mercredi 24 août 2016

Mogambo (1953)


Autre film "africain" de la MGM en cette décennie colorée des années 1950, voici Mogambo, dont le titre ne veut rien dire, sinon qu'il s'agit d'un jeu de mot avec Mocambo, le nom d'une boîte de nuit connue à l'époque. C'est dire le sérieux de l'affaire! Cependant, si l'on ajoute John Ford aux commandes et Clark Gable dans le premier rôle, on est tout de même en droit de s'attendre à un bon film. Sans compter que ce sont surtout les femmes qui mènent la danse: Ava Gardner et Grace Kelly.

Malheureusement, Mogambo n'est pas un bon film. En effet, si Les Mines du roi Salomon ne racontaient pas grand chose mais avaient au moins le mérite de divertir grandement par leurs images, cet opus fordien tombe dans l'écueil inverse: on n'a pas assez de beaux paysages, et l'on a beaucoup trop de sentiments, le film n'étant qu'un soap opera de la pire espèce. L'histoire reprend en fait la formule amoureuse de Scaramouche sorti un an plus tôt: un héros très occupé qui n'avait jamais pris le temps de se soucier des femmes auparavant, une courtisane agitée qui enchaîne les remarques caustiques bien qu'elle soit sincèrement amoureuse, et une jeune fille de bonne famille très accomplie. Le problème, c'est qu'autant les personnages de Scaramouche étaient drôles et nuancés (la courtisane n'était pas vulgaire et la princesse était complice et amusante), autant ceux de Mogambo sont dénués de tout charme: Donald Nordley, le gros nigaud de l'affaire qui ne se rend même pas compte que sa femme a une liaison sous son nez, est lisse à mourir (on le croirait d'ailleurs plus amoureux de Clark Gable que de Grace Kelly puisque, selon ses propres mots, il le trouve très séduisant); son épouse Linda est une insupportable mijaurée qui fait des manières et traite toute l'équipe du haut de son imbuvable mépris; et Victor Marswell, le vieux chasseur solitaire, n'a hélas pas grand chose pour lui: il met des animaux en cage et blesse des cœurs sans arrière-pensées, bien qu'il essaie maladroitement de présenter des excuses à Eloise, la danseuse de cabaret débarquée dans la savane par le plus grand des hasards.

Le plus gênant, c'est que l'histoire est un sommet de misogynie. Le film a beau tourner autour de ses deux héroïnes, celles-ci ne pensent qu'à une seule chose: les mâles. On ne connaîtra rien de leurs centres d'intérêt: elles se battent seulement pour les faveurs de Marswell, et quand Eloise tente de faire contre mauvaise fortune bon cœur en trouvant des qualités à sa rivale, elle lui dit que celle-ci a tout pour elle car... elle est belle et bien mariée. Par ailleurs, à aucun moment la flamboyante Eloise, pourtant capable de s'adapter à n'importe quel environnement, ne parviendra à penser à elle: elle enchaîne les remarques acerbes envers la liaison adultérine qui se joue sous ses yeux, et les propos de son meilleur soutien parmi l'équipe sont quant à eux trop lourdement appuyés pour lui être de quelque secours que ce soit, notamment lorsqu'il suggère allègrement que Marswell s'est trompé de partenaire idéale. Heureusement, Eloise a droit à quelques bribes sur sa vie passée, où l'on apprend qu'elle n'a pas toujours été la danseuse vulgaire qu'on connaît, mais tout ce qui touche à sa vie présente la ramène à une sorte d'instinct amoureux assez bestial qui ennuie vite. Autrement, la présenter comme bonne chrétienne malgré sa vie tumultueuse nous paraît aujourd'hui très daté et maladroitement réactionnaire.

Dès lors, l'histoire pâtit énormément de ce quatuor amoureux nauséabond, auquel l'exotisme des lieux ne parvient pas à donner de piquant. En fait, la trop longue première partie sur la mise en place des passions se déroule exclusivement en intérieur, dans des studios hollywoodiens, si bien qu'il faut attendre bien trop longtemps avant de voir enfin les belles images d'Afrique promises. Nous montrer des animaux en cage comme une chose positive n'aide évidemment pas à redorer le blason de l'intrigue, sans compter que j'ai absolument horreur de cette mythologie de la chasse, où les humains se croient autorisés à tirer sur des animaux pour se défendre alors que ce sont eux qui violent le territoire des gorilles. Bref, tout cela me rend nerveux, et la mise en scène de John Ford n'est hélas pas assez inspirée pour faire sortir ce mélodrame sans relief de sa torpeur. Certes, l'opposition entre les deux femmes est parfois soulignée avec intelligence, à l'instar de ce jeu de mouchoirs pendant "Comin' Thro' the Rye", où Grace Kelly s'évente élégamment sous le porche pour s'éloigner de ces gens qu'elle méprise, tandis qu'Ava Gardner tortille son propre carré de tissu en chantant à cœur joie, mais comme tout le texte s'ingénie à faire dire des bêtises aux héroïnes, les contrastes imagés sont hélas assez vains.

Avec autant de clichés qui inondent le film, les acteurs ont évidemment du mal à toucher par leurs performances. Clark Gable a bien un regard sympathique lorsqu'il réalise qu'Eloise est une brave fille dans le fond, mais comme les trois quarts de l'intrigue le montrent intéressé par la sainte nitouche, le personnage perd soudainement tout intérêt. Pour la petite histoire, il paraît que l'acteur souffrait de son manque de pilosité et aurait imposé à tous les hommes de la distribution de s'épiler le torse afin de rester le plus viril d'entre eux... Comme si tripoter Ava Gardner et une bouteille d'alcool dans le même plan ne suffisait pas à nous "rassurer" sur cette sacro-sainte virilité... Bien que davantage touchant et heureusement pas autant obsédé par sa masculinité que son partenaire, Philip Stainton est hélas oubliable dans un rôle à la Thomas Mitchell. Grace Kelly reste quant à elle imperturbable pour bien souligner sa distinction face à sa rivale qui se déhanche au moindre mouvement, mais elle est atrocement mauvaise dès qu'elle doit exprimer de l'inquiétude ou du désarroi: elle grimace à n'en plus finir, ce qui passe très mal pour ce personnage déjà insupportable sur le papier. Un peu plus de nuance n'aurait pas été de trop. Reste donc Ava Gardner, seule lumière du film, qui parvient à dynamiser cette histoire mortellement ennuyeuse rien que par son interprétation. Certes, elle en fait des tonnes, se promenant toujours en s'agitant, et bougeant la tête à chaque fois qu'elle apparaît dans le cadre, mais ça sert tellement bien le personnage qu'on ne regrette rien. Ses scènes les plus calmes révèlent de leur côté toute l'émotion qui affleure chez ce personnage blessé, si bien qu'on ressent vraiment quelque chose pour Eloise malgré la misogynie du scénario, qui la présente comme un joli corps sans cervelle. Seul bémol: elle grimace également lorsqu'elle voit un animal menaçant, mais par bonheur pour elle, ça n'a lieu qu'une fois. Dans tous les cas, on appréciera l'effort de composition d'une actrice qui ne s'est pas toujours investie dans ses rôles, même si le résultat est un peu plombé par le soap opera dans lequel elle est coincée. Un bonus tout de même: elle se moque des grandes oreilles de Clark Gable en imitant Dumbo, ce qui lui vaut mon respect éternel!

Conclusion: Mogambo n'est qu'un combat de femmes pour les faveurs d'un homme, et l'on ne pouvait pas faire plus sexiste et ennuyeux. On a par ailleurs trop de scènes renfermées dans des chambres en lieu et place des paysages africains, qui finissent heureusement par arriver en cours de route. Tout ça est bien décevant, seule Ava Gardner parvenant à sortir l'ensemble de sa torpeur, sans trouver pour autant le rôle du siècle... 5/10.

Les Mines du roi Salomon (1950)


Etant bloqué dans ma motivation pour 1946 (sur mon programme, c'est l'heure de Centennial Summer et Scandal in Paris qui ne me tentent pas du tout pour une revisite, et je ne me sens pas le courage de revoir Utamaro dans une version aux sous-titres décalés), j'ai décidé de passer la journée en Afrique, en commençant par Les Mines du roi Salomon, un film de Compton Bennett, remplacé en cours de tournage par Andrew Marton, apparemment sur demande de Stewart Granger qui ne pouvait s'entendre avec le premier. Deborah Kerr complète la distribution bien qu'il n'y ait pas de personnage féminin dans le roman: le changement est hélas peu excitant une fois le film lancé, la faute à une histoire qui ne sait pas vraiment comment exploiter son aventurière.

Evidemment, selon le film, une femme ne peut aller explorer l'Afrique au XIXe siècle que pour une seule et unique raison: retrouver son mari explorateur égaré dans la zone inexplorée à l'est du futur Congo. En outre, l'époux était parti à la recherche des mines de diamants du légendaire roi Salomon (qui n'aurait pas du tout vécu en Afrique mais au Proche-Orient...), de quoi rendre les recherches d'autant plus alléchantes. Malheureusement, on restera sur sa faim dans les deux cas: le film n'est qu'un long safari où les Anglais ne semblent jamais se soucier de leur proche disparu, et la mine de diamants n'est finalement une motivation pour personne. Concernant l'héroïne, le scénario prend tout de même soin de préciser qu'elle cherchait davantage à se fuir elle-même qu'à retrouver son mari, ce dont on se doutait depuis un bon moment vu son peu d'enthousiasme tout au long de ses recherches. Concernant les mines, les diamants sont hélas de la vulgaire verroterie éclairée par des lampes multicolores, et c'est flagrant. On se retrouve dès lors avec une histoire basique au possible sur la tension sexuelle entre la dame anglaise bien habillée et son guide bourru qui passe son temps à mépriser ses manières. Mais pour le reste? Aucun ornement n'est susceptible d'enrichir ces aventures: le frère qui accompagne la troupe est lisse à mourir, et les personnages africains sont relégués au second plan. Il paraît d'ailleurs qu'Umbopa, le mystérieux inconnu qui tient à se joindre à la troupe, est à l'origine l'un des héros du livre, mais c'est à peine si on arrive à le distinguer tout au long du film... Les Mines du roi Salomon ne sont dès lors pas autre chose qu'un très long safari destiné à faire rêver les spectateurs occidentaux.

Pour être honnête, cet aspect là est réussi. En effet, si l'histoire ne raconte rien, la caméra de Robert Surtees nous offre de très jolies images exotiques pour compenser, et l'on n'en demande pas plus. Comme tous les enfants qui ont rêvé d'aventures, nous sommes surtout là pour voir des paysages, des coutumes locales et des vêtements colorés, ce dont le voyage n'est pas avare. Pourtant, bien des scènes ont été tournées aux Etats-Unis pour des raisons de budget, à l'image de la grotte et du désert filmés au Nouveau-Mexique, mais ce n'est nullement dérangeant: ces lieux revêtent une incomparable beauté qui donne bien du souffle à l'intrigue. Les paysages africains constituent tout de même le clou du spectacle, à l'image de la savane se détachant sur un ciel d'un bleu éclatant, de la rivière où se reflètent des nuages rafraîchissants, ou du plateau tempéré qui ressemble à la campagne anglaise. Deborah Kerr souffre d'ailleurs très bien lors de son périple afin de nous faire ressentir les dangers et les effets de la chaleur, de quoi ajouter une bonne touche d'angoisse à ces cadres idylliques. Les vêtements colorés et les maisons en paille ajoutent quant à eux au charme de l'ensemble.

Mais tout de même, bien qu'on ne puisse reprocher à cette histoire coloniale d'être anglo-centrée, il reste fort dommage que les peuples africains ne soient là que pour faire joli. Comme je le disais, Umbopa ne doit pas prononcer plus de dix mots et se contente de marcher derrière la troupe, avant d'avoir droit à un mini développement personnel recalé dans les cinq dernières minutes; et quand il doit y avoir des morts, ça concerne toujours les porteurs noirs. A vrai dire, lorsque le meilleur ami du guide est tué à son tour, celui-ci ne semble pas s'en émouvoir outre mesure, et quand tout le monde devrait faire preuve de bon sens en s'abritant derrière des rochers lors de la débandade des ongulés, les deux personnages qui paniquent et se font écraser sont des porteurs de la région, qui ont pourtant déjà vu un feu de brousse et ne devraient donc pas réagir comme ça. Mais je suppose que le film avait besoin de son quotas de colonisés idiots pour glorifier l'image des blancs par contraste... On notera d'ailleurs que l'insupportable héros est toujours là pour donner des ordres, même dans les régions où il n'a jamais mis les pieds. Ainsi, en voyant les montagnes jumelles au bout du désert, il est capable d'évaluer la distance à parcourir bien qu'il ne soit jamais venu ici avant. Le pauvre Allan Quatermain perd encore un précieux capital sympathie en mobilisant tout un imaginaire viril assez ridicule, sortant toujours de sa tente torse-nu un revolver à la main pour protéger sa cliente... Autant je trouvais Stewart Granger séduisant dans Scaramouche, autant je le trouve lisse et passablement grotesque ici... Seule sa gentillesse envers les animaux pourrait nous mettre de son côté, mais c'est à double-tranchant: il ne tue pas les éléphants, mais il regarde ses clients les massacrer sans sourciller. Bref, Allan n'est pas un héros attachant, loin de là, à tel point que, vu l'inanité totale de son histoire d'amour peu crédible avec Elizabeth, et étant donné l'incroyable inutilité des fameuses mines dans la narration, on regrette que le film ne se soit pas recentré sur Umbopa et sa reconquête du pouvoir. C'eût été audacieux, mais évidemment, nous sommes dans un film américain des années 1950.

Autrement, Deborah Kerr n'a rien à faire à part souffrir plus ou moins élégamment et... se couper les cheveux. La scène aurait apparemment fait hurler de rire les spectateurs de l'époque, puisqu'elle ne sait visiblement pas comment se servir de ciseaux, bien qu'on la retrouve impeccablement coiffée dans la scène suivante. Par ailleurs, force est de constater que le seul personnage maladroit de la troupe est précisément... la femme! Elle est la seule qui tombe dès qu'elle fait un pas, afin de permettre au héros de venir la secourir toutes les cinq secondes, ce qui est affligeant. Pour le reste, sa performance n'a pas grand intérêt: elle est éclipsée par les animaux du safari (j'adore le plan sur les autruches cernées par deux grands arbres devant la savane), et elle ne crée pas une alchimie foudroyante avec Stewart Granger. Leur relation orageuse en paraît d'autant plus plaquée. Malgré tout, il ne faut pas s'attarder sur les défauts du film: on est surtout là pour voir de jolies images, et le pari est totalement réussi de ce point de vue; et ce jusque dans la composition du cadre à la façon dont sont positionnés arbres ou roches. Mais c'eût été plus intéressant avec un peu plus d'émotions, ne serait-ce qu'à travers le faux prétexte de l'héroïne par rapport à son mari, ou à travers la douleur de la perte d'un ami cher pour le héros. L'absence de musique n'est en revanche pas du tout gênante: ça renforce même la magie des lieux. 6/10.

samedi 20 août 2016

Lucia di Lammermoor (1946)


Ce soir, interlude musical avec un registre particulier: l'opéra cinématographique. Le célébrissime opéra de Gaetano Donizetti a donc été adapté pour le grand écran par Piero Ballerini, avec Nelly Corradi dans le rôle-titre. Si la dame fut avant tout une cantatrice, ses quelques crédits de cinéma montrent qu'elle devait se cantonner après coup à ces opéras filmés, puisqu'elle enchaîna avec L'élixir d'amour, Le Barbier de Séville, La traviata, Faust ou encore La Force du destin. Que penser de tout cela?

Etant spécialisé dans le baroque, je ne suis pas le plus grand connaisseur de Donizetti, mais Lucia est à la base une œuvre qui me plaît beaucoup: tous les airs ont quelque chose de mémorable, ou tout du moins de très divertissant, ce qui n'est pas le cas de tous les opéras, où pour quelques morceaux de bravoure on a souvent droit à des musiques intermédiaires pas toujours inspirées, voire rébarbatives lorsque les compositeurs reprennent leurs refrains les plus fastes. Lucia compte évidemment ses arias d'anthologie tels le duo final du premier acte entre l'héroïne et son soupirant Edgardo, le légendaire sextuor du second acte, puis l'incomparable scène de la folie, qui me touche moins que les deux autres malgré une écriture virtuose. Mais comme je le disais, tous les autres airs me plaisent. On n'en dira pas tant du livret de Salvadore Cammarano, adapté d'un roman de Walter Scott: Lucia ne peut s'empêcher de tomber dans les pires travers des histoires d'opéra, avec ces héros qui décident de mourir à la moindre embûche sur leur chemin, au lieu de réagir normalement à une situation donnée. Mais après tout, les opéras brillent rarement par leurs intrigues, la musique étant ce qui compte en priorité. Cette adaptation pour les écrans de 1946 réussit-elle à conserver la magie de Donizetti?

Dans l'ensemble non, mais l'expérience a tout de même ses qualités. En fait, le cinéma ouvre le champ des possibles en parvenant à illustrer l'action pendant la narration. Le film fait donc la part belle à des superpositions d'images tandis que les chanteurs content leur destinée tragique, à l'instar de la mort drapée qui revient hanter ciels et fontaines pour annoncer le dénouement. Tout cela est fort innovant, mais on perd totalement la magie du métier même de chanteur lyrique. Par exemple, la scène de la folie, la scène à ne surtout pas rater quand on s'en prend à Lucia di Lammermoor, ne trouve rien de mieux à faire que de dissimuler la cantatrice sous des images de harpes, ce qui empêche totalement de se focaliser sur le personnage ou sur la technique de l'interprète. Avant ça, le premier acte préfère montrer des fontaines pendant la moitié des airs de Lucia, y compris sur les passages les plus virtuoses, quand le tempo s'accélère à mesure qu'on doit monter dans l'aigu, de quoi rendre cette adaptation bien vaine.

L'autre problème, c'est la synchronisation assez catastrophique du son et de l'image. Au départ, les scories, encore minimes, donnent encore envie d'être indulgent bien qu'on s'étonne déjà que les mouvements des lèvres ne correspondent pas toujours au son recherché, mais le ratage total de la folie est ahurissant. L'autre moment attendu, le sextuor du second acte, souffre quant à lui d'un enregistrement sonore assez daté qui le rend hélas plus cacophonique qu'autre chose. Mais le son à l'ancienne n'est pas toujours déplaisant: la promenade dans le parc est notamment délicieuse avec ses accords surannés à la harpe, de quoi mettre dans de bonnes dispositions dès le premier acte. Hélas, c'est quand même le négatif qui l'emporte, malgré un montage sonore cohérent au gré des séquences. Dans tous les cas, le film prouve que rien ne vaudra jamais un véritable opéra sur scène, un genre très riche qui émerveille par sa fluidité, sans que les plans de coupe de cinéma ne tentent d'en altérer l'effet.

Parmi les choses positives, on relèvera tout de même la beauté des décors, bien qu'ils n'aient rien d'écossais: le jardin est italien jusqu'au bout des racines, et les escaliers intérieurs n'ont absolument rien des marches rocailleuses des forteresses d'Ecosse. Ce n'est pas pour me déplaire dans la mesure où les paysages écossais m'angoissent, et puis de toute façon, Lucia di Lammermoor est un opéra italien, aussi la latinisation des lieux ne dérange-t-elle pas. Toutefois, ce sont surtout les costumes de Flavio Mogherini qui impressionnent, avec leur aspect idéalement inspiré du temps des guerres de religion, sans compter que, miracle (!), les hommes arborent enfin la touche celtique attendue grâce aux tartans. Un bémol cependant: la robe blanche de la folie reste totalement immaculée... alors que Lucia vient de tuer son époux! Les spectateurs de l'époque ne pouvaient-ils supporter de voir des taches de sang sur grand écran? Nous sommes à l'opéra que diable, le lieu des passions violentes et des sentiments exacerbés, alors pas de demi-mesure s'il vous plaît!

La demi-mesure est également le problème de l'interprète principale, Nelly Corradi, franchement fade dans le rôle-titre. Certes, Lucia di Lammermoor n'est pas spécialement le personnage féminin du siècle, mais on la sent tout de même trop appliquée et pas assez charismatique pour porter l'opéra sur ses épaules. Certains trouvent qu'elle est mauvaise chanteuse mais ce n'est pas le cas: elle possède un médium correct qu'elle exploite sans génie particulier, et seules ses notes les plus aiguës sont un peu aigres, en particulier lors de la conclusion de la folie. Après, tout le monde ne peut pas être Joan Sutherland, mais Nelly Corradi ne donne pas une performance indigne: c'est simplement assez peu mémorable, et le travail de synchronisation est hélas raté au moment même où il aurait fallu viser l'excellence. Pour le reste de la distribution, Loretta Di Lelio est trop théâtrale dans le rôle de la suivante, sa grimace d'étonnement dès son entrée en scène passant fort mal à l'écran; Afro Poli offre un certain panache au méchant frère de Lucia, tandis que Mario Filippeschi est assez lourd en amoureux transi.

Moralité: diffuser le bel canto pour le plus grand nombre, c'est bien, mais rien ne vaut le charme d'un véritable opéra. Le grand drame de cette adaptation, c'est que si vous n'êtes pas amateur du genre, ce n'est pas ce film qui vous le fera aimer, alors que si vous l'êtes, vous serez forcément déçu que ce ne soit pas là le meilleur hommage qu'on ait pu rendre à Donizetti. Malgré tout, le son à l'ancienne et les charmantes images de jardins font passer un bon moment si l'on tient à passer outre les limites évidentes de la transposition à l'écran. Mon ressenti est donc assez mitigé: j'ai aimé passer deux heures en compagnie du film, mais on est loin du charme véritable du métier. Je suppose que je vais encore en revenir à la rassurante zone tampon entre le 5 et le 6.

From This Day Forward (1946)


La même année que The Best Years of Our Lives sortit From This Day Forward, un film de John Berry, avec Joan Fontaine et Mark Stevens. On y suit le parcours d'un homme, Bill, devant se réadapter à la vie civile après la guerre. L'histoire mélange le présent à travers la difficile recherche d'emploi, et le passé avec de nombreux flashbacks sur la vie pauvre d'avant-guerre et la rencontre avec son épouse, Susan. A la différence du film de Wyler, le métier de soldat n'est jamais suggéré afin de montrer comment la vie du héros se retrouve affectée par le retour à une existence civile, le scénario préférant se concentrer uniquement sur des thématiques sociales. C'est clairement moins intéressant, car l'absence de conflit intérieur ôte tout mouvement à l'intrigue. Il y a bien un ferment de psychologie quand on comprend que seuls les revenus de Susan parviennent à faire vivre le ménage, chose que Bill vit assez mal, en particulier lorsqu'il se retrouve en tablier à faire cramer tout ce qu'il essaie de préparer pour le dîner. Mais pour le reste, le film n'est qu'une succession de vignettes "sociales": ici ils se rencontrent sous la pluie et tombent instantanément amoureux; là ils parlent à leur voisins pauvres eux aussi chômage; ici Susan commet la folie de s'offrir une robe pour aller danser; là ils nettoient leur cuisine, etc. Le contexte est en fait plus intéressant que l'histoire en tant que telle: le réalisateur John Berry et le scénariste Hugo Butler étaient apparemment connus pour leurs sympathies de gauche, ce qui leur valut d'être inscrits sur la liste noire du McCarthysme, quelques années plus tard.

Bien que pas du tout captivant, leur choix de se focaliser sur la vie des bas quartiers new-yorkais n'en reste pas moins pertinent, afin d'offrir quelque chose de neuf face à la quasi totalité des films hollywoodiens destinés à faire rêver le public devant de belles choses. Le film se veut même le pendant américain du néoréalisme italien qui florissait à l'époque. Mais attention! Ça reste du néoréalisme à la sauce hollywoodienne. On ne nous épargne pas une certaine dose de glamour à travers une Joan Fontaine bien coiffée et bien maquillée qu'on filme sous toutes les coutures, ce qui tranche quand même pas mal avec la réalité de la misère qu'on voudrait nous montrer. D'ailleurs, le couple raffiné que forment Bill et Susan n'a de cesse de détonner parmi leur entourage. Par exemple, lorsqu'ils arpentent leur rue en tenues immaculées, on dirait davantage des bourgeois égarés là par hasard, au milieu de tous ces chômeurs en maillot de corps qui prennent l'air dans les escaliers. Quand Bill doit sauver un petit chien isolé au milieu des canalisations apparentes qui distribuent de la boue dans toute la rue, il le fait avec tant de grâce qu'on dirait vraiment un notable parmi tous les petits enfants pauvres qui jouent à côté. On comprend donc pourquoi certaines critiques s'élevèrent dès la sortie du film pour contester la forte idéalisation de la pauvreté selon les auteurs.

From This Day Forward est également très soigné sur sa forme, ce qui est ambivalent. D'un côté, ça rend le film presque trop beau par rapport au quotidien décrit, mais de l'autre, ça sert plutôt bien les notes d'optimisme qui résonnent tout au long de l'histoire. Après tout, la date de sortie n'est pas anodine, l’œuvre étant destinée à redonner le moral à tous ceux qui avaient souffert de la Dépression puis de la guerre. Surtout, les qualités techniques empêchent le film de sombrer dans les pires travers du néoréalisme, ce qui n'est pas sans me réjouir, le genre étant très loin de mes favoris. On notera donc que la photographie de George Barnes est très élégante, qu'il s'agisse des gros plans sur le couple qui allume une cigarette encore enlacé, ou des plans larges sur la ville, en particulier avec l'alternance entre plongées et contre-plongées sur le pont. Les ombres chinoises dans l'usine et les reflets dans un grand miroir lors des préparatifs du bal rehaussent encore la beauté du film, tandis que la musique de Leigh Harline ressemble à toutes les partitions de mélodrames féminins de l'époque; au prix d'une chanson-titre standard mais pas désagréable du tout. Ces qualités ne suffisent hélas pas à piquer l'intérêt: on s'ennuie ferme devant ce quotidien absolument quelconque, et les interprètes ne sont pas assez charismatiques pour sauver l'ensemble. Mark Stevens est vraiment très oubliable et Joan Fontaine semble bien terne hors de ses robes gothiques ou romantiques. Elle est même très mauvaise quand elle crie à la fenêtre dans ce qui aurait dû constituer la scène la plus poignante du film.

Moralité: From This Day Forward est à la fois trop et pas assez "social". La succession de vignettes quotidiennes ennuie à mourir tandis que la touche glamour empêche de prendre tout ça au sérieux. Ceci dit, c'est toujours mieux que du néoréalisme pur et dur qui m'aurait complètement endormi au bout d'un quart d'heure, mais le résultat est tout de même trop particulier pour satisfaire pleinement. 5-.

vendredi 19 août 2016

Le Général est mort à l'aube (1936)


Comme vous le savez, j'adore les histoires chinoises produites par Hollywood dans les années 1930, aussi The General Died at Dawn était un must-see, après Shanghai Express de Sternberg, The Bitter Tea de Capra, et The Painted Veil de Boleslawski. En outre, j'en avais entendu parler en bien par le Général Yen dans sa rétrospective sur Madeleine Carroll, et l'Anonyme au cœur fidèle m'avait confié que la dame y faisait "un peu du Dietrich, mais d'une manière qui [le] touche personnellement davantage." Si l'on ajoute que le film est de Lewis Milestone (All Quiet on the Western Front), tous les ingrédients semblaient réunis pour me faire passer le plus exquis des moments.

Malheureusement, je n'ai pas vraiment accroché. Tout d'abord, j'ai trouvé le rythme excessivement lent: les dialogues s'étirent inutilement en longueur, et les rebondissements les plus mouvementés se révèlent à peu près aussi palpitants qu'une partie de pêche à la ligne, à l'image de l'évasion de Gary Cooper filmée de façon bien peu intrépide. Le scénario elliptique renforce souvent la lenteur générale, parce qu'on ne comprend pas toujours les motivations des héros. Par exemple, alors que le complice d'O'Hara passe plus de cinq minutes à le mettre en garde, afin qu'il ne prenne jamais le train et se déplace exclusivement en avion pour ne pas être pris par les milices ennemies, ledit O'Hara est montré aussitôt après au beau milieu d'un voyage... en train. La rencontre avec Madeleine Carroll, qui le courtise ouvertement depuis le compartiment contigu, met quant à elle du temps à faire mouche, parce que le dialogue met trop de temps à préciser que les deux se connaissaient d'avance, et s'étaient probablement (mais ce n'est pas clair), donné rendez-vous à la gare: on a donc l'impression de voir deux parfaits inconnus se parler familièrement sans sourciller, ce qui perturbe un bon moment. Evidemment, il s'avère que la troublante Judy est de mèche avec le méchant général Yang, et que son but est de séduire O'Hara pour lui voler ses documents et le faire arrêter. Ce faisant, elle en tombe amoureuse et regrette immédiatement son acte, mais du coup, il n'y a pas vraiment de suspense dans la première partie: O'Hara est inévitablement arrêté puisqu'il voyage en train, et comme on prévoit ce qui va arriver avec dix minutes d'avance, on s'ennuie. En outre, comme O'Hara n'oppose aucune résistance au général, et semble le premier surpris de comprendre que Judy l'a trahi en lui faisant prendre le train malgré la mise en garde antérieure, l'excitation tombe carrément à plat.

Après ça, j'ai eu beaucoup de mal à suivre le reste de l'intrigue sans décrocher. Je suis quand même allé jusqu'au bout mais sans enthousiasme, et ai par conséquent regretté que Lewis Milestone n'ait pas donné plus de dynamisme à ces aventures. Il y a bien une certaine forme de suspense via la manie du général d'envoyer ses soldats maladroits se suicider à la moindre erreur, mais c'est trop bref pour tenir en haleine jusqu'à la fin. La mise en scène offre néanmoins des surprises intéressantes de part et d'autre, à l'image de ce gros plan sur Madeleine Carroll menacée par le revolver de Gary Cooper après qu'ils ont entendu du bruit dans le couloir, ce qui tranche de façon très nette avec le dialogue amoureux qui précédait, et préfigure le retournement de situation à venir. Le film est aussi connu pour sa division de l'écran lorsque deux personnages secondaires s'interrogent sur le sort des protagonistes, alors que les destins en question sont révélés dans chaque angle du cadre au fur et à mesure de la conversation. Mais le morceau de bravoure, c'est bien entendu l'exceptionnelle photographie de Victor Milner, qui surprend par sa manière innovante de transformer un bouton de porte en boule de billard d'un plan à l'autre, avant de jouer sur les ombres chinoises des antagonistes menaçant les héros, ou de contraster avec brio les noirs et blancs des scènes nocturnes. On a d'ailleurs tort de prétendre que Citizen Kane est le film le plus influent de tous les temps: Le Général était déjà remarquable d'originalité cinq ans plus tôt. En outre, le photographe ne ménage pas ses gros plans sur la blondeur de Madeleine Carroll, quitte à en rehausser l'effet en la plaçant à côté d'une lampe, de quoi ajouter au plaisir des yeux. Notons que Gary Cooper n'est pas mal servi non plus, avec plusieurs passages torse-nu vraiment très séduisants*.

Autrement, j'aime beaucoup le générique, où les crédits défilent sur les voiles des barques traditionnelles, mais le film rate l'un de ses points techniques avec la question du maquillage. En effet, l'Arménien Akim Tamiroff et l'Irlandais Dudley Digges donnent l'impression d'avoir des visages de cire, de quoi faire regretter une fois de plus le problème du whitewashing. J'apprécie tout de même de voir des acteurs au profil réellement asiatique n'être jamais ridiculisés, ceux-ci faisant même preuve d'une certaine dose de charisme assez plaisante, avec des voix parfaitement maîtrisées et jamais stéréotypées. Toutefois, l'interprétation n'est pas brillante, en particulier du côté d'Akim Tamiroff, un bien piètre méchant qu'on a du mal à trouver menaçant. Porter Hall en complice nerveux est lui-même loin d'être génial, tandis que Madeleine Carroll reste un peu sur la même note, à deux ou trois petites nuances près dans ses regards, quand elle doit se montrer plus inquiète. Plus encore qu'à Dietrich, c'est surtout à Garbo version Mysterious Lady qu'elle fait penser, à travers cette femme forte prise au piège de ses sentiments, et dont l'apparition inattendue dans le compartiment du train rappelle immanquablement les aventures polonaises de la Divine. Enfin, au risque de surprendre tout le monde, j'aime beaucoup Gary Cooper, un acteur considérablement méprisé sur la toile américaine par un nombre incalculable de gens qui le trouvent raide, ce que je conteste fortement: je le trouve très drôle dans ses comédies avec Marlene Dietrich, Claudette Colbert et Barbara Stanwyck, et son charisme suffit amplement à me combler dans ses partitions tragiques, quoiqu'il ne possède effectivement pas la palette expressive la plus variée qui soit. Ici, il ne fait hélas rien de particulier et se contente de faire du charme à la caméra, ce qui laisse un peu sur sa faim, sans être déplaisant en soi.

Conclusion: Le Général est mort à l'aube regorge de belles inventions, mais je me suis ennuyé comme une autruche à une partie de bridge. J'attendais sans doute davantage de ces aventures exotiques, le rythme et le scénario étant les principaux coupables ici. Je suppose que j'en resterai à un petit 6/10, même si j'avais prévu d'être moins indulgent sur le moment.

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* Tallulah: Dont vous devriez poster des photos, dahling! Après tout, ce divin Gary Cooper est la principale raison pour laquelle je suis venue à Hollywood!

The Green Years (1946)


Je ne suis pas le plus grand admirateur des histoires de type "coming-of-age", où l'on suit le parcours d'un orphelin jusqu'à l'âge adulte, afin de voir comment il triomphera de l'adversité pour devenir médecin ou écrivain reconnu. Ça donne souvent lieu à des scénarios d'une banalité exaspérante ou à des choix de casting peu inspirants, loin de mes héroïnes de prédilection, charismatiques, tragiques ou complètement cinglées. Cependant, toutes vertes soient elles, les plus belles années de la vie d'Archibald Cronin ont donné lieu à un bon film, dirigé avec élégance par Victor Saville, et interprété par Tom Drake, Charles Coburn et Hume Cronyn.

Outre la similarité des titres verdoyants, The Green Years ressemble fortement à How Green Was My Valley: ça se passe dans la périphérie des îles britanniques (Ecosse ou Pays de Galles), et l'on retrouve exactement le motif des premiers jours à l'école, où le jeune héros se fait massacrer par toute sa classe avant que sa famille ne lui apprenne à se défendre. Après, les histoires diffèrent grandement: il n'y a pas de critique sociale dans The Green Years, et l'on se recentre sur les thèmes de l'amour et des études, pour savoir si le héros réussira le concours de médecine, et s'il gagnera le cœur de son amie d'enfance. On reste dans la banalité en quelque sorte, à tel point qu'on se demande si deux heures ne sont pas un peu longues pour une histoire aussi simple. La principale source de conflit, le grand-père froid qui traite durement le petit-fils qu'il a dû recueillir, est d'ailleurs rapidement rejetée puisque Hume Cronyn disparaît très vite à l'arrière-plan, si bien que le jeune Robert parcourt le film en compagnie de gentils adjuvants prêts à l'aider au moindre problème: son arrière-grand-père super sympa, sa copine d'école assez accommodante, et son instituteur qui l'aide face aux autres élèves. On suit pourtant le film sans déplaisir, mais ce n'est pas un genre qui me touche.

Le plaisir est en fait renforcé par la mise en scène. L'ambiance villageoise est notamment chaleureuse à souhait, avec ces petites maisons bien alignées, ces murets de pierre, ces vues de lac ou encore la fête traditionnelle dans les champs, avec pour seul bémol l'usage obligatoire d'insupportables cornemuses. Mais le clou du spectacle reste indéniablement la photographie de George Folsey: les plans sur les lanternes dans les rues sont magnifiques, la rencontre entre le héros et son arrière-grand-père est poignante parce que filmée entre les barreaux d'un vieux lit, la façon d'avoir toujours une roue de charrette dans le cadre des scènes urbaines enrichit considérablement l'image, et l'on retiendra encore les plans larges sur les étudiants dans une salle dominée par de vastes fenêtres en verre poli, la manière dont l'ombre de l'instituteur domine la scène lors d'un dialogue avec la famille, ou encore la séquence ferroviaire, impressionnante par son contraste de nuit noire et de fumée blanche. A vrai dire, même les plans où la fiancée chante sont d'une richesse exemplaire, de quoi corser considérablement le jeu pour la rubrique de la meilleure photographie de l'année: je ne sais plus où donner de la tête avec au moins huit films en compétition.

Pour finir, l'interprétation est très correcte. Tom Drake n'est peut-être pas l'acteur le plus charismatique du monde, mais sa réserve juvénile sert bien ce héros timide et gentil; Charles Coburn est quant à lui égal à lui-même en arrière-grand-père farceur d'une inébranlable sympathie, avec en prime une barbe en broussaille qui accentue le comique du personnage; tandis que Hume Cronyn n'a pas le temps de marquer les esprits en grand-père austère, puisqu'il disparaît sans aucune raison en moins de cinq minutes. La grande surprise vient en fait de Gladys Cooper, qui d'assez sèche au départ se transforme en arrière-grand-mère au grand cœur qui se lance... dans un strip-tease torride à mesure qu'elle enlève ces cinquante jupons de vieille dame encore ancrée dans le XIXe siècle! Dans le rôle de l'amie fidèle, Beverly Tyler est lumineuse à souhait, quoique pas complexe pour deux sous.

Décidément, je n'ai pas grand chose à reprocher à ces vertes années: ça ne me touche pas, mais ça reste un film élégant et chaleureux, embelli par une photographie très haut de gamme. Rien ne m'empêche d'aller jusqu'à un petit 7/10 même si c'est loin d'être l’œuvre la plus mémorable de l'année.

jeudi 18 août 2016

Cluny Brown (1946)


Aujourd'hui, parlons de Cluny Brown, qui n'a de religieux que le prénom bien qu'elle serve chez une famille nommée Carmel. Ce film est surtout connu pour être l'avant-dernière œuvre d'Ernst Lubitsch, et la dernière à être sortie de son vivant. Le résultat est plaisant, mais on est loin de Shop et Ninotchka.

Ce qui déçoit légèrement, c'est que l'histoire n'a pas vraiment d'enjeux. On nous met l'eau à la bouche en nous présentant une jeune plombière venue réparer des éviers, et l'on s'imagine alors que ce métier peu orthodoxe pour une fille très bien habillée sera la cause de quiproquos en tous genres. Hélas, une fois l'introduction passée, l'intrigue préfère s'enfermer dans un manoir anglais dans lequel Cluny perd toute originalité: elle se transforme en banale domestique afin de faire plaisir à son oncle qui veut la voir apprendre les bonnes manières, et le seul mouvement reste de savoir si le pique-assiette qui s'est incrusté dans le château saura l'arracher aux griffes d'un pharmacien insipide dont elle semble s'éprendre. Ça se suit sans déplaisir, mais c'est un peu trop fin pour tenir 1h40. Les intrigues secondaires, qui auraient pu combler les faiblesses de la trame principale, sont quant à elles cruellement plates et n'apportent donc pas grand chose à l'affaire, entre le mystère entourant Charles Boyer qui tente apparemment d'échapper à des nazis, et les démêlés sentimentaux des enfants de bonne famille. A vrai dire, la galerie de grands acteurs dans les rôles secondaires n'a quasiment rien à se mettre sous la dent (C. Aubrey Smith, Sara Allgood, Una O'Connor), à part se racler la gorge pour la dernière, ce qui renforce l'impression de vide causée par la passion tumultueuse de Cluny pour le pharmacien.

Par contre, le film regorge de bonnes scènes assez drôles qui relèvent le goût de cette histoire assez fade. Heureusement que Lubitsch était aux commandes! L'introduction est notamment fort osée: Cluny se déshabille, collants compris, avant de se mettre à la tâche, sous les yeux ahuris de grands mondains qui n'arrivent pas à cacher totalement leur plaisir. "I can't thank you enough, Mr. Ames", dit ainsi Cluny à son client pour le remercier de lui laisser une chance de travailler à sa passion pour la tuyauterie; "Oh, not at all!" répond alors le client à mesure que la plombière enlève sa veste sans honte aucune avant de se mettre à visser des canalisations. Plus tard, lorsque Cluny se retrouve en état d'ébriété suite au cocktail qu'on lui offre après son labeur, et qu'elle se met à miauler sur le canapé sans aucune gêne, ledit Ames s'en va aussitôt fermer ses rideaux... Bref, toutes ces scènes piquantes permettent de passer l'éponge sur le vilain calembour de départ entre "sink" et "stink". Une fois au manoir, le ton est sensiblement moins libre, mais la drôlerie n'en est pas moins au rendez-vous, en particulier lorsque Cluny se fait servir le thé par ses patrons... qui ignorent qu'elle est leur nouvelle femme de chambre! A ce moment là, l'héroïne n'a d'ailleurs rien perdu de sa liberté d'esprit, puisqu'elle leur dit sans vergogne: "You're so much nicer than I expected. In fact I didn't think you would be nice at all!" Néanmoins, on retombe très vite dans le registre de la farce quand Cluny fait tomber son plateau d'étonnement devant tous les invités, ou lorsque Charles Boyer joue au gendarme pour moutons dans les rues du village. Le point fort de la Lubitsch touch, qui a quand même perdu de sa saveur au fil des ans, reste probablement la conclusion derrière la vitrine new-yorkaise, où l'on comprend tout ce que disent les personnages par pantomime.

Donc, Cluny Brown a tout de même de nombreux atouts à son actif, malgré une histoire assez creuse. Cependant, ce nouveau visionnage m'a rappelé à quel point Jennifer Jones était mauvaise dans le rôle, malgré le bon souvenir que je gardais de sa performance. Disons qu'au niveau du charme et de la spontanéité, ça fonctionne parfaitement, mais sa scène d'ivresse dans l'introduction est hélas du niveau d'Audrey Hepburn dans Tiffany's; et ses larmes dans le jardin ne sont guère plus crédibles. A vrai dire, même pour énoncer quelque chose d'aussi banal que: "It's my day off, from 3 to 7", Jennifer ne peut s'empêcher de faire la grimace. Le fait que Charles Boyer et les intrigues secondaires prennent le pas sur son devenir dans le second acte n'aide pas à redorer le blason de sa performance, mais la légèreté est tout de même là, et ça colle bien au propos. Charles Boyer est de son côté égal à lui-même en séducteur européen suave et amusant, mais il n'y a pas vraiment d'alchimie entre lui et sa partenaire. Pour le reste, les seconds rôles sont comme je le disais assez mal exploités, Helen Walker n'a pas encore le charisme dont elle fera preuve l'année suivante dans Nightmare Alley, et Richard Haydn n'est pas particulièrement drôle dans le rôle du pharmacien guindé.

Ainsi, Cluny Brown est aussi plaisant que dérisoire. C'est un Lubitsch ultra mineur qui ne se départ pourtant pas d'une certaine créativité, et les jolis décors de manoir et village anglais donnent un certain lustre à l'ambiance recherchée, malgré un scénario totalement futile. Je suppose que ça mérite un bon 6/10.

La Symphonie pastorale (1946)


C'est la deuxième fois que je regarde La Symphonie pastorale cette année: j'ai découvert le film cet hiver, et voici que ma rétrospective 1946 en fait un passage obligé en plein été. Ça tombe bien, ses images de neige sont rafraîchissantes, et j'ai mieux aimé ce nouveau visionnage, même si je ne pense pas retenter l'expérience avant longtemps.

Adaptée d'un roman d'André Gide, cette œuvre de Jean Delannoy raconte l'histoire de Gertrude, une sauvageonne aveugle recueillie par un pasteur suisse, qui l'éduque en lui cachant la laideur du monde afin qu'elle reste parfaitement heureuse. Ce faisant, il tombe amoureux de son élève, suscitant bien sûr la jalousie de sa famille. Lorsqu'une opération permet de guérir le handicap de Gertrude, et qu'elle découvre le physique attrayant du fils du pasteur, les choses se compliquent d'autant plus... 

Ça m'apprendra à voir les films avant de lire les romans d'origine, mais ce qui devrait paraître sulfureux sur le papier donne un peu l'impression de tomber à plat ici. Certes, Gertrude tombe elle-même amoureuse du pasteur du temps de sa cécité, et lui caresse langoureusement les mains en sachant qu'ils ne risquent rien car il est marié et que ce ne sont là que gestes d'affection, mais cette problématique est traitée avec tant de pudeur que ça frôle parfois la niaiserie, à l'image du sourire qu'on doit esquisser à l'aide des mains parce que Gertrude ne sait pas le faire toute seule à l'âge adulte! Bien qu'elle soit aveugle de naissance, le rire est un sentiment humain qu'elle aurait dû avoir tout le temps de ressentir dans la chaleur du foyer où elle a été élevée. Même le pauvre petit lapin qu'on lui offre n'arrive pas à lui faire bouger les pommettes... Les dialogues de cette première partie renforcent d'ailleurs cette impression de pudibonderie, la faute à une héroïne parangon de pureté qui n'a jamais conscience du mal, et à un héros sentencieux qui agace. La femme jalouse qui devrait théoriquement troubler cette harmonie est pour sa part trop stéréotypée pour donner plus de dynamisme au tableau par contraste. Par bonheur, les choses commencent à bouger une fois que Gertrude part se faire opérer, avec un renversement du vocabulaire traditionnel qui fait mouche, la jeune fille confiant à son tuteur avec émotion: "C'est la dernière fois que je ne vous vois pas."

Pour restituer la délicatesse du sujet, la mise en scène de Jean Delannoy fait preuve d'élégance. On apprécie par exemple de voir Michèle Morgan apparaître pour la première fois par reflet dans un miroir, afin de souligner sa condition tragique tout en maintenant le suspense quant au physique que Gertrude aura acquis en grandissant. Si je ne suis pas friand de la scène du sourire, vraiment peu crédible, j'aime en revanche la séquence des mains, lorsque le fils du pasteur place les doigts de Gertrude sur l'orgue afin qu'elle l'accompagne lors d'une symphonie ambiguë, à un moment où la personnalité d'un jeune homme qu'elle ne voit pas n'est pas en mesure de lui faire oublier ses sentiments pour le père. Une autre séquence très mémorable également, c'est la sortie de Gertrude de la clinique, où elle découvre le monde alors que des flocons de neige tombent discrètement sur son visage: c'est beau et ça estompe la niaiserie de certaines phrases comme "C'est donc ça la neige?" Eh! La fille a vécu vingt ans dans la montagne tout de même! En parlant de neige, l'ambiance hivernale de ce village alpin est admirablement restituée par le réalisateur et son photographe, Armand Thirard, malgré une caméra volontairement en biais parfois. On nous concocte ainsi de jolis plans sur les montagnes, plans qui donnent à la fois un côté rassurant aux lieux, quand on se promène par beau temps autour du village, mais aussi un côté cruel, quand Gertrude doit revenir seule chercher un soulier dans la neige bien qu'elle ait sauvé la vie d'un enfant une heure plus tôt. La cruauté se manifeste d'autant plus dans la seconde partie, lorsque l'héroïne découvre la réalité de son environnement, et l'un des tous derniers plans est vraiment saisissant. Autrement, la musique de Georges Auric prend des accents lyriques lors des scènes d'amour, mais ce n'est pas une partition qui marque réellement les esprits.

A mon avis, le grand défaut de cette Symphonie pastorale, c'est l'interprétation. Pour être honnête, je ne suis pas fan de Michèle Morgan, une actrice d'une beauté et d'une distinction renversantes, mais que je trouve franchement terne dans les films que j'ai vus actuellement. Ici, sa diction excessivement appliquée et sa voix monocorde forment un mélange beaucoup trop sirupeux qui endort au lieu de nuancer la trop grande pureté de l'héroïne. Elle récite ses répliques bien trop sagement et manque de charisme, si bien qu'on a du mal à s'intéresser au personnage alors que tout est fait pour qu'on la trouve touchante, par son courage et sa façon de ne pas se plaindre. Pierre Blanchar est quant à lui doté d'un rôle de pasteur vraiment trop coincé pour charmer de quelque manière, et l'on sent mal sa folie passionnelle grandissante vers la fin, malgré une scène réussie avec la larme à l’œil lors du départ de Gertrude pour la clinique, quand il pressent qu'elle ne l'aimera plus après l'avoir vu. Les autres acteurs sont pour leur part inutilement maniérés, que ce soit Line Noro dans le cliché de l'épouse jalouse, ou Jean Desailly qui ouvre bêtement les mains en retrouvant Gertrude après son opération. Seule Andrée Clément fait preuve de retenue dans le rôle de la fiancée inquiète, tandis que Jacques Louvigny bénéficie du seul personnage rigolo du canton.

Je crois avoir fait le tour. Je conclurai en évoquant le retour de Gertrude au village, en pleine messe, une séquence réussie par ses échanges de regards parmi la foule sur fond de cantiques. Mais la mise en scène n'en reste pas moins cruellement lente et pudique dans une bonne partie du film pour en faire un bon cru. La "Palme d'or" (qui n'avait pas encore ce nom), quoique partagée avec dix autres films à Cannes, semble pour le moins excessive alors qu'il y avait La Belle et la Bête parmi la sélection française, et le prix d'interprétation pour Michèle Morgan laisse à penser que le jury a été plus sensible au rôle qu'à la performance en tant que telle. Honnêtement, même ses larmes sont forcées dans son unique scène expressive. Comme pour bien des films dont la beauté formelle fait plaisir mais dont le traitement laisse sur sa faim, on navigue dans les eaux troubles du 5 et du 6.

mercredi 17 août 2016

La Habanera (1937)


Je viens de regarder ce documentaire, histoire d'apprendre à connaître Zarah Leander, dont l'Anonyme au cœur fidèle m'a déjà chanté les louanges. Dans la foulée, j'ai visionné La Habanera pour faire d'une pierre trois coups: découvrir plus avant la filmographie de la dame, comprendre le succès phénoménal de ce film dans l'Allemagne des années 1930, et bien entendu compléter ma collection Detlef Sierck, alias... Douglas Sirk.

Comme toute œuvre produite sous le régime nazi, La Habanera ne s'embarrasse pas de subtilité dans son message. Douglas Sirk a révélé avoir sciemment montré une "critique sociale" à travers un personnage d'aristocrate possédant une île toute entière, dissimulant les résultats alarmants d'une épidémie au reste du monde afin de protéger son commerce, et faisant pression sur son épouse en bon macho qu'il est. Mais il y a autre chose: Don Pedro est présenté comme de mèche avec les Etats-Unis, dont les représentants l'aident à maquiller les données de la crise sanitaire, tandis que les médecins suédois, comprendre germaniques, sont montrés en héros. La déchéance de l'héroïne, Astrée, qui se retrouve coincée dans un mariage malheureux parce qu'elle s'est laissée charmer par les coutumes de Puerto Rico au lieu de rentrer en Suède, sert quant à elle à montrer la force des racines, comme s'il n'était de plus grand bonheur que de revenir aux sources, dans une Europe germanique magnifiée. Après tout, les portoricains n'ont jamais vu la neige, eux, c'est dire! Le choix de placer l'action dans une dépendance américaine n'est d'ailleurs pas anodin, quoique le film fut tourné à Tenerife, sous l'égide de l'Espagne franquiste. On notera par ailleurs que le racisme de la tante n'est jamais critiqué: elle parle des "sales" gens du coin sans que personne ne sourcille, mais rappelons que ce n'est pas un problème intrinsèque aux films nazis. Après tout, six ans plus tôt, Cimarron faisait dire à Irene Dunne des choses similaires envers les Indiens, et toute la profession applaudit.

En dehors de ces points idéologiques, quels sont les défauts et qualités de cette Habanera? A mon goût, le principal écueil, c'est que l'histoire est à la fois datée et pas très intéressante. C'est un mélodrame, pas encore flamboyant, qui semble grandement inspiré par des films américains antérieurs, comme Wild Orchids où Garbo se laissait envoûter par l'exotisme javanais au point de tomber folle amoureuse du beau notable ténébreux de la région. Ici, Astrée se laisse bercer par les airs de contredanses créoles et décide donc de ne pas rentrer en Suède où l'attend un mariage avec un fonctionnaire sans histoire. C'est alors sans surprise qu'elle s'éprend aussitôt de Don Pedro de Avila, le propriétaire de l'île qui tente de l'impressionner en domptant les taureaux d'une corrida ou en ramassant son éventail, mais comme toute passion subite qui se respecte, tout ceci n'est évidemment qu'illusion: dix ans plus tard, elle se retrouve coincée dans un mariage infernal, Don Pedro ne lui laissant pas la moindre liberté, allant jusqu'à déchirer ses robes si un diplomate a eu le malheur de complimenter ses tenues au bal. Le problème avec une telle histoire, c'est qu'une fois les bases posées en une vingtaine de minutes, la situation n'évolue plus: Astrée reste prisonnière dans une grande villa pendant une heure avec son fils pour seul réconfort. Mais c'est tout. Les deux-tiers du film deviennent donc assez statiques concernant l'héroïne puisqu'elle n'a aucune liberté et que son unique tentative de fuite est désamorcée aussitôt. Pour meubler, le scénariste Gerhard Menzel a donc inventé cette histoire d'épidémie, en faisant venir en médecin de Suède pour trouver un antidote, tandis que Don Pedro et ses complices font tout pour faire capoter ses recherches afin de protéger leurs intérêts financiers. Bien que le médecin soit un ancien soupirant d'Astrée, cette intrigue secondaire peine vraiment à captiver, d'où un ennui palpable passée la première demi-heure.

Cependant, le film regorge de grandes qualités techniques qui font passer un bon moment malgré tout. Pour commencer, la photographie de Franz Weihmayr est en tout point superbe: les bords de mer sont toujours filmés sous un feuillage afin d'enrichir le cadre; les scènes de foule alternent élégamment entre gros plans sur des groupes et plans larges sur le public; la fuite du paquebot est encore impressionnante avec ce jeu de cache-cache devant des montagnes de sacs empilés; les reflets dans le bassin de la villa valent également le coup d’œil, et toute la deuxième partie souligne l'emprisonnement d'Astrée en multipliant les ombres des rayures de grilles ou de persiennes lors des dialogues entre époux. Les décors poussent le génie à orner les chambres de grosses amphores particulièrement jolies, si bien qu'il se dégage du film une beauté incontestable. Le clou du spectacle reste néanmoins la séquence musicale qui a donné son titre à l’œuvre, la chanson "Der Wind hat mir ein Lied erzählt" comprenant une mélodie de Lothar Brühne directement inspirée des habaneras les plus célèbres telle La Paloma (mais ce n'en est pas une adaptation contrairement à ce qu'on peut lire), et des paroles de Bruno Balz sur l'amour et la solitude. Le parolier reste connu pour avoir été lui-même victime du système nazi, ayant été torturé par la Gestapo qui avait découvert son homosexualité. Les autres chansons du film sont moins mémorables, et les sources se contredisent pour savoir qui en sont les auteurs, mais "Du kannst es nicht wissen" sert bien la séquence nostalgie du moment avec ses paroles sur la neige et les glaces que regrette Astrée.

Pour finir, quid de l'interprétation? Honnêtement, Zarah Leander n'a pas grand chose à faire à part s'exalter au tout début puis avoir l'air triste dans tout le reste, mais elle est tout de même très charismatique. On sent bien qu'elle est une star digne de ce nom, et l'on comprend pourquoi elle devint si rapidement populaire en Allemagne après seulement un an de contrat. Au début, j'ai même eu très peur: avec sa coiffure et son chapeau, elle ressemble comme deux gouttes d'eau à Tallulah Bankhead... qui parle la langue de Marlene Dietrich... avec l'accent de Greta Garbo! C'est très perturbant! Heureusement, dès qu'elle se marie, Zarah devient bien la Leander, avec son charisme particulier et ses coiffures d'un noir extravagant. Dans tous les cas, son désarroi est sincère alors que son époux la brime de toute part, et elle nuance bien la tristesse du second acte en se montrant chaleureuse et maternelle avec son fils. Malgré tout, ce n'est en rien une interprétation exceptionnelle, quoiqu'on n'ait aucun reproche à faire à l'actrice. Dans le rôle du mari, le très controversé Ferdinand Marian, apparemment connu pour sa participation au film le plus nauséabond du régime nazi, donne une performance conventionnelle de séducteur suave et imposant, avec des regards intenses qui accentuent son aspect menaçant. Par contre, ces deux personnes incontestablement brunes sont affublées d'un enfant... blond platine. Comme vous vous en doutez, ce n'est pas spécialement crédible...

En somme, La Habanera possède un charme indéniable par ses jolies images, son exotisme divertissant et sa jolie ritournelle chaleureuse. Mais, l'histoire m'ennuie profondément, et les ferments de propagande n'aident pas à rendre tout cela plus piquant. J'hésite entre 5 à cause de l'intrigue peu consistante voire problématique, et 6 pour les grandes qualités visuelles qui donnent envie de multiplier les captures d'écran. Comme il m'est impossible de me départir d'une certaine gêne devant les films de ce régime là, j'ai peur de revoir la note à la baisse.

mardi 16 août 2016

L'Affaire des poisons (1955)


Après les verres de lait empoisonnés de Bedelia et les tasses de café à l'uranium de Notorious, voici l'Affaire des poisons, sa bave de crapaud et sa confiture de groseilles qui donne des boutons! C'est un film d'Henri Decoin, qui avait déjà dirigé Danielle Darrieux dans cinq films entre 1937 et 1941, dont Battement de cœur. Comme on s'en doute, entre la jeune voleuse malgré elle et la marquise scandaleuse, le ton a changé...

Pourtant, cette affaire de crimes enfantés par les femmes ne donne lieu qu'à un film en demi-teinte. C'est dommage. Pour commencer, les couleurs sont encore plus délavées que dans Diane de Poitiers, le grand frère américain où il allait encore être question de couteau empoisonné sur une lame seulement. A vrai dire, les crédits du générique défilent sur des gravures tellement pâles qu'on a du mal à distinguer ce qu'on nous montre, sans compter que ça ressemble davantage à des images du Paris révolutionnaire qu'à des vues louis quatorziennes. En fait, les décors de Jean d'Eaubonne n'évoquent pas spécialement une imagerie "versaillaise". Ce n'est sans doute pas le propos, l'intrigue se déroulant à Saint-Germain en Laye, que je ne connais pas, mais instinctivement, les intérieurs minimalistes font surtout penser à ceux d'un petit château de province. Même les murs des chambres sont assez dégarnis: ça manque un peu de peintures ou de tapisseries colorées, et celles qu'on aperçoit à deux ou trois reprises ont un aspect Renaissance. Le lit de la marquise est quant à lui un sommet de mauvais goût torsadé, mais ça n'est pas le plus gênant. Le pire, ce sont les décors extérieurs: la cour et la place de Grève sentent le carton-pâte à plein nez, ce qui est une assez mauvaise entrée en matière après que le générique nous a bien annoncé l'extrême réalisme des événements en question! De son côté, la Voisin vit comme une marquise dans un superbe hôtel particulier encore plus décoré que la salle de bal du palais, d'où un décalage un peu trop net. Certes, son trafic d'argent et de diamants doit lui permettre de mener grand train, mais de là à sembler plus riche que le roi...

Par contre, les costumes de Monique Plotin sont vraiment jolis, en particulier la robe dorée de Danielle Darrieux, et la tenue de voyage à voiles blancs. A l'instar des décors, ce n'est peut-être pas absolument réaliste, mais au moins, ces atours ont vraiment l'air luxueux, comme il sied aux courtisans. L'unique bémol vestimentaire est en fait le masque d'opérette que la marquise vole à sa suivante pour sortir dans la nuit: on croirait davantage qu'elle part jouer à Fantômette à la campagne au lieu d'aller invoquer Satan! Autrement, la musique de René Cloërec est assez affreuse, avec son usage de sons de thérémine qui augmente le côté fortement théâtral du film, allant jusqu'à lui faire frôler la série B dans les scènes obscures où la préparation des breuvages prend des airs de science-fiction. Seule la musique du ballet marque les esprits.

Le scénario est lui aussi en demi-teinte, alternant entre longueurs (les enquêtes du policier qui ne prennent même pas la peine d'apporter un dénouement quant à la nourrice infanticide) et passages divertissants (quand la marquise de Montespan joue double-jeu avec son mari ou ses victimes). Surtout, l'histoire enfile les clichés comme des perles au détriment de toute cohérence. Par exemple, la cour ressemble à peu de choses près au Grand Budapest Hotel: ici, point de promiscuité, les personnages influents se déplacent seuls sans être vus et surtout sans être suivis par leurs valets. La marquise peut ainsi aller se promener la nuit dans les hameaux du voisinage sans être accompagnée, et sans qu'aucune de ses suivantes ne se soit rendue compte de son absence. Le policier évoque d'ailleurs la mécanique de cour à la manière d'un règlement de colonie de vacances: "le dîner est servi à 20h, mais les servantes doivent rentrer à la chambre à 20h30." On a l'impression que maîtres et domestiques ne se croisent jamais. Autre problème: la Voisin se promène dans le palais aussi librement qu'au parc, et la marquise ne craint même pas de lui confirmer sa présence au prochain sabbat au beau milieu d'un couloir, devant les appartements de toute la noblesse! La première messe noire ressemble d'ailleurs à une réunion d'alcooliques où chacun confesse ses péchés à l'autre, tandis que la messe blanche qui lui fait immédiatement suite par contraste atteint des sommets de ridicule, avec un pauvre empoisonné qui tombe comme une mouche. On notera d'ailleurs que les victimes ne souffrent jamais: elles tombent raides mortes du jour au lendemain.

Il faut dire que les incohérences touchent aussi l'origine même des poisons: on nous refait le coup de la lame empoisonnée sur un seul côté, afin que la marquise puisse manger du gâteau devant sa rivale sans que celle-ci se méfie. Sauf que logiquement, il devrait quand même rester des résidus sur le couteau lorsque la marquise se coupe sa propre part. Toute personne qui a déjà tenté d'étaler de la confiture sur une tartine sait qu'il faut s'y prendre à plusieurs reprises! L'affaire ne valait d'ailleurs pas toute cette peine, puisque d'une part la Fontanges est tellement bête qu'on pourrait lui faire boire une bouteille étiquetée "arsenic" sans qu'elle soupçonne quoi que ce soit, mais surtout, la confiture en question ne fait même pas l'effet escompté: elle est censée donner des boutons, mais la duchesse tousse comme une tuberculeuse!

Pour le reste, Decoin et son scénariste, Georges Neveux, n'ont pas hésité à forcer le trait. Par exemple, pour bien montrer que la Montespan est obsédée par sa beauté, l'histoire s'arrange toujours pour lui fourrer un miroir de poche dans la main afin qu'elle puisse s'y contempler des heures entières. Ainsi, il est temps de se lever? Vite, sortons un miroir de mes couvertures pour voir si je suis toujours aussi jolie que la veille! Et plus tard, il faut tuer le temps lors d'un voyage en carrosse? Eh bien mirons-nous du départ à l'arrivée malgré les cahots de la voiture! Outre l'obsession pour le physique, la jalousie tourne également au ridicule. Ainsi, quand la marquise voit le roi au bras de sa rivale, la voilà qui garde le lit pendant trois jours avec du linge humide sur la tête comme si elle venait d'attraper la vérole! Et lorsqu'elle découvre l'existence de la fameuse confiture qui donne des boutons, on lui demande de plisser les yeux pour mieux sourire comme au bord de l'orgasme! "Il n'est pas de plus grand plaisir pour une femme que de voir un bouton sur le nez de sa rivale", rappelle subtilement la Voisin. Le scénario aurait précisément gagné à donner plus de complexité à ses personnages, au lieu de les réduire à ces clichés assez misogynes.

A un moment donné, je me suis tout de même demandé si le parti pris de ne jamais montrer le roi était une bonne chose, afin de souligner la vanité totale des agissements de la marquise. Plus on avance dans le film, moins je pense que l'histoire ait voulu aller jusque là: on cherche surtout à brosser le portrait d'une très méchante femme, capable de toutes les fourberies même avec ses alliés. Comme la marquise se moque du roi et ne veut en réalité que le pouvoir, la présence du monarque n'a effectivement plus de raison d'être, mais du coup, les motivations de la dame tournent un peu à vide. Il aurait été plus intéressant de présenter une héroïne complètement dérangée frisant la folie, afin de nuancer un peu son extrême cruauté. Danielle Darrieux rattrape heureusement le coup en soulignant parfaitement l'obsession maladive de la Montespan pour le pouvoir et la beauté. Elle est un peu caricaturale par moments à trop écarquiller les yeux lorsqu'elle communique avec les esprits, mais elle garde un panache sans pareil qui lui permet de faire preuve d'un charme sournois avec ses victimes ou son mari. On adore notamment la voir tout à coup fort aimable avec la duchesse qu'elle aide elle-même à s'habiller, on aime sa tentative malhabile visant à réchauffer les sens d'un mari dont elle n'a que faire dans le seul but de monter en grade, et elle est encore remarquable tant elle est odieuse avec sa suivante, de qui elle n'est pas jalouse malgré son ancienne liaison avec le roi, mais qu'elle n'hésite pas à remettre à sa place avec le sourire en lui faisant bien comprendre que sans son appui, la pauvre servante ne serait rien. En outre, lorsqu'elle fait des promesses, la marquise se prend pour une diva dans un grand numéro de charme, mais quand on lui oppose un refus, sa hauteur aristocratique resurgit dans la seconde quitte à faire froid dans le dos.

Comparée aux héroïnes comiques de Caprices et Battement de cœur, la Montespan est une innovation passionnante de la part de Danielle Darrieux, mais c'est pourtant loin d'être son plus grand rôle. En effet, comme je le disais, le personnage est quand même réduit au cliché grimmien de la femme mûre jalouse des jeunes beautés de la cour, qui regarde en outre la scène dissimulée dans des recoins (!), et dont l'intelligence ne transparaît pas toujours: elle ne cherche même pas à voir si sa bague a été dissoute dans le vase comme la Voisin le lui avait dit, elle récupère cette même bague sans se méfier tout en sachant pertinemment que la police n'a pu la trouver qu'en un seul et unique endroit, et le ballet a tout l'air d'être le moins bon moment pour commettre un crime, car comment croire que l'une des danseuses va se désaltérer en sautillant sur la piste? Même si c'est un tiers qui doit se faire accuser, n'y avait-il pas plus simple pour parvenir au même résultat? Par ailleurs, la marquise a-t-elle réellement intérêt à tuer sa rivale, alors qu'elle est précisément la mieux placée pour être soupçonnée, puisque c'est elle qui a le plus à perdre avec l'arrivée de la Fontanges dans le lit du roi?

En réalité, la marquise se fait complètement dominer par la devineresse dans leurs échanges. Avec ses cheveux roux et son regard austère, Viviane Romance ressemble en fait à la sœur maléfique de Greer Garson, et c'est jouissif. Le personnage est d'ailleurs mieux servi par le scénario, qui tente d'en faire une femme complexe rongée par le remord. Elle tente ainsi de faire pénitence malgré ses crimes, et la conclusion, qui se retourne évidemment contre elle, la voit devenir touchante tant son désarroi paraît sincère. Surtout, elle ne cherche jamais à appuyer sa méchanceté: elle contrôle la volonté de la marquise en restant froide et polie, ce qui est un excellent choix dans la mesure où la Voisin est dans le fond moins cruelle que son employeuse. Elle veut simplement s'enrichir pour ensuite racheter ses péchés et faire le bien des pauvres et, contrairement à la favorite royale, elle ne trahit jamais personne, étant même contente pour l'abbé défroqué lorsqu'elle pense pouvoir lui éviter le bûcher. Le seul petit reproche qu'on pourrait faire à l'actrice, c'est qu'elle reste un peu trop sur la même note à toujours se montrer digne, à tel point que même sous la torture elle semble un peu trop maîtresse d'elle-même. Mais ce panache est si élégant qu'on appréciera malgré tout cette interprétation de qualité. On aurait simplement aimé que les scénaristes alimentent un peu plus son histoire d'amour avec le bourreau, parce que même si le premier échange fait écho au dernier, une ou deux scènes en plus n'auraient pas été de trop afin de révéler encore plus d'humanité chez ces personnages maudits. Dans tous les cas, Viviane Romance reste parfaitement mémorable dans ce rôle sulfureux.

Toutefois, ni la Voisin ni la Montespan ne sont les personnages qui me touchent le plus en cette affaire. Ma préférence va indéniablement au marquis de Montespan, à qui Renaud Mary donne une grâce infinie par laquelle l'époux cocu devient sublime. Il ne geint pas, commente sa situation avec humour, et il résiste très élégamment aux avances de sa femme qui veut le faire duc, pour son profit à elle bien entendu. En fait, la marquise a beau sortir le grand jeu, son mari la domine totalement lorsqu'il lui rappelle, le sourire aux lèvres, que ses manigances pour conserver le lit du roi et obtenir un tabouret laissent à penser que ce qu'elle aime le plus dans l'amour, "c'est le mobilier!" Par contre, on se demande bien pourquoi la marquise, apparemment connue pour son bel esprit, ne trouve justement aucun moyen spirituel pour obtenir ce qu'elle veut: entre utiliser son corps avec son mari et se mettre à croire aux esprits pour garder le roi, elle passe plus pour une écervelée qu'autre chose. Tout cela nous met d'autant plus du côté du marquis! Dommage qu'il n'ait droit qu'à cette unique séquence dans le film. L'autre personnage captivant, c'est Anne Vernon dans le rôle de la suivante: sa scène de confessions à la marquise révèle une jeune femme attachante car sincèrement amoureuse du roi, pas comme sa patronne, tandis que les scènes de procès et de torture la montrent avec une sorte de bonté lumineuse malgré les crimes dont on l'accuse. Néanmoins, comme ça fait un personnage de plus à aimer le roi, on s'étonne vraiment que celui-ci n'apparaisse pas. Une façon de montrer que tout se manigance dans son dos? Sa furtive apparition en bonhomme de craie (!) dans le cristal de la Voisin ne semble pas indiquer autant de subtilité de la part du scénario!

Louis XIV tel que vous ne l'aviez jamais vu.

Pour finir, Paul Meurisse est à peine plus aimable que dans Les Diaboliques, seuls ses tourments quant au salut de son âme parvenant à le rendre un peu plus intéressant; Maurice Teynac est lui-même oubliable en lieutenant général qui a tout compris mais ne dit rien, alors que Pierre Mondy incarne un policier plus fin qu'il n'y paraît. En définitive, l'Affaire des poisons laisse en partie sur sa faim: les décors extérieurs sont laids, les couleurs manquent de vie, les personnages tombent facilement dans le cliché, l'histoire ne s'embarrasse pas de cohérence et la mise en scène trop statique ne fait qu'accentuer tous ces défauts. A vrai dire, rien que l'introduction sur l'aveugle et l'enfant qui commentent la mort de la marquise de Brinvilliers sonne faux dès les premières secondes, malgré les notices pompeuses rappelant la véracité des événements. Pourtant, on suit avec délectation les agissements de la favorite, la multiplication des personnages en rend plus d'un attachants, et les dialogues entre la Montespan, la devineresse, son mari ou sa suivante m'ont captivé, surtout grâce à la dose d'humour apportée par le marquis. On navigue entre le 5 et le 6, mais le positif me donne envie d'être indulgent.

dimanche 14 août 2016

Notorious (1946)


Notorious a si longtemps échappé à mon radar que j'ai aujourd'hui encore du mal à réaliser qu'Hitchcock a bien fait un film avec Ingrid Bergman et Cary Grant. Pour ne plus avoir à en douter, je me suis enfin décidé à ajouter le DVD à ma collection. Qu'a donné cette nouvelle visite?

Eh bien, Notorious est un bon film d'espionnage, renforcé comme il se doit par une romance élégante entre deux charismes de cinéma. Par moments, il y a bien deux ou trois longueurs quand les amants s'embrassent langoureusement pendant d'interminables secondes, ou quand on fait part de ses inquiétudes à l'autre quand Madame met le couvert, mais à ces quelques instants près, l'ensemble du film est captivant à souhait. L'important, c'est qu'on se soucie vraiment des personnages grâce à leur passion sulfureuse, alors qu'un strict film d'espionnage ne m'aurait pas autant diverti, quoiqu'il soit absolument excitant de voir comment Ingrid Bergman va réussir à soutirer des informations à un nazi caché, quitte à se retrouver prise au piège dans une grande villa. On notera en tout cas que telles Les Plus Belles Années de notre vie, Notorious épousait bien l'actualité immédiate, avec sa traque des nazis ou assimilés en Amérique du Sud. Et comme si tout cela ne suffisait pas, le scénario de Ben Hecht ne laisse rien au hasard: chaque détail a son importance par la suite, comme cette bouteille de vin oubliée dans un bureau avant que Cary Grant n'aille se consoler avec une cave entière un peu plus tard dans le film. La charge d'érotisme fait également mouche à plus d'une reprise, à l'image du héros humant discrètement le parfum de sa partenaire en lui passant un foulard sur le ventre, ou des visages qui se télescopent en regardant la baie de Rio. A vrai dire, même le choix des lieux, entre beaux quartiers de Floride et littoraux richissimes du Brésil, respirent l'élégance et le divertissement de tous côtés, de quoi mettre dans de très bonnes dispositions dès le départ.

Cerise sur le gâteau: la créativité d'Alfred Hitchcock n'en finit pas de surprendre! On admirera notamment l'image d'un Cary Grant retourné à travers les yeux d'une héroïne encore ivre de la veille, l'usage d'une tasse géante pour éviter le flou, et bien sûr le maintien du suspense avec un assemblage de gros plans quand la pauvre Ingrid se rend compte qu'elle est dans une situation vraiment délicate. La photographie de Ted Tetzlaff se marie bien à ces traits de génie, avec ces beaux contrastes de noir et blanc, ces reflets de la course hippique dans les jumelles, ou la présence dominante de la mère dans chaque coin du cadre où elle intervient. Note au réalisateur: il était possible d'inventer des méchants qui ne soient pas systématiquement dans les jupes de leur mère. Si, si!

Dans ce rôle traditionnel de matriarche hitchcockienne, Leopoldine Konstantin fait son job correctement mais sans génie particulier, ce qui ne manque pas de me faire lever les sourcils devant toutes les listes de prix la citant comme meilleure actrice secondaire de l'année. Honnêtement, elle ne fait rien de spécial, sauf peut-être dans sa toute dernière scène marquée par l'inquiétude, mais elle n'est pas assez charismatique pour composer une antagoniste étouffante digne de ce nom. En outre, elle a la même voix que Maria Ouspenskaya, ce qui la dessert plus qu'autre chose! C'est donc sans difficultés que Claude Rains lui vole la vedette, avec son personnage de traître élégant qui l'impose comme la véritable star du film. Il se montre évidemment suave comme tout méchant qui se respecte, mais il est également terrifiant la moitié du temps, en particulier aux courses où l'on sent effectivement son pouvoir de domination. Malgré tout, Claude Rains arrive à suggérer un certain capital sympathie chez Alexander Sebastian: on le sent sincèrement déçu d'être lui-même trahi, et l'on a presque envie de lui souhaiter un dénouement heureux.

Chez les premiers rôles, Cary Grant est dans son rôle habituel de Cary Grant: d'un charisme foudroyant, d'une suavité sans égale, et le tout avec un soupçon d'inquiétude lorsqu'il réalise à quel point sa partenaire est en danger. A l'inverse, Ingrid Bergman offre quelque chose de neuf dans sa performance, puisqu'elle tente de briser son image de Sainte Mary Benedict en incarnant une fille de traître nazi (!), dépendante de la bouteille (!) et collectionnant les amants (!), tout ça avant de se racheter une fois au Brésil, à travers la mission que lui confie Grant. Malgré le changement de registre, son interprétation fonctionne très bien dans la majeure partie du film: elle a le charme et la distinction requis pour ferrer l'antagoniste, et surtout, elle ne geint pas à mesure que les dangers la menacent! Néanmoins, je vois mal pourquoi le reste du monde se roule par terre pour elle dans ce rôle: d'une part la fin lui échappe totalement puisqu'elle retombe dans le trope de la jeune victime à sauver, et d'autre part... elle livre l'une des plus mauvaises scènes d'alcoolisme de cinéma! Soit elle rit comme une écolière: "Hihihi, I like this song.", soit elle plisse exagérément les yeux, soit elle parle d'une façon mécanique tout sauf convaincante, ne serait-ce que pour dire: "I-don't-like-men-who-groan-on-me." "They-make-me-thick." En outre, elle a parfois la main lourde sur ce tic bergmanien insupportable qui la montre faire des "Ouuuuh!" en bougeant la tête comme une diva. Franchement, elle aurait dû prendre des cours sur Fredric March, cent fois plus crédible dans Les Plus Belles Années. Bref, vous allez me trouver inutilement méchant avec elle parce qu'elle est hors de tout reproche dans une grande partie du film, mais ses défauts me tapent vraiment sur les nerfs, plus que ceux de toutes ses collègues de l'époque réunies. Je n'y peux rien, c'est ainsi.

Conclusion: à l'image du champagne glacé servi en pleine réception brésilienne, Notorious est un bon cru. Mais ce n'est ni Lifeboat, ni Rebecca, ni même Rope malgré sa beauté visuelle fulgurante. La fin est par ailleurs assez bancale: on entre dans un lieu privé comme dans un moulin et ça ne semble poser problème à personne... A ce détail près, Notorious reste un film de grande qualité qui lui vaudra un bon 7/10. Je ne monterai pas à 8 parce que c'est un Hitchcock mineur pour moi: ça pourrait éventuellement rentrer dans un top 10, mais plutôt vers la fin.

My Darling Clementine (1946)


Autre passage obligé de 1946, voici le western annuel de John Ford. En général, j'aime les westerns pour leurs images de cactus verdoyants sur fond de ciel bleu et de terre ocre, mais les histoires me touchent assez peu. C'est exactement le cas ici: les déserts du Far West sont très chaleureux même en noir et blanc, mais je n'arrive pas à m'intéresser à ce qu'on nous raconte. My Darling Clementine reprend en fait les thèmes habituels du justicier venu mettre de l'ordre dans une ville corrompue (Wyatt Earp devient marshal de Tombstone pour ce faire), de la vengeance (il recherche les assassins de son frère), et du duel final dans des rues vides, dans cette reconstitution de la célèbre fusillade d'O.K. Corral.

Le scénario mobilise également les poncifs féminins propres à chaque western: la cabaretière volcanique à la Marlene Dietrich dans Destry Rides Again, et la jeune fille de Boston débarquée là on ne sait trop pourquoi, à la Louise Platt dans Stagecoach. Le film porte d'ailleurs assez mal son nom, puisque la fameuse Clementine reste ultra secondaire malgré ses liens ambigus avec Wyatt Earp et son principal antagoniste. Quoi qu'il en soit, l'histoire n'est pas follement complexe, mais on suit le tout sans désintérêt particulier, malgré quelques artifices un peu pompiers telles la découverte du meurtre sous la pluie, ou la brune incendiaire qu'on doit calmer en la poussant dans un abreuvoir. Le problème pour moi, c'est que le casting ne m'inspire pas du tout: Henry Fonda m'ennuie à force de jouer les types biens sans expressions d'un film à l'autre, Victor Mature et Linda Darnell ne sont pas du tout ma tasse de thé, et si je ne connaissais pas Cathy Downs avant de m'intéresser à 1946, elle ne me donne pas une furieuse envie de voir ses autres films. J'appréciais Tim Holt après les Amberson et la Sierra Madre, mais mon intérêt a fortement décru, d'autant qu'il ne fait rien ici; et du coup, les seuls acteurs qui auraient pu m'émouvoir sont soit réduits à leurs stéréotypes habituels, comme Walter Brennan jouant un méchant plus ou moins charismatique, soit réduits à de la figuration, tels Jane Darwell qu'on ne voit pas si l'on cligne des yeux au mauvais moment, et Alan Mowbray en acteur raté trop raffiné pour la société de Tombstone.

Donc, l'histoire me touche peu et le casting encore moins. Pourtant, My Darling Clementine reste une formidable réussite visuelle. Déjà, les décors naturels de Monument Valley sont à couper le souffle avec leurs nuages et troupeaux qui enrichissent chaque étage du cadre, mais Joseph MacDonald ne se contente pas de photographier ça joliment: les contrastes nocturnes, les grappes de lampes à huile dans les scènes d'intérieur, les jeux de lignes croisées (un cactus apparaît entre les poteaux d'un péristyle tandis que la jambe de Wyatt Earp coupe le plan en deux), les drapeaux flottant au vent à côté de l'église, les étendues blanches de la route, la façon de filmer un chariot dans le désert pour augmenter la puissance d'une scène... Voilà autant de choses merveilleuses qui font de ce western un excellent cru. Dommage que Joseph MacDonald soit en compétition avec lui-même cette année pour The Dark Corner, mais son génie à passer d'un registre à l'autre avec de multiples détails parfaitement travaillés doit être salué. Le montage de Dorothy Spencer, qui a œuvré sur les plus grands films américains de la décennie dont Stagecoach, est lui aussi hors de tout reproche, ne serait-ce que pour la séquence époustouflante de course-poursuite à travers le désert, avec des coupes sur des hommes chevauchant dans deux directions opposées, histoire de rehausser le suspense, et des gros plans sur des chevaux épuisés. Le duel final est également digne des plus grands westerns malgré son air très conventionnel.

Moralité: My Darling Clementine a beau ne pas être parfait, et n'être pas le plus grand chef-d’œuvre du genre pour moi, le soin apporté à l'ensemble mérite un bon 7/10. Dommage que l'histoire me captive peu, mais on ne peut pas reprocher à un western de se focaliser sur des justiciers et des hors la loi dans une cité corrompue.

samedi 13 août 2016

Duel in the Sun (1946)


Puisque aujourd'hui il fait déjà une chaleur épouvantable même dans ma retraite campagnarde, parlons d'un film ensoleillé qui ne ménage pas les gouttes de sueur sur le front de ses interprètes. Avec Duel in the Sun, le tout puissant David O. Selznick a voulu faire son Autant en emporte le vent de la décennie, confiant la réalisation au talentueux King Vidor, et dépensant des sommes astronomiques rien que pour la campagne publicitaire. Le résultat est divertissant malgré d'énormes défauts.

Le gros problème de Duel au soleil, c'est son histoire: un homme (Herbert Marshall) tue sa femme et son amant puis est condamné à mort. Sa fille métisse, Pearl (Jennifer Jones), doit alors partir vivre chez sa tante (Lillian Gish), une gente dame du Texas mariée à un sénateur infirme et bougon (Lionel Barrymore), et affublée de deux fils que tout oppose: Jesse (Joseph Cotten), homme sage et défenseur des opprimés, et Lewt (Gregory Peck), une ordure immonde qui se croit sublime et tire sur tout ce qui bouge. La beauté sauvage de Pearl fera évidemment fondre le cœur des deux frères, qui se livreront une lutte sans merci tandis que l'arrivée du chemin de fer menace grandement les terres des ranchs de la région... D'après ce synopsis, tout semblait en place pour donner lieu à un film épique et flamboyant, mêlant passion et politique sur fond de Conquête de l'Ouest. Malheureusement, le vin ne met pas longtemps à tourner au vinaigre. Qu'on prenne le personnage de Pearl, par exemple: non seulement le scénario passe son temps à la faire osciller entre une sauvageonne à dompter et une jeune fille de bonne famille, mais en outre, elle se contredit toutes les cinq minutes quant aux sentiments qu'elle éprouve envers ses cousins. Un coup elle aime Lewt, un coup elle veut se venger de ses avances apparentées à un viol, mais elle l'aime quand même la minute d'après, mais elle veut malgré tout le tuer, mais en fait non... ou si... Bref, c'est complètement inconsistant. La confrontation finale, qui donne son nom au film tout de même et qui aurait dû être absolument grandiose, tourne quant à elle au grotesque avec ces personnages qui veulent se prouver leur amour en se tirant dessus (!), et qui se mettent à découvert pile quand ils sont vulnérables (!), si bien qu'on ne s'étonnera pas de la réaction de Powell et Pressburger, de qui Selznick cherchait l'estime et qui tombèrent d'accord pour regretter... que personne n'ait songé à tirer sur le scénariste!

La question du maquillage fait elle aussi perdre de son crédit au film, puisque Jennifer Jones ressemble davantage à une caucasienne trop bronzée qu'à une métisse anglo-indienne de la frontière mexicaine. Dans la furtive apparition de la mère, la Viennoise Tilly Losch est quant à elle encore abonnée au grimage après The Good Earth et The Garden of Allah, et c'est bien triste. Certes, Hollywood ne pouvait tolérer un mariage entre Herbert Marshall et une dame de couleur en ces années-là, aussi fallait-il une Européenne peinte de partout, mais cette morale n'en est pas moins affligeante. Le plus gênant: les Indiennes sont ramenées à une sorte de bestialité. En effet, la mère offre visiblement ses faveurs à tous les hommes de passage sans aucune retenue, et la fille a littéralement besoin d'être exorcisée de sa sauvagerie par un prêtre, avant que le fameux duel ne la ramène à un comportement animal qui la fera boire dans l'eau telle une jument, ou ramper sur le sol tel un lézard. Curieusement, Lewt a beau avoir tous les vices du monde, on ne le verra jamais boire à même le sol ou ramper dans la poussière: les profils caucasiens restent élégants en toutes circonstances...

Autrement, Duel in the Sun ne s'épargne pas quelques longueurs, en particulier lors des séquences du chemin de fer, dont on se soucie peu, avec en prime un panneau publicitaire ridicule indiquant à tous les bandits de grand chemin que, "attention (!), un train chargé d'explosifs va passer dans la région le 18 août à 14h, veillez à ne pas le faire dérailler s'il vous plaît!" La fête aux lampions multicolores semble pour sa part avoir été inventée pour insérer une séquence musicale dans cette histoire du XIXe siècle, à l'image d'un bal à Tara d'avant-guerre, mais puisqu'elle sert le seul rebondissement impliquant Charles Bickford, le tout semble un peu vain. En effet, le personnage apparaît comme par magie au pied d'un arbre, tombe amoureux de Pearl qui en profite pour chauffer à blanc le désir de Lewt en dansant avec l'inconnu, et décide évidemment de l'épouser le lendemain sans aucune conviction de part et d'autre.

La conviction est en fait ce qui fait cruellement défaut à quasiment tous les interprètes. Sans mentir, sur les sept personnages identifiables, on compte deux performances catastrophiques, deux caricatures, trois interprétations atrocement conventionnelles, et seulement une grande performance qui illumine l'ensemble du film. Pas de chance, les catastrophes sont les deux héros: Jennifer Jones et Gregory Peck. La première est mauvaise dès son entrée en scène: elle force sa voix pour la rendre inutilement grave, tire la langue aux passants, hurle une série de "Noooo!" pour protéger son père qui vient quand même de tuer sa mère; et elle passe le reste du film à écarquiller les yeux et à contorsionner sa bouche, histoire de bien rendre le personnage caricatural. Ainsi, quand Pearl est en colère, Jennifer s'ingénie à mettre sa bouche au milieu de la joue tout en plissant les yeux, pour bien montrer que, attention (!), son regard est très menaçant; et lorsqu'elle respire la joie de vivre, elle reste la bouche en cœur et ouvrant grand les yeux, telle une jeune novice découvrant le monde. Bref, c'est excessivement mauvais et grimaçant, et ce n'est évidemment pas ainsi que l'actrice parvient à rendre l'héroïne cohérente, accentuant beaucoup trop à la fois le côté sauvage de Pearl et son aspect de jeune fille de bonne famille, sans jamais lier ces deux extrêmes. Gregory Peck est tout aussi atroce puisque, doté d'un personnage ignoble, il ne songe jamais à le nuancer un peu pour lui donner un semblant de charme, aussi reste-t-il à parader satisfait de lui-même, n'y allant pas de main morte sur les sourires pervers. Son expression ridicule lors du duel final ressemble d'ailleurs aux bouches bées de sa partenaire, afin de bien déséquilibrer le tout à la dernière minute!

Les caricatures sont pour leur part le fait de Walter Huston en exorciste illuminé faisant la morale à tout le monde, et de Lionnel Barrymore en patriarche hargneux à peine plus nuancé que son méchant Potter de La Vie est belle. Sa conclusion, tout en larmes et repentir, ne suffit hélas pas à rendre le personnage plus sympathique malgré l'effet recherché. Les performances conventionnelles sont quant à elles données par Herbert Marshall, égal à lui-même en mari nerveux; Charles Bickford, bien gentil d'avoir fait le déplacement pour cinq minutes d'amant insipide; et Joseph Cotten, un acteur qui me touche peu et qui a surtout eu la chance, à mon avis, d'enchaîner trois films mythiques entre 1941 et 1943 pour être aussi encensé aujourd'hui. Il n'est pas mauvais du tout ici, mais sa palette expressive est une fois de plus ultra minimaliste. Lillian Gish est comme on s'en doute la lumière du film: elle compose une femme attachante mais ferme, capable de s'inquiéter pour ses fils tout en protégeant Pearl des menaces de son mari; et chacun de ses regards enrichit considérablement la scène: elle n'est ni trop grande dame, ni trop complice, et tout est pour le mieux dans la meilleure des nuances. Si je vous dis qu'elle a en outre une scène digne de ses grands exploits de films muets, à la toute dernière seconde près, voilà qui en fait une bonne raison pour courir voir le film malgré tout ce que j'ai pu dire auparavant.

Outre Lillian Gish, Duel in the Sun compte en réalité de multiples atouts malgré son histoire aberrante et ses affreux premiers rôles, à commencer par la jolie photographie de Lee Garmes et associés. En effet, leur façon de filmer les rares arbres du Texas ou la vapeur des locomotives donne lieu à une succession de fort belles images de ces régions arides; le plan sur Walter Huston devant les croix du cimetière, sur fond de calèches bien rangées, est également impressionnant; de même que l'assemblage des lampions de la fête, filmés comme des essaims autour desquels gravite la société, ou encore le hurlement du loup à côté d'un arbre mort dans la pénombre. Les couleurs du ciel sont souvent restituées avec grandeur, surtout lorsqu'on en vient aux ombres chinoises, mais dommage que certaines teintes trop rouges préfigurent un film de science fiction des années 1960: on s'attendrait presque à voir des dinosaures débarquer devant la roche en forme de visage! Autrement, les décors et costumes sont tout à fait corrects pour le milieu représenté, mais ce n'est pas ce qui marque le plus les esprits. Pour finir, la musique de Dimitri Tiomkin n'est pas ce que le compositeur a fait de plus mémorable, malgré une introduction dynamique.

Quoi qu'il en soit, ces jolies couleurs font de Duel in the Sun un divertissement incontestable, mais quel dommage que l'intrigue et certaines performances soient aussi mauvaises. Le visionnage est un plaisir qui n'ennuie jamais, sans pour autant faire oublier les trop gros défauts du film: 6/10.