueil et révéler enfin toute sa vulnérabilité. L'actrice est excellente dans cette partie, parce qu'elle n'oublie jamais la force de caractère du personnage malgré les drames, tout en humanisant l'héroïne froide et implacable esquissée jusqu'alors. C'est une jolie performance que je pourrais nommer à l'occasion, l'année restant très ouverte à ce jour. Pour les personnages secondaires, l'interprétation maintient toujours le cap, en particulier chez Marie-France Pisier, qui intrigue à mesure qu'elle se laisse envoûter par une héroïne qu'elle ne perçoit jamais comme une rivale, et chez Daniel Mesguich, très charismatique dans le rôle du politicien malgré son sourire niais au possible. En revanche, Jean-Louis Trintignant n'est pas du tout crédible en banquier teigneux prêt à tout pour faire tomber Emma, puisque l'acteur renvoie une image beaucoup trop douce pour un tel rôle. À vrai dire, la scène où il parle à son double imaginaire en jouant aux échecs n'est pas la plus heureuse de sa carrière.


Je finirai en évoquant la photographie de Bernard Zitzermann, à qui l'on doit également le Molière d'Ariane Mnouchkine, une photographie qui n'a rien d'exceptionnel en soi mais qui rend le film nettement plus beau que la plupart des œuvres françaises de Romy. En fait, l'aspect technique qui impressionne le plus sont les costumes, vraiment charmants avec leur touche "années 1930", en particulier lorsque Romy s'appuie contre la vitre de l'hôtel du Palais de Biarritz, une plume noire sur un turban blanc. Tout ceci rend la découverte agréable, mais cette romance qui tourne en rond, ces antagonistes trop fades et la durée un peu excessive de plus de deux heures empêchent tout de même La Banquière de se hisser au rang de grand film. C'est intéressant mais un peu décevant: 6/10.


samedi 29 octobre 2016

La Nuit américaine (1973)


Considéré comme l'un des chefs-d’œuvre de François Truffaut avec Jules et Jim et Les Quatre Cents Coups, La Nuit américaine est un film original, quasi documentaire, sur les dessous du tournage d'une œuvre de cinéma. On y croise une galerie de personnages de tous métiers confondus, des acteurs à la scripte, en passant par le cascadeur et l'épouse grincheuse du régisseur, dont chacun donne lieu à toute une palette de péripéties susceptibles de retarder le travail général: les figurants qui avancent trop tôt lors d'un plan de foule, la diva italienne qui n'arrive pas à ouvrir la bonne porte, l'acteur principal et ses caprices sentimentaux, la star hollywoodienne affublée d'un mari nettement plus âgé, la mannequin enceinte qui ne l'avait pas dit, et qui doit tourner de nouvelles scènes une fois sa grossesse plus évidente, le chat qui ne veut pas aller où il faut et bien d'autres choses encore, entre soucis techniques et décès accidentel alors qu'il reste encore des séquences à tourner.

Le tout forme un film très intéressant, aussi bien d'un point de vue pédagogique pour qui s'intéresse à l'art de faire du cinéma, que d'un point de vue narratif, où tous ces personnages variés ajoutent de multiples couleurs à l'ensemble. J'avoue qu'après la première grande scène, le sortir du métro tourné dans un studio niçois, j'ai craint que cette Nuit américaine, qui n'est soit dit en passant qu'évoquée car aucune scène n'est montrée sous ce procédé, fût trop documentaire à mon goût, mais le développement progressif de nombreux seconds rôles m'a finalement poussé à me prendre au jeu. On notera par ailleurs que François Truffaut n'a pas hésité à marquer son œuvre du sceau de sa bien connue cinéphilie, comme en témoigne ce colis que le réalisateur, joué par le réalisateur lui-même, se fait livrer pour laisser apparaître de multiples livres sur les grands metteurs en scène du XXe siècle: Dreyer, Lubitsch, Bergman, ou encore Hitchcock bien entendu. J'apprécie pour ma part tous les plans sur les machines: les kilomètres de pellicules s'entremêlant, les formes circulaires de l'intérieur d'une caméra... Ces détails techniques m'excitent totalement, sans que je puisse vraiment expliquer pourquoi. On relèvera encore certains plans très mémorables, avec, par exemple, le dialogue des parents et de leur bru sur deux balcons différents, dont l'un s'avère n'être qu'une plateforme créée ex nihilo; la jolie séquence des bougies censée inscrire le film dans un aspect onirique mais qui s'avérera inutilisable, ou encore la superposition d'images sur le réalisateur exténué car sollicité de toutes parts, et le panneau "Cinéma" clignotant devant lui.

Le seul reproche que je pourrais faire au film, c'est que les intrigues personnelles tournent très vite en rond: tout le monde couche avec tout le monde! C'est supposé faire rire, ce dont témoigne l'expression outrée de la femme du régisseur qui se met toujours dans le champ pour surveiller au plus près les faits et gestes de son mari, mais en même temps, ces histoires de désirs passagers sont un peu mécaniques et donnent l'impression que l'on ne savait plus trop quoi raconter dans la seconde partie. Autrement, la célèbre musique de Georges Delerue est très belle en soi, mais ça ne se marie pas toujours bien avec le style documentaire du film: c'est plutôt le genre de partition qu'on attendrait davantage lors d'une cérémonie dans un palais! Quoi qu'il en soit, La Nuit américaine reste un très bon film, divertissant malgré son aspect particulier, et souvent très drôle. Après tout, Truffaut réussit à saisir le génie comique insoupçonné d'une motte de beurre! Qui peut se targuer d'avoir fait ça à part lui?

La drôlerie vient également des interprètes. Valentina Cortese remporta d'ailleurs de multiples distinctions pour son portrait de Séverine, la diva sur le retour qui boit un peu trop, a du mal à mémoriser ses répliques, et feint de ne pas comprendre pourquoi on ne tourne pas une scène en récitant des numéros au lieu de dire des phrases, pas comme chez Federico! Honnêtement, je ne suis pas plus fan que ça de sa performance: elle n'a concrètement qu'une seule scène pour briller, celle où elle joue à la mauvaise actrice qui mélange les prénoms et passe son temps à sortir par le placard, d'où la nécessité de cinquante-quatre prises pour une séquence de trente secondes grand maximum. C'est à la fois drôle et tragique puisque la comédienne craque sincèrement tant elle s'en veut d'être mauvaise, mais j'ai constamment l'impression que Valentina Cortese se contente de faire ce qu'on lui demande, sans étoffer réellement la scène, ou tout du moins sans y apporter de saveur particulière. On repart donc avec l'impression qu'il manque un petit quelque chose, ce que les minuscules apparitions dont elle doit se contenter par la suite ne font qu'accentuer. En réalité, Jacqueline Bisset me touche bien davantage dans le rôle de la star hollywoodienne, parce qu'elle apporte au film une bouffée d'air frais en n'étant jamais capricieuse, et s'excusant s'il lui arrive de l'être (!), mais aussi parce que Julie a un grand sens des responsabilités. Mon coup de cœur va néanmoins à Nathalie Baye qui compose une scripte charismatique et pleine de ressources: l'air de rien, elle vole la vedette à quasiment tout le monde, et rien qu'un petit sourire espiègle lorsqu'elle surprend un couple au lit, ou sa façon de fumer une cigarette, la rendent éminemment sympathique. Elle est également très drôle, puisqu'elle arrive à retourner son seul et unique défaut à son avantage, lors d'une séquence mémorable de crevaison de pneu.

Du côté des hommes, je ne suis pas spécialement fan de Jean-Pierre Léaud. Certes, il a une forte présence même lorsqu'il reste silencieux, mais sa diction si particulière m'a toujours bloqué dans la plupart de ses rôles. Pour le reste, je ne sais pas trop quoi ajouter: La Nuit américaine est un excellent témoignage sur le métier de cinéma, et l'aspect documentaire est aéré par une galerie de personnages croustillants, que demander de plus? Ça ne me touche pas nécessairement, mais c'est très bon, j'hésite entre 7+ et 8.

Saint-Cyr (2000)


Ce weekend, je tenterai de parler des films français découverts récemment en prévision d'un article sur les actrices de notre pays qui recevront une précieuse nomination aux Orfeoscars. Je continue ainsi sur ma lancée en compagnie d'Isabelle Huppert, avec, pour changer un peu, un film qui n'est pas de Claude Chabrol. Saint-Cyr a d'ailleurs une touche féminine, puisque c'est une œuvre de Patricia Mazuy, qui semble avoir peu tourné, et qui parle d'un environnement presque exclusivement féminin: celui des jeunes pensionnaires nobles mais pauvres recueillies par la marquise de Maintenon, épouse secrète de Louis XIV, au sein d'une fondation dont la vocation vira de bord sous la pression de forces politiques et religieuses dépassant le seul pouvoir de cette reine de l'ombre. En toute honnêteté, devant la réputation modique du film et son sujet a priori trop religieux à mon goût, je m'attendais à quelque chose de froid et d'ennuyeux. Surprise: ce n'est pas du tout le cas!

En effet, Saint-Cyr est une histoire captivante qui montre comment l'emprise religieuse sur la société du XVIIe siècle va changer dramatiquement le parcours de femmes talentueuses et ouvertes d'esprit, qui avaient tout pour réussir à leur entrée dans l'école. Le discours de bienvenue de la marquise donne d'ailleurs le ton: elle veut "de l'esprit, de l'éducation, une grande liberté dans les conversations", bref, autant de choses éloignées de "toutes les petitesses du couvent" afin de rendre les jeunes filles "aptes à affronter le monde et devenir maîtresses du chemin de leur vie". Ce programme alléchant pousse le degré de féminisme à son paroxysme avec l'arrivée de l'enseignante d'histoire, qui n'aime rien tant que faire jouer des métiers alors exclusivement masculins aux pensionnaires, et les imagine déjà futures magistrates ou chirurgiennes. Pour ma part, j'ai vraiment suivi ce premier acte avec intérêt: j'ai adoré ma scolarité, j'ai toujours été constamment curieux d'apprendre, aussi fut-ce un réel plaisir que d'observer des jeunes personnes ayant vécu voilà plus de trois cents ans être formées de manière aussi moderne. Tout ceci passionne d'autant plus qu'on prend bien la mesure du rayonnement exceptionnel de la fondation, au gré des visites du roi, alors que toutes les autres filles du royaume n'avaient droit qu'à une instruction strictement religieuse. Ce premier acte présente en outre plein de rebondissements qui retiennent l'intérêt, entre l'amitié naissante des deux jeunes filles les plus brillantes de l'école, la complicité que la marquise noue avec ses élèves, au sein d'un havre de paix qu'elle quitte toujours à regret pour revenir s'ennuyer dans le lit royal; ou encore les péripéties aussi drôles que pathétiques de l'abbesse, qui fait l'âne devant ses pupilles et se pique de littérature historique, mais qui est au fond constamment raillée par la marquise, celle-ci trouvant son style ridicule et ses sujets trop scabreux.

La transition entre les deux actes est excellente, parce qu'elle se passe de tout effet superflu. Il s'agit simplement d'une représentation de l'Esther de Racine par les pensionnaires, devant la cour. Elles récitent leur texte comme elle l'ont toujours fait, avec pour seuls ornements les costumes colorés cousus pour l'occasion, mais le drame est en réalité filmé sur le visage de la marquise. En effet, alors que le texte vante les vertus chrétiennes au détriment du paganisme antique, les gestes d'amour esquissés par les comédiennes travesties ne manquent pas de faire fourcher les langues vipérines de la cour, qui ne pensent qu'à se repaître du triomphe de la chair fraîche quand la marquise ne voyait là qu'innocence. On observe alors le visage d'Isabelle Hupert se fermer de plus en plus, sa faveur éclatante laissant peu à peu la place au désarroi, à mesure que ses propres démons reviennent la hanter: elle n'est pas une dévote, mais elle craint le Diable, et c'est alors que toutes les manigances dont elle usa jadis pour se hisser sur les plus hautes marches du trône lui reviennent en mémoire. Pensant plus à son propre salut qu'à l'avenir de jeunes esprits qu'elle avait enivrés de belles paroles et de brillantes perspectives d'avenir, elle décide de jeter tout le travail fourni jusqu'alors aux orties afin de transformer Saint-Cyr en un couvent des plus communs. Le prêtre à qui elle se confesse n'est d'ailleurs pas dupe de ses manigances, et comprend bien qu'elle agit plus pour elle-même que pour celles dont elle avait la charge, mais le mal est fait: les jolies teintes claires ou colorées du premier acte deviennent de plus en plus obscures, la fièvre des marais se met à décimer les élèves, les enseignantes prennent le voile, et une armée de bénédictins aux allures d'inquisiteurs se charge désormais de l'enseignement, un enseignement extrémiste et rétrograde qui brouille tous les repères des adolescentes.

Cette seconde partie captive autant que la première, car l'amitié des deux héroïnes se fissure à mesure qu'on durcit leur formation, et chacune prend alors un chemin opposé: l'une celui de la soumission, l'autre celui de la rébellion. Il est d'ailleurs intéressant de noter que ce n'est pas la plus brillante et talentueuse des deux qui est la plus à même de comprendre les changements qui s'opèrent dans leurs esprits. Les sentiments de la marquise se précisent aussi à leur égard, au gré des changements de discipline. Ainsi, alors qu'elle voulait forger la brillante Lucie à son image en lui donnant toujours le premier rôle au sein de l'école, elle fait sciemment le choix de l'enfoncer dans ses doutes afin de la transformer en une bigote de la pire espèce, pour mieux racheter ses propres fautes en offrant cette âme à Dieu, et non plus à l'éclat de l'esprit et de la richesse intellectuelle. On comprend également mieux son ressentiment à l'égard de l'autre jeune fille, Anne, une élève somme toute brillante quand on y pense, car toujours vive, convaincante dans les jeux de métiers ou dans les rôles de méchants païens des pièces de Racine, et en avance sur son temps car ne craignant jamais de mettre le doigt sur le désir sexuel qui s'annonce; mais toujours présentée par la marquise comme médiocre, car moins scolaire et, en un mot, nettement moins maniable que son amie. En réalité, la véritable lumière de Saint-Cyr était bien Anne, chose que la marquise refuse d'admettre car elle lui ressemble en fait comme deux gouttes d'eau: c'est Anne qui a le plus de personnalité, c'est elle qui a l'esprit le plus ouvert, et c'est encore elle qui, si l'établissement n'avait pas changé aussi radicalement de vocation, aurait eu toutes les chances de se hisser au sommet de la société au sortir de l'école. L'emprise de Madame de Maintenon sur ses élèves prend vraiment un tour de plus en plus malsain dans cette seconde partie, car non seulement elle préfère détruire sa propre création parce qu'elle se voit vieillir et pense à l'au-delà, mais il est aussi indéniable qu'elle tente par-là même de couper l'herbe sous le pied d'une jeune fille qui lui rappelle trop ce qu'elle a été, alors qu'elle veut prétendre être tout autre chose à présent qu'elle est au sommet.

Ainsi, le scénario est pour moi très riche, car ça réussit aussi bien à montrer, d'un point de vue général, l'emprise de la religion sur toute autre forme de pensée, et d'un point de vue plus particulier, les conséquences de cette emprise sur trois parcours complexes. Quand on y pense, bien que la marquise soit la première à creuser la tombe de Saint-Cyr, elle est aussi une victime des préjugés de son temps: les médisances de la cour et la peur du Diable sont autant de facteurs qui la poussent à saper le projet de ses rêves. Le film est cependant plus fin que la seule notion de religion négative opposée au libre arbitre positif, puisqu'on y esquisse également les dangers du projet novateur de Madame de Maintenon: les filles ne manquent pas de s'identifier à elle ("nous sentons bon comme Madame"), la tête leur tourne effectivement à recevoir Racine ou Louis XIV comme si elle tenaient salon dans le Marais, ce qui ajoute sans doute encore aux réticences de la marquise, qui reste parfaitement sincère lorsqu'elle veut les empêcher de se transformer en courtisanes. Mais tout est toujours ambigu: la sincérité a ses limites, elle craint constamment une potentielle rivalité avec sa pupille trop fougueuse, et ses sentiments envers sa protégée la plus chère ne sont pas toujours très clairs. Elle cherche en partie à la détruire, mais elle ne veut pas la perdre non plus. C'est particulier. Isabelle Huppert souligne en tout cas très bien cette ambiguïté, de même que la réalisatrice, qui n'a pas peur d'offrir l'image saisissante de la grande dame roulant son visage sur le dos ensanglanté de la fille qui vient de se flageller, le plaisir aux lèvres comme si le contact charnel lui causait autant d'extase que la pensée de se laver de ses péchés anciens à travers la vierge pure qu'elle a pris sous son aile. Lorsque l'autre élève la surprend et décide de la menacer alors que la marquise prend un bain purificateur après ses ablutions sanglantes, ce combat où l'eau mouille les chemises de nuit dans une salle où toutes les baignoires ressemblent à des tombeaux prend une indéniable tournure érotique. Cette dimension n'est jamais appuyée, mais au contraire soulignée assez finement par la réalisatrice, qui laisse entendre les choses sans forcer le spectateur à mettre le nez dedans.

Quoi qu'il en soit, ces rapports de force entre femmes sous l'emprise de la religion et d'ambitions trop dévorantes offrent trois rôles en or aux actrices principales. Isabelle Huppert est sans surprise excellente dans la quasi totalité du film, en usant d'un jeu très huppertien qui la voit passer de la domination éclatante et positive du premier acte aux fêlures et névroses du second, avec une transition très expressive mais jamais lourde lors de la représentation d'Esther. Et bien que perdant pied et se laissant progressivement dominer par ses démons, son passé et son indéracinable ambition, la marquise sait toujours rebondir pour rester la maîtresse des lieux, même la récalcitrante Anne n'étant pas de force. Bref, le portrait est remarquable, et la dimension physique perce admirablement bien à travers cette galaxie d'émotions complexes, entre le dégoût que lui inspirent les attouchements trop récurrents du roi, et la libération qu'elle éprouve à laver le sang d'une innocente comme une Marie-Madeleine illuminée. Le seul reproche qu'il me faudra faire à l'actrice, c'est cet échange de regards avec Anne dans la dernière grande séquence, où elle lève trop ostensiblement les yeux vers la caméra pour bien montrer qu'elle sait pleurer: la ficelle est trop grosse. Mais autrement, c'est excellent. Madame de Maintenon n'inspire pourtant pas l'empathie comme pouvaient le faire la postière de la Cérémonie, ou la chocolatière rigolote de la même année, d'où un sentiment de froideur qui ne séduit pas tout à fait pendant le visionnage, mais quand on y pense, cette performance est si bien détaillée que je ne vois rien à redire. De leur côté, les jeunes filles sont à la fois très bien dirigées et très prometteuses: Nina Meurisse fait très bien l'élève spontanée dans l'innocence, tandis que Morgane Moré a beaucoup de caractère et se paye même le luxe d'être absolument crédible dans sa diction. Leurs doubles enfantins sont également convaincantes malgré leur très jeune âge, de quoi prouver que la réalisatrice est probablement une très bonne directrice d'acteurs, mais dommage que beaucoup de figurantes soient hélas atrocement scolaires dans leur façon de réciter leurs répliques: celle qu'on marie de force est notamment désastreuse.

En revanche, je n'ai pas grand chose à dire sur les seconds rôles: Jean-Pierre Kalfon manque de charisme en Louis XIV et sa façon mécanique d'ordonner à son épouse de le satisfaire sur un chemin boueux n'est pas des plus heureuses. Simon Reggiani est quant à lui très excessif dans le rôle de l'abbé extrémiste bien que ce soit toujours convaincant, le personnage demandant précisément de l'excès, et Jean-François Balmer joue un bon Racine, toujours un peu exaspéré de se voir dicter des ordres par une marquise ambitieuse. Chez les dames, Anne Marev est comme je le disais à la fois amusante et pathétique en abbesse qui fait l'âne, puis qui comprend un peu tard que la marquise la méprise plus qu'autre chose depuis le début (son regard lors de la désastreuse représentation de sa pièce en dit long). Parmi les enseignantes, Madame de la Maisonfort disparaît trop tôt pour qu'on puisse s'attacher à elle, mais j'apprécie la religieuse qui reste complice avec Anne même après sa prise de voile, et qui se révèle bien plus tolérante que tous les prêtres réunis. En parlant des religieux, le moine confesseur est extrêmement mauvais à répéter à l'envi "Faites pénitence!" comme le professeur fou dans L'Etoile mystérieuse! Il y a aussi une Flamande qui pleurniche et Jérémie Renier en amoureux transi, mais ce ne sont pas les interprétations les plus réussies de la distribution.

On finira en concluant sur la beauté visuelle de l'ensemble. Car autant les films de Claude Chabrol dont je viens de parler ressemblaient quasiment à des téléfilms sur la forme, autant Saint-Cyr reste un très bel objet de cinéma, avec une photographie magnifique de Thomas Mauch, capable de transformer l'atmosphère de l'abbaye entre la relative chaleur du premier acte et l'austérité plus prononcée de la seconde partie, et ce sans qu'aucun changement de décor ne soit perceptible. J'aime aussi sa façon de filmer la prise de voile derrière des grilles pour créer une distance entre ce que Saint-Cyr fut et ce que Saint-Cyr sera. Quant aux routes de campagne, le photographe leur donne un aspect solennel qui m'a totalement absorbé dans le film dès le premier plan. Autrement, les costumes sont jolis, autant que peuvent l'être des uniformes de jeunes filles dans une fondation religieuse, avec ces petits rubans qui changent de couleur quand les élèves changent de classe. L’œil préférera sans doute le chatoiement des costumes de scène, mais tout est vraiment beau et tout semble réaliste. Enfin, la cerise sur le gâteau reste probablement la musique de John Cale, que je n'arrive à trouver nulle part (snif) mais qui est si unique en son genre qu'elle illustre à merveille les conflits d'ambitions qui règnent à Saint-Cyr: c'est à la fois grave comme le voudraient les religieux, et à la fois moderne et indéfinissable à l'image du projet novateur d'une marquise trop en avance sur son temps.

En somme, Saint-Cyr reste une énorme surprise que je n'avais vraiment pas vue venir, alors que je m'attendais totalement à m'ennuyer avant de poser les yeux dessus. Le comble: la réalisatrice crut apparemment qu'on lui proposait de faire un film sur l'école militaire de Saint-Cyr dans un premier temps, d'où son idée de garder une dimension militaire pour faire de son œuvre un "Full Metal Jacket en jupons". Je n'ai pas perçu cette dimension en la regardant, mais ça fait totalement sens. Dans tous les cas, je suis conquis. Puisque le seul défaut reste la diction trop scolaire de quelques figurantes collégiennes, je ne vois rien qui m'empêche de monter jusqu'à 9/10, j'ose, et de classer Saint-Cyr dans mon top 2 de l'année, juste derrière In the Mood for Love!

vendredi 21 octobre 2016

Patton (1970)


Patton fut le grand lauréat des Oscars 1970, avec sept statuettes au compteur, dont meilleur film, meilleur réalisateur pour Franklin J. Schaffner, meilleur scénario original pour Edmund North et un certain Francis Ford Coppola (bien que l'histoire soit très largement basée sur deux biographies antérieures), meilleur montage, meilleurs décors, meilleur son et... oh my god... meilleur acteur pour George C. Scott, qui refusa fameusement son prix. Si l'on ajoute encore trois nominations pour la photographie, la musique et les effets spéciaux, il est indéniable que Patton fut l'un des films incontournables de l'année, d'après l'industrie américaine.

Pourtant, il s'agit d'un biopic à l'ancienne qui n'innove rien, puisque des œuvres comme Lawrence d'Arabie avaient déjà tout dit sur le fait militaire ou sur la vie d'un général charismatique et flamboyant, avec en prime de belles images d'Afrique du nord et une durée interminable bien décidée à battre tous les records. Face à des chefs-d’œuvre tel celui de Lean, Patton souffre de la comparaison, malgré d'incontestables qualités. J'ai même cru que j'allais détester après l'introduction de cinq minutes devant le gigantesque drapeau américain, où le général tente de motiver ses troupes en alignant les jurons comme des perles (le mot "bastards" revient si souvent que les sous-titres n'arrivaient plus à trouver des synonymes après avoir épuisé les termes "connards", "fils de pute" et consorts!), mais par bonheur, la vulgarité est largement contenue dans le reste du film. On ne peut certes pas attendre d'une biographie d'un militaire, qui plus est connu pour son franc-parler, d'user du langage de Madame de La Fayette, mais ce n'est pas parce qu'on est à l'armée qu'il faut se croire obligé de jurer comme un charretier! Mais comme je le disais, le vulgaire s'estompe très rapidement, bien que le film continue évidemment de véhiculer des valeurs très viriles, ce qui n'est certes pas ma tasse de thé, quoique pas gênant vu le contexte.

En réalité, ce qui me laisse pantois, c'est que je ne saisis pas bien l'intérêt du scénario. Et peu importe que tout ne soit pas absolument véridique, le véritable Patton ne m'intéressant pas plus que ça, mais concrètement, que nous raconte-t-on ici? L'histoire n'est qu'une succession de batailles: on se bat à Kasserine, on se bat à El Guettar, puis à Messine, et encore dans les Ardennes, avant de finir par un peu de Russie, mais ces trois heures de film en deviennent extrêmement rébarbatives. En outre, les batailles se ressemblent toutes image pour image: des avions lancent des bombes, et des voitures ou des maisons explosent au sol. Et c'est tout. A ce titre, le prix du montage me laisse aussi perplexe que le prix du scénario, parce que non seulement le film est trop long avec autant de séquences trop similaires, mais en outre, la "chorégraphie" des scènes de batailles est toujours la même, avec un plan sur une voiture, puis sur une maison, puis sur les généraux qui observent le tout avec leurs jumelles. Pour un film de guerre, ce montage n'est pas virtuose, surtout comparé à ses aînés comme All Quiet on the Western Front, où le découpage en lignes horizontales entre les mitrailleuses et les soldats tombant rendait la boucherie encore plus terrible, car d'autant plus fluide. Après, je ne sais pas si la comparaison est tout à fait adéquate, car la Seconde Guerre mondiale généra d'autres moyens de combattre, or Patton montre essentiellement des scènes de bombardement, ou tout de moins de tirs aériens, mais pour quelque chose d'aussi imprévisible et désordonné qu'une débandade de soldats au sol, on était en droit d'attendre un peu plus d'innovation au lieu de cette inlassable ritournelle "voiture, maison, jumelles". Autrement, l'histoire devient plus intéressante dans les scènes d'intimité, quand l'orgueilleux Patton se voit plusieurs fois retirer un commandement pour avoir pris trop d'initiatives dangereuses, ce qui permet d'instiller un peu de colère et d'incompréhension, de l'humanité donc, dans cette intrigue par trop mécanique.

Ceci donne pas mal de grain à moudre à George C. Scott, qui bien que restant principalement sur la même note n'en livre pas moins une performance très charismatique. Ce n'est évidemment pas la première fois, surtout de la part d'un acteur capable de voler la vedette aux distributions les plus prestigieuses de son époque telles The Hustler ou Autopsie d'un meurtre, mais son charisme est assez impressionnant pour être une fois de plus remarquable. On appréciera le côté flamboyant de cette "prima donna" qui s'assume: il aime diriger mais prend réellement soin de ses soldats et semble sincèrement triste lorsqu'il perd un proche, il adore faire preuve d'humour avec ses égaux hiérarchiques, ou de façon plus étonnante en plein chaos, comme lorsqu'il reste debout pour abattre des avions ennemis qui l'agacent et qui fusillent pourtant tout ce qui bouge à terre; et comble de la démesure, il n'aime rien tant que se prendre pour les grands généraux du passé, et dire en toute simplicité à ses collègues qu'il a bien vécu la prise de Carthage par Rome, ou les batailles napoléoniennes les plus célèbres. En fait, hormis une scène de colère (convaincante) lorsque Patton se voit refuser sa participation au débarquement de Normandie, George C. Scott réussit à en imposer sans quasiment rien faire: les émotions se manifestent dans certains plis que prend le visage, mais comme le personnage passe beaucoup de temps à dominer, ses sentiments restent discrets, de quoi renforcer l'intérêt de la performance d'acteur. Quoi qu'il en soit, sa présence est telle qu'il écrase allègrement l'ensemble du casting, Karl Malden compris, et ce en n'ayant jamais besoin d'en faire trop.

Cependant, le plus grand atout du film, c'est la photographie de Fred Kœnekamp, que j'espérais ne pas avoir à prendre en compte car la catégorie est ultra chargée cette année, mais dont les splendeurs sont indéniables. Pour tout dire, l'ouverture sur le grand drapeau ancre d'emblée le film dans une dimension grandiose, et l'usage de ce même drapeau dans des paysages verts ou jaunes donne par ailleurs de jolies couleurs variées à l'image, malgré mon dédain pour toute forme de patriotisme. En outre, si le montage est peu inspirant, chaque plan de bataille est d'une incomparable richesse, à la manière dont sont filmés les avions au-dessus des maisons blanches du Maghreb, ou à la façon qu'a un cactus de révéler un drame à mesure que la caméra s'élève dans les airs. Quant aux monuments, des arches antiques à la verdure du palais de la Granja de Ségovie, ils sont tout simplement sublimés, et ce jusque dans les mouvements des jets des fontaines. Finalement, le seul reproche qu'on pourrait faire au photographe, c'est son mouvement très flou lorsque la caméra balaye la chapelle baroque, mais ça n'a pas vraiment d'importance compte tenu du formidable travail accompli. Concernant les autres aspects techniques, je suis tout de même moins enthousiaste: la musique de Jerry Goldsmith sert le propos mais n'est vraiment efficace qu'à la fin, sans compter que la partition reste assez brève; tandis que les décors ne m'impressionnent pas tout à fait. Certes, la reconstitution de maisons tunisiennes sur le sol d'Espagne, ou encore l'enfilade de salons dans les dernières minutes, restent des créations à saluer, mais la plupart des séquences sont tournées en décors naturels ou dans des bâtiments historiques, de telle sorte que la décoration créée spécialement pour le film n'est pas ce qui retient le plus l'attention. Je me demande simplement si le moulin fut bâti pour les besoins du tournage, car le plan est sublime.

En définitive, Patton est tout de même un bon film qui se suit, ô surprise (!), sans déplaisir aucun, mais l'histoire n'a aucun intérêt, tout du moins pour moi. La qualité de la photographie et le portrait brossé par George C. Scott valent à l'ensemble un petit 7/10, mais je ne pense pas lui attribuer d'autres nominations. Bien que 1970 ne fût pas la meilleure année de l'histoire du cinéma, d'autres films étaient tout de même plus dignes de remporter l'Oscar, même si le choix reste plus que correct.

dimanche 16 octobre 2016

La Cérémonie (1995)


Nouvelle année, nouvelle collaboration d'Isabelle Huppert avec Claude Chabrol, La Cérémonie étant d'ailleurs considérée comme leur sommet, avec sept nominations aux César, une coupe Volpi pour les deux actrices principales, et quelques prix américains dans les catégories de films étrangers. Pourtant, si Isabelle Huppert remporta son seul et unique César cette année-là, Jeanne, la postière au comportement trouble, relève davantage d'un second rôle, au même titre que les membres de la famille bourgeoise, dans une histoire entièrement centrée sur Sophie, la domestique mystérieuse dont la docilité apparente semble cacher bien des choses...

Huppert n'en est pas moins excellente: elle incarne un "cas social" avec un naturel impressionnant, en montrant bien que Jeanne est encore enfant dans sa tête, et n'est pas du tout apte à réaliser la gravité de ses actions, jusque dans la mort de sa propre fille. Tout ça impressionne vraiment parce qu'aucune ficelle n'est apparente: l'actrice se glisse parfaitement dans la peau de ce personnage irresponsable, qui tranche avec ses héroïnes plus froides d'autres films, ou tout du moins plus distinguées, comme la marchande de chocolat au somnifère. Cerise sur le gâteau: l'interprétation n'est pas dénuée d'humour, et lorsqu'elle jette de vieux vêtements à la tête d'un couple de retraités, ou quand elle rit comme une gamine en découvrant que les Lelièvre achètent du poisson non produit par leur conserverie, elle parvient à rendre le personnage très drôle. Néanmoins, La Cérémonie appartient vraiment à Sandrine Bonnaire, qui est de quasiment toutes les séquences, et qui livre une performance toujours intense alors que Sophie est en apparence terne et très discrète. L'actrice fait vraiment sentir qu'il y a beaucoup d'émotions derrière cette façade, de quoi épicer abondamment le trouble émanant d'elle, depuis les sourires de petite fille sérieuse à la honte qui la ronge dès qu'elle se retrouve en difficulté, en passant par une dureté effrayante qui va crescendo, avec toujours une bonne dose d'irresponsabilité qui la pousse à s'enfermer dans sa chambre ou à se coiffer comme sa nouvelle meilleure amie flamboyante. Grâce à Sandrine Bonnaire, Sophie ne laisse pas d'intriguer, en particulier parce que l'actrice sait la rendre attachante en soulignant sa force de caractère contenue, ainsi qu'une bonne part d'ingéniosité insoupçonnée. Quoi qu'il en soit, ces deux interprétations se marient très bien tout au long du film, les excentricités de l'une étant l'heureux contrepoint du calme de l'autre, et vice versa, mais c'est quand même Sandrine Bonnaire qui impressionne le plus.

Les seconds rôles se résument quant à eux à la famille Lelièvre. Les performances sont très adéquates, mais les personnages servant surtout de prétexte pour faire évoluer l'arc narratif de Sophie, on est en droit de les trouver un peu trop didactiques pour ressentir vraiment quelque chose pour l'un des membres de la maisonnée. Jean-Pierre Cassel incarne ainsi un maître de maison particulièrement odieux, et son fils n'est quant à lui pas très intéressant puisqu'on sait juste qu'il envisage de se déniaiser avec la bonne, mais les femmes ont plus de grain à moudre, sans doute parce les valeurs conservatrices de cette famille poussent les dames à avoir une proximité plus grande avec les tâches domestiques (ce sont elles qui cuisinent quand Sophie n'est pas là). Virginie Ledoyen est en tout cas bien distribuée dans un rôle qui lui est consubstantiel, celui de la tête à claques de bonne famille qui prend toujours ses grands airs pour faire la morale à tout le monde, sans se rendre compte à quel point elle est odieuse de son côté. Elle est tout de même moins insupportable que dans Huit Femmes, mais c'est aussi que le point de vue sur le personnage est plus subtil: par exemple, elle aide de bon cœur la postière dont la voiture peine à redémarrer, mais elle lui jette le mouchoir taché d'huile au nez avec une incroyable désinvolture. Plus loin, elle reprend sa famille en disant qu'il ne faut "pas dire la bonne parce que c'est dégradant pour les honnêtes gens qui font ce métier", mais elle n'a aucune gêne à lui donner des ordres impératifs ("Tiens, c'est pour vous!") ou à lui faire passer le test "Quelle salope êtes-vous?" sans s'interroger si Sophie pourrait être embarrassée par ce genre de questions. Et bien sûr, elle ne peut se départir de cet insupportable ton paternaliste lorsqu'elle découvre le secret de Sophie.

Jacqueline Bisset est sans doute le personnage le plus appréciable du lot, parce qu'elle cherche réellement à être agréable à sa domestique, malgré un ton évidemment paternaliste dont elle n'a pas conscience, car intégré à son habitus probablement depuis la naissance. Elle s'imagine ainsi que la chambre de bonne, toute sombre, est un véritable Trianon pour une personne de la qualité de Sophie, et elle pousse de hauts cris lorsque celle-ci, qui a pourtant préparé un gigantesque buffet à elle seule, n'est pas là pour apporter quelques glaçons à un invité. Elle se croit néanmoins très bonne quand elle accepte de la conduire en voiture, mais il est impossible de lui être défavorable puisqu'elle ne se rend pas compte de sa condescendance innée. En fait, l'énorme rebondissement final est terrifiant, parce qu'au fond, aucun des membres de la famille n'est volontairement abject, alors que le comportement de Sophie se met à la rendre de plus en plus antipathique. Dès lors, toutes les pistes amorcées dans le film se retrouvent brouillées dans le dernier acte, parce qu'on ne sait plus vers qui diriger notre sympathie. On reprochera peut-être simplement à Claude Chabrol, et à sa scénariste Caroline Eliacheff, de forcer un peu trop le trait dans la critique sociale: les Lelièvre sont tout de même des caricatures ambulantes, de gros ploucs avec de l'argent qui n'ont en fait aucune manière, et qui écoutent Mozart davantage comme marqueur social que par réel intérêt ("Mozart, nous voici!") ("Je digère ce que j'ai entendu!"); tandis que la critique de la religion alourdit d'autant plus l'ensemble, avec cet abbé teigneux et intolérant tout droit sorti d'un cartoon. La question de "faire le bien" que se pose constamment Jeanne revient également un peu trop à la charge pour être honnête. Mais ce forçage de trait est heureusement estompé par le personnage de Jacqueline Bisset, qui veut bien faire sans réaliser à quel point elle peut être insupportable, et par l'idée que les socialement dominées Jeanne et Sophie ont quand même d'énormes tares qui les empêchent d'être blanches dans cette histoire.

Dans tous les cas, La Cérémonie est un excellent film: tous les personnages ont une part de nocivité, Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire sont hors de tout reproche, et le tout comporte assez de nuances pour captiver à chaque seconde, entre la drôlerie mal placée, et souvent effrayante, des gamineries de Jeanne, l'embryon de critique sociale plus sérieux, et le drame secret couvant derrière les apparences de ce domaine breton pas si tranquille que ça. D'un point de vue technique, il n'y a hélas rien à signaler, mais l'histoire et les performances suffisent largement à faire monter la note à 8/10. Pour finir sur une note plus joyeuse, j'aurais plutôt donné le César à Sandrine Bonnaire (Isabelle Huppert gagnant de préférence un premier prix en 1988), et pour en revenir au paragraphe de départ, j'hésite vraiment à considérer Jeanne comme un second rôle. Elle a bien une ou deux scènes pour elle seule, mais les trois quarts du film sont consacrés à Sophie.

dimanche 9 octobre 2016

Merci pour le chocolat (2000)



Après Une Affaire de femmes, voici Merci pour le chocolat, une nouvelle collaboration Claude Chabrol / Isabelle Huppert autour d'une héroïne ambiguë. En vérité, le film aurait pu s'appeler Merci pour le somnifère, non que ce soit ennuyeux, mais parce que la quasi totalité du casting est précisément droguée aux substances endormantes qui la font parler... comme si... zzzzzzzzzzzzzzz...


Le problème du film, c'est que l'histoire ne raconte rien. L'ensemble tourne pourtant autour de deux mystères a priori intrigants, mais en fait, le scénario s'en fiche: on nous révèle tout dès les premières minutes, on ne résout rien, et le film aligne les incohérences comme des perles sur un collier. Du coup, est-il vraiment intéressant de savoir si oui ou non Mika, qui s'est remariée avec son amour de jeunesse après que celui-ci fût devenu veuf d'une seconde femme lui ayant fait un enfant, est effectivement coupable d'empoisonner sa famille? Non, parce que la réponse ne fait aucun doute dès les premières minutes, puisque celle-ci s’assoit constamment à côté d'un napperon couleur chocolat comme la toile qu'elle vient de tisser. Alors, il serait temps de se demander pourquoi elle le fait, mais hélas, la solution sortira de n'importe où, n'ayant visiblement pour but que de montrer qu'Isabelle Huppert sait pleurer lors d'un gros plan. De l'autre côté, les interrogations qui subsistent quant à l'identité de Jeanne, la jeune pianiste qui se rapproche de la famille de Mika parce qu'elle a failli être échangée avec le fils à la naissance (!), finissent par perdre tout intérêt puisque l'histoire passe son temps à noyer le poisson: un coup elle ressemble effectivement à l'épouse décédée, un coup elle est bien la fille de sa mère, un coup elle découvre que son père n'était pas son père, etc. Bref, on n'en saura pas plus à la fin, ce qui est ridicule, parce qu'on parle bien d'un possible échange de fille et de garçon dans une maternité, comme si les mères n'avaient pas vu à quel sexe appartenait leur rejeton sitôt l'accouchement!


Outre ces imprécisions notoires, le film ne fonctionne pas parce que c'est monté comme une enquête, alors qu'aucun des indices n'a la moindre cohérence. Par exemple, si Mika est bien une empoisonneuse, elle n'a aucun intérêt à faire exprès de renverser du chocolat drogué en présence d'une inconnue, qui s'empresse évidemment de la suspecter. Et si Jeanne la soupçonne, elle n'a aucun intérêt à prendre sa voiture après avoir bu elle-même une boisson préparée par Mika. Ce sont là les seuls exemples qui me viennent spontanément à l'esprit, mais au cours du visionnage, j'ai relevé au moins une dizaine de rebondissements qui n'ont aucun sens! Parfois, des pistes sont carrément abandonnées en cours de route. Ainsi, Jeanne fait analyser le chocolat par son petit-ami laborantin qui y découvre effectivement de fortes doses de somnifères? Ok, et puis? Plus loin, Mika veut imposer sa volonté à un associé qui l'ennuie profondément? Eh bien on ne reverra plus l'associé de tout le film alors qu'ils s'étaient quittés sur une question de la plus haute importance qui attendait d'être résolue! Et il en va de même pour la moitié des intrigues secondaires.


Par contre, l'histoire a beau n'avoir aucun but, ça se suit tout de même sans déplaisir, parce qu'on est intrigué par les rapports ambigus qu'entretiennent les personnages entre eux. On aime par exemple observer Mika se mêler de la vie privée de la mère de Jeanne sans gêne aucune, on est toujours tenu en haleine par la volonté de Jeanne, qui s'introduit de son plein gré chez cette famille qu'elle ne connaît pas, et tout ceci parvient à retenir l'attention malgré l'inanité totale des diverses enquêtes. L'essentiel du plaisir vient surtout de la performance d'Isabelle Huppert, qui donne une interprétation rigolote et chargée d'humour noir, qui secoue admirablement la torpeur de cette distribution à moitié endormie. Pour ce faire, elle use d'un jeu simple mais redoutablement efficace, qui se résume à un petit sourire exemplaire d'affabilité pour mieux cacher ses véritables désirs à ses invités. "Hé! Buvez votre café (drogué bien entendu), ça vous donnera du tonus!", dit-elle en souriant comme un angelot! Et lorsqu'elle ébouillante sciemment son beau-fils, prétend être affolée par sa maladresse, et lui demande de s'asseoir au plus vite pour le soigner mais "Non! Pas là, pas sur mon châle!"? Eh bien honnêtement, présentée de la sorte, la scène parvient à faire sourire malgré le comportement odieux de la dame. Toujours est-il que Mika a l'art de dire spécialement ce qu'il ne faut pas au mauvais moment, et tout ça avec le sourire, de quoi donner un point de vue original à ce qui avait davantage l'air d'un drame sur le papier. C'est en tout cas nettement plus drôle que les tentatives d'humour désastreuses de Elle, mais ces petits crimes au chocolat se prêtent plus facilement au second degré. Dommage que l'originalité de l'interprétation soit plombée par cette fin totalement bâclée.


Dommage, également, qu'en dehors d'Isabelle Huppert, l'interprétation soit aussi calamiteuse. Certes, Jacques Dutronc et Rodolphe Pauly sont déjà drogués tous les soirs lorsque l'histoire commence, mais leur jeu manque tellement de naturel dans l'endormissement que c'en devient pathétique. Quant à Anna Mouglalis, pourtant pas empoisonnée car longtemps extérieure à la famille, elle récite ses répliques de façon si mécanique qu'on ne croit pas à la moindre phrase qu'elle prononce. "Oh-non-t'as-bou-si-llé-mon-pull." "C'é-tait-pas-mon-père-et-c'est-mai-te-nant-que-tu-me-le-dis?" Bref, ces acteurs sont si apathiques que le film n'est jamais loin de franchir la ligne de l'insupportable par leur faute. Le seul second rôle intéressant, c'est Brigitte Catillon incarnant la mère de Jeanne, puisqu'elle s'efforce de rester digne en toutes circonstances bien qu'on sente qu'elle cache des choses.


Pour finir, je dirai simplement que sur la forme, Merci pour le chocolat ressemble quand même à un téléfilm, sauf lorsque les moulures des plafonds prennent la peine de se refléter assez joliment sur le sommet des pianos. Ce n'est malheureusement que son moindre défaut, le principal écueil étant toujours cette histoire aux multiples rameaux cousus de fil blanc. Ça se laisse néanmoins très bien regarder au cours d'une soirée divertissement, en particulier grâce à l'amusante performance d'Isabelle Huppert. Mais le prix Louis-Delluc surprend: n'y avait-il vraiment pas de meilleur film français à couronner cette année-là? L'absence de nominations aux César semble prouver que si. 5/10.


Une Affaire de femmes (1988)


Comme vous le savez, j'ai haï le dernier film d'Isabelle Huppert, Elle, une œuvre bas de gamme digne d'un téléfilm (la scène des volets), et dont le point de vue, en tant qu'individu frappé et touché contre son gré, m'est apparu comme un soufflet insultant. Malgré tout, j'en avais assez de n'avoir que cette image de l'actrice, que j'avais adorée en la découvrant jadis dans 8 Femmes, aussi me suis-je décidé à parcourir sa filmographie plus avant, afin de comprendre pourquoi tout le monde la qualifie de plus grande actrice française en activité.

C'est ainsi que j'ai acheté une demi-douzaine de ses films les plus connus hier, dont Une Affaire de femmes, un film de Claude Chabrol inspiré par l'affaire de la "faiseuse d'anges" Marie-Louise Giraud, qui valut à sa muse la première de ses coupes Volpi. On y croise aussi des noms bien connus du cinéma français, dont François Cluzet en époux soumis, plus intéressant que sa médiocrité le laisserait supposer, Marie Trintignant en prostituée complice, et Dominique Blanc en cliente affaiblie par des grossesses à répétition. C'est néanmoins Isabelle Huppert qui domine cette distribution, en donnant l'une de ses meilleures performances. Vraiment. Elle passe par à peu près toutes les émotions imaginables, et tout est parfaitement nuancé, sans qu'on doute jamais que le personnage est terriblement humain, entre l'attachement que Marie Latour suscite pour sa vivacité, et l'antipathie qu'elle suggère par son agacement vis-à-vis de ceux qu'elle n'aime pas, ou par sa rapacité qui l'empêche de refuser de l'argent même après un avortement qui a conduit une "patiente" au tombeau.

Le personnage est en fait très complexe dès le départ: elle aime ses enfants mais dit parfois des choses désobligeantes sur son fils, elle cherche à écarter un mari qu'elle n'a jamais aimé en demandant à sa bonne de se substituer à ses devoirs conjugaux, elle n'a aucun scrupule à se lancer dans une affaire très lucrative en louant des chambres à des prostituées, et l'on sent vraiment qu'elle prend plaisir à se vanter, alors qu'elle n'a pratiqué qu'un unique avortement, et ce par hasard, à ce moment-là, qu'elle est une experte en la matière. En réalité, Marie ne cesse jamais de s'illusionner sur son sort: elle pense pouvoir mener grand train du jour au lendemain par ses activités sans attirer les soupçons, de même qu'elle s'imagine pouvoir monter sur les planches un jour bien qu'elle chante de façon désastreuse. Lorsque son fils, devenu narrateur vers la fin, avoue qu'elle avait à l'époque le même âge mental que lui, c'est tout à fait crédible, et Isabelle est idéale pour incarner cette femme vivant dans le déni, et pas toujours sympathique au demeurant.

La performance va toutefois nettement plus loin, puisque Marie est aussi une personne attachante qu'on a envie de voir sortir de son quotidien miséreux. Ses pleurs sont sincères quand sa meilleure amie est déportée, elle ne juge jamais ses clientes et veut vraiment leur bien, et l'arrivée du doute dans son esprit est jouée de façon impressionnante. En effet, alors qu'une dame définie comme "chrétienne" lui suggère que les fétus ont une âme avant leur développement, Marie sent les larmes lui monter aux yeux comme si elle venait de réaliser quelque chose d'important, et l'on sent que cette interrogation ne la quitte plus même lorsqu'elle va chercher du plaisir auprès de son amant. En outre, cette scène de confrontation avec la dame pieuse (j'ignore le nom de l'actrice, mais elle est excellente dans cet unique caméo) mêle la stupeur de l'annonce d'un décès et du doute envahissant l'héroïne à quelque chose de plus malsain, puisque c'est à ce moment qu'elle prend de l'argent à son interlocutrice malgré les vifs reproches de celle-ci. En somme, le personnage est complexe, touchant mais non dénué de zones d'ombre, et Isabelle Huppert lui insuffle une énergie impressionnante entre joie de vivre et désir d'évasion, illusions perdues et ennui profond auprès d'un époux qu'elle méprise. 

Il est par ailleurs intéressant de voir comment les rôles s'inversent au sein du ménage, entre un mari au foyer soumis et trompé avec allégresse, et une femme forte qui tient les comptes et mène la vie libre dont elle a toujours rêvé. En outre, si le titre du film fait avant tout référence aux travaux qui ne concernent que des femmes, il n'en prend pas moins une dimension plus générale à mesure que les dames sont clairement mises en lumière par rapport aux hommes. Ainsi, Isabelle Huppert a cent fois plus de volonté que son époux médiocre, Marie Trintignant est nettement plus chaleureuse que son client collabo, et Dominique Blanc émeut par son épuisement physique, à cause d'un mari qui lui interdit de se refuser à ses avances et qui lui a fait sept enfants en sept ans! Le film peut alors se voir comme une déclaration d'estime envers toutes ces anonymes que la société méprise, alors qu'elles en sont les principales victimes et qu'elles sont bien plus compréhensives et solidaires que tous les hommes réunis.

Toutes ces choses, avec en point d'orgue la complexité d'une héroïne pas exempte de reproches, font du film une oeuvre très riche qu'on suit avec intérêt, mais c'est vraiment la performance d'Isabelle Huppert qui rend le tout vraiment très bon. Visuellement, Une Affaire de femmes ne m'impressionne pas, malgré la puissance de certaines images, dont les multiples gros plan sur l'actrice principale, ayant ainsi tout loisir d'user de toutes les couleurs possibles de sa palette, ou encore ce plan fixe assez furtif sur des aiguilles à tricoter plantées dans une pelote de laine, avant la grande confrontation centrale. Les dialogues sont quant à eux travaillés avec soin dans bien des cas, comme en témoigne le premier échange entre Isabelle Huppert et Marie Trintignant: celle-ci lui demande quelles sont donc les activités secrètes dont Marie se vante, en l'appelant d'abord innocemment "mon ange", puis en insistant par ce verbe tranchant: "accouche!" Avec tous ces bons aspects à son actif, Une Affaire de femmes mérite bien un bon 7/10, et j'irai même jusqu'à dire qu'Isabelle Huppert méritait le César cette année-là, malgré la performance de qui l'on sait en face.

samedi 8 octobre 2016

Molière (1978)


J'avais le DVD sur mes étagères depuis 2005, mais sa durée de quatre heures et le caractère "c'est pour le Bac français" du présent m'avaient quelque peu refroidi, aussi m'aura-t-il fallu onze ans avant de poser enfin les yeux sur le Molière d'Ariane Mnouchkine, une grande fresque relatant la vie de l'auteur de l'enfance à la mort. Visuellement, ça confine au sublime, mais le film a tout de même un énorme défaut: son histoire, un comble pour une œuvre consacrée au plus célèbre des écrivains français.

En réalité, cette biographie est un assemblage de vignettes sans rapports entre elles, bien que présentées par ordre chronologique. Hélas, toutes ne sont pas dignes d'intérêt. Par exemple, quel est le but de passer six minutes entières sur deux carrosses se bloquant l'un l'autre dans une rue sans que cela n'ait aucune incidence sur le personnage central? Et à quoi sert ce chariot enflammé qui manque de renverser les passants qui se promènent tranquillement la nuit tombée? Dieu merci, bon nombre de séquences ont bien un rapport avec la famille Poquelin, mais là encore, y avait-il besoin de consacrer une demi-douzaine de minutes à une galette d’Épiphanie pour savoir qui aura quel morceau et qui gagnera la fève? Que l'heureuse élue choisisse son roi en la personne de Jean-Baptiste finit tout de même par faire écho à la royale reconnaissance dont jouira le héros dans le futur, mais dans bien des cas, on a affaire à des tranches de vie sans véritable enjeu, pas même pour l'avenir de l'écrivain, qui s'éternisent bien trop longtemps. Au regard de toutes ces vignettes, alourdies par la diction très théâtrale d'une voix off, la durée de 4h20 tout de même (!!!) se fait cruellement sentir, bien que les ors versaillais de la seconde époque parviennent à tromper l'ennui de temps en temps. Autrement, c'est tout à l'honneur de la réalisatrice de ne pas se laisser éblouir par la gloire attendue, et d'ancrer ainsi son film dans une dimension sociale où l'on sent bien la réalité boueuse de la grande majorité de la population de l'époque.

La reconstitution historique est en fait la grande force de Molière: les décors et costumes sont tous très réalistes, et rendent l'ensemble très beau. Les rues de la ville furent apparemment entièrement créés par Guy-Claude François qui usa abondamment de bois et de polystyrène afin de changer rapidement l'aspect des toits, ou de modifier l'emplacement des bâtiments à chaque changement de lieu. Or, à l'exception d'une maison échouant à faire illusion, ces rues sales et surpeuplées sonnent constamment juste et donnent au film un grand cachet. Les costumes de Daniel Ogier donnent également vie aux personnages, sans avoir l'air d'être simplement promenés sur leurs épaules, ce qui ajouté à la réussite de la décoration inscrit Molière dans une veine réellement cinématographique, ce que la mise en scène théâtrale ne réussit pas tout à fait, à l'image de ce prologue de cinq minutes où l'on se croit clairement devant du théâtre filmé. Certaines critiques parlent du film comme de la preuve vivante que théâtre et cinéma peuvent parfaitement coexister dans une même histoire, ce qui est à la fois mérité et un peu exagéré: une histoire mieux rythmée, et moins axée sur des personnages mangeant ou marchant sans mot dire des minutes entières, aurait à mon avis moins accentué l'aspect théâtral de l’œuvre pour mieux la marier avec sa part de cinématographie. Quoi qu'il en soit, le résultat visuel est saisissant, la caméra de Bernard Zitzermann ayant parfaitement su capter de bien belles images, des scènes de repas aux nombreux protagonistes dignes des plus grandes peintures flamandes, au voyage des gondoles dorées dans les montagnes enneigées, en passant par ce moment bizarre où une scène s'avance au grand galop dans les prés, entre les troupeaux de moutons! Un bémol pour la musique, néanmoins, car entendre Lully décrire les rêves de gloire de Louis XIV sur Le Roi Arthur de Purcell, ça ne fonctionne pas vraiment pour un film cherchant à atteindre un tel degré de réalisme.

Pour finir, la chose la plus frappante de ce Molière, c'est la volonté d'Ariane Mnouchkine de toujours rappeler la dimension collective de son oeuvre, celle "de tous ceux et toutes celles dont les noms suivent", comme le rappellent le générique et le livret accompagnant le DVD. Dommage que malgré cette foule de noms impressionnante, je ne sois pas saisi par l'interprétation. En effet, les comédiens appuient énormément le burlesque dans les scènes de théâtre, ce qui était peut-être la manière de jouer de l'époque mais qui a personnellement tendance à m'irriter, et leur jeu est de toute façon beaucoup trop théâtral dans les (excessivement) nombreuses tranches de vie quotidienne, une approche ne fonctionnant pas du tout pour une œuvre filmée. La diction, qui serait parfaite sur les planches, ne passe hélas pas devant une caméra, de même que certains gestes, à l'image du père Poquelin agitant ses mains tels des moulins en plein orage dès que le ton monte.

Finalement, Molière reste une jolie fresque, sensationnelle au niveau de l'image, mais ça ne suffit hélas pas à pallier certains défauts qui ôtent bien du plaisir au spectateur. Une longueur interminable pour une histoire sans enjeux, où l'on passe de tel événement à tel autre sans aucun liant, et où l'on ne peut s'attacher au moindre personnage parce que leur construction psychologique se laisse emporter par ce torrent de vignettes quotidiennes, où l'on passe plus de temps à choisir des couronnes de Noël qu'à montrer l'envie de la troupe de triompher de ses échecs ou de savourer sa gloire; constituent en effet un obstacle de taille. Même d'un point de vue pédagogique, je ne suis pas sûr que des professeurs de lettres puissent recommander le film à leurs étudiants: c'est trop long et il ne se passe quasiment rien dans la moitié des séquences, alors pas sûr que voir un grand-père manger de la galette pendant six minutes ait un réel intérêt historique ou littéraire. Mais ne soyons pas trop méchant, ceci dit: c'est très beau, et il y a tant de bonne volonté de la part de l'équipe qu'il reste malgré tout bien des choses à admirer. 6/10.

samedi 1 octobre 2016

Petit traité de joie de vivre!


Vous souvenez-vous de Devotion, le biopic sulfureux des Sœurs Brontë où Charlotte tente de piquer le vicaire d'Emily? Eh bien voici la version française de 1979 par André Téchiné, avec les trois grâces Isabelle Adjani (Emily), Isabelle Huppert (Anne) et Marie-France Pisier (Charlotte); une version évidemment meilleure puisque ayant décidé de faire la part belle aux talents artistiques de la fratrie, et non à d'insipides histoires d'amour avec des curés. Pourtant, malgré cette distribution enchanteresse et la promesse d'une lande magnifiée par la caméra de Bruno Nuytten, le ton est si déprimant dès les premières secondes que la séduction peine à affleurer.

Certes, j'imagine que passer sa vie dans une paroisse pluvieuse, rester vieille fille et mourir jeune n'est pas une existence des plus joyeuses, mais tout de même, les actrices s'ingénient à accentuer la dépression de leurs personnages jusqu'au point de non retour. Ainsi, lorsque Charlotte veut manifester sa joie après avoir reçu une lettre qui lui fait grand plaisir, elle ne trouve rien de mieux à faire que de se promener dans sa maison à minuit avec une tête d'enterrement, pour mieux expliquer à sa sœur avec la voix de Garbo un soir de déprime qu'effectivement, "la lettre n'est pas dénuée d'éloges". D'accord, mais je n'ose imaginer ce qu'une mauvaise nouvelle lui aurait causé. Et quand on félicite Emily sur sa façon de jouer du piano, celle-ci répond avec un air de dépressive à deux doigts du suicide que "si c'est un compliment, je vous remercie." Bon... D'ailleurs, les sœurs ne rient jamais, sauf à une occasion, lorsque Anne raconte apparemment la blague du siècle en révélant que la riche famille qui l'emploie comme gouvernante lui verse un salaire lui permettant de subsister. "Hihihi!", pouffent les deux autres devant tant d'humour, et ce sera hélas le seul moment de gaieté en deux heures de film! En outre, si vous observez bien la deuxième image en haut de l'article, vous constaterez qu'Anne vient juste de dire: "Je me sens revivifiée! Heureuse!" Eh bien heureusement que le mot "heureuse" est prononcé, parce que vu l'expression enjouée d'Isabelle Huppert, on se demande réellement si l'on a bien entendu...

Evidemment, tout ceci est un choix. Le réalisateur et ses actrices ont voulu souligner la dure condition de jeunes femmes précaires dans l'Angleterre du XIXe siècle, mais vous ne me ferez pas croire que les sœurs Brontë n'ont jamais ri une seule fois dans leur vie. Même Emily, la plus dynamique des trois, ressemble déjà à Adèle H. dès son apparition, avec ses haillons, ses cheveux en bataille et son visage hagard. Le comble, c'est que les dialogues sont plutôt bien écrits, en montrant notamment que les sœurs ont bel et bien une sensibilité littéraire à parler avec des métaphores florales, mais les actrices font hélas le choix d'une diction monotone qui massacre dès le départ la portée de leurs répliques. Par exemple, le très beau monologue du houx, qui reste vert telle l'amitié alors que l'églantier ne fleurit qu'un temps éphémère tel l'amour, est récité de façon atone et monocorde, ce qui en altère sa force. Je me suis néanmoins demandé si cette morosité ambiante ne servait pas le film dans sa conclusion, laquelle reprend ce même monologue et concluant par les mots d'Anne: "mais c'est une plante humble, et triste, et banale". Ces mots ramènent en effet les héroïnes à leur condition première, d'humbles jeunes filles tristes et banales qui n'auront même pas savouré leur gloire littéraire. Néanmoins, passer deux heures entières à entendre les actrices énoncer leurs phrases comme des puritaines du XVIe siècle ôte toute connivence qui pourrait se faire entre les personnages et les spectateurs. La fratrie est terne, les interprètes sont trop occupées à jouer aux dépressives, en particulier lorsque Marie-France Pisier se flagelle verbalement pour regretter son départ de Bruxelles, ou quand Isabelle Adjani pleure derrière sa porte parce qu'on a violé l'intimité de ses poèmes, mais tout cela est trop ostensiblement gris pour créer un véritable effet émotionnel.

Le rythme général est également très lent, et il paraît même que le montage d'origine durait trois heures! Sans mentir, trois heures de visages égarés, de regards dans le vide et de diction largo n'aurait pas été supportable. Le scénario peine de son côté à faire mouche car même si l'on nous épargne les curés ténébreux, on nous impose tout de même l'intégralité de la vie des Brontë hormis leur naissance, et ce en préférant les montrer tous très dépressifs au lieu de faire ressentir en quoi leur existence a pu influencer leurs sombres écrits. Il est certes fait mention d'un fantôme lors d'un trop bref échange, mais à part ça et le monologue du houx, on ne voit pas les sœurs écrire, si bien que la publication de leurs œuvres tombe comme un cheveu sur la soupe à la grimace qui alimente les trois quarts du film. Du coup, l'histoire est nettement plus réussie que la version Warner à l'eau de rose, mais à l'inverse, Olivia de Havilland et Ida Lupino avaient l'air d'êtres de chair et d'os, bourrés de sentiments et d'énergie, pas comme leurs consœurs françaises dont la diction sonne constamment faux. Ici, le seul coup d'éclat, c'est lorsque Emily se venge de la langue de vipère de la pension bruxelloise en lui fourrant une plante urticante dans le décolleté, mais même ce faisant, Isabelle Adjani peine à suggérer une once de dynamisme dans cet océan de lymphe. Elle semble même s'ennuyer quand elle s'entraîne au tir à vue dans la lande, pourtant l'un de ses loisirs favoris! Et lorsque les sœurs se croisent dans le couloir rouge de leur maison, elles restent à se regarder longuement sans mot dire, avant de passer leur chemin telles Liv Ullmann et Ingrid Thulin dans Cris et Chuchotements. Sauf que les héroïnes de Bergman ne manquaient pas de vitalité malgré leurs peines, elles!

Malgré tout, le film est une incomparable réussite visuelle qui fait tout de même plaisir. La photographie de Bruno Nuytten en est principalement responsable, avec ses magnifiques images de lande sous la grisaille, les rues mornes du village où se détache inlassablement la robe rouge de la pauvresse qui y dort par tous les temps, l'églantier belge dans une campagne plus clémente, la chambre rouge de la tante, la gravure de navire sur la fenêtre donnant sur la mer, ou encore le tableau crépusculaire qui orne le hall de l'opéra. Par ailleurs, une scène intrigante pallie pour sa part la fadeur de la mise en scène, lorsque Madame Robinson monte les escaliers pour emmener Branwell au sommet de la tour où naîtra leur liaison, tandis qu'Anne les suit discrètement et apparaît peu de temps après dans la même position que la maîtresse des lieux, quoiqu'elle interrompe son ascension après avoir compris ce qui se trame. Dans le rôle de l'épouse malheureuse, Hélène Surgère donne plus de dynamisme à elle seule que toutes les autres actrices réunies, dans un monologue envoûtant aux cheveux détachés. En revanche, Pascal Greggory souffre du même problème que ses partenaires, en composant un Branwell si ostensiblement dépressif qu'on a du mal à s'émouvoir pour lui.

Moralité: Les Sœurs Brontë n'est pas un mauvais film, mais André Téchiné et ses actrices ont tout de même le défaut de trop accentuer la morosité ambiante, alors qu'un peu plus de vivacité aurait rendu plus humaines les réactions de la fratrie. La diction des dames ôte hélas toute crédibilité à leurs émotions... Cette partition largo déçoit donc, mais la beauté du tableau rend malgré tout l'expérience agréable: 6/10.

Souriez, vous êtes filmées!