vendredi 30 septembre 2016

The Amazing Mrs. Holliday (1943)


Après n'avoir fait jouer sa star principale que dans des comédies, Universal tenta en 1943 d'épouser l'air du temps en plaçant la divine Deanna Durbin au cœur d'histoires marquées par la guerre, en l'occurrence sauver des enfants en Chine pour les mettre à l'abri de l'autre côté du Pacifique. Cependant, comme pour Hers to Hold, on n'est pas encore dans le contre-emploi qui viendra un an plus tard avec Christmas Holiday: ici, les scènes d'humour ne manquent pas, malgré la tonalité plus sérieuse en arrière-plan.

Malheureusement, The Amazing Mrs. Holliday n'est pas un grand film. Deanna a pourtant soutenu que Jean Renoir lui-même en avait dirigé les deux tiers, bien que Bruce Manning fût seul crédité au générique, mais le résultat est là: le mélange d'humour et de drame se fait sans liant. On passe souvent d'une scène tragique à une farce sans crier gare, de quoi déstabiliser tout l'édifice. Par exemple, le village chinois doit être évacué à cause de l'arrivée des Japonais, d'après le flashback dans lequel l'héroïne narre ses aventures? Et bam, on enchaîne aussitôt sur une scène de repas où la pauvre Mrs. Holliday n'arrive pas à attraper une cerise avec sa cuillère, et suit le fruit d'un bout à l'autre de la table avant de finir par le manger avec ses doigts, devant une assistance aristocratique scandalisée! Plus loin, la réminiscence nous montre le torpillage du paquebot sur lequel périssent le capitaine et l'un des enfants que Ruth avait pour charge de sauver? Bingo, on passe directement à une petite musique guillerette de retour au temps présent! Prises indépendamment les unes des autres, les séquences fonctionnent intrinsèquement, le coup de la cerise étant par exemple réellement drôle, mais l'assemblage ne marche pas.

De même, on est un peu déçu par la maigreur des scènes de guerre. On nous promettait ainsi des aventures héroïques en Chine, et l'on se retrouve dans 85% du film dans... une grande demeure de San Francisco où tout le monde est bien coiffé! Le choix des lieux n'est pas anodin, puisqu'il s'agit de mettre en place un quiproquo, selon lequel Deanna se fait passer pour l'épouse du défunt capitaine du paquebot afin que sa richissime famille accepte de prendre en charge les orphelins, qui sans passeport sont constamment menacés d'être renvoyés en Chine. Tout cela est admirable, sauf que la supercherie ne tient pas longtemps, de quoi faire perdre tout intérêt au second acte, qui se transforme en romance des plus convenues pour meubler le temps. Autrement, on notera que les enfants sont tous Américains sauf un, ce qui n'enlève rien à la bravoure de l'héroïne, mais renforce un peu trop le sentiment patriotique qu'on nous décrit trop lourdement. Dommage, également, que les images de guerre n'aient aucune once d'émotion: l'évacuation du village se fait quasiment dans la bonne humeur, à l'exception d'un bombardement qui prendra une vie, la dame chinoise qui donne son bébé à Ruth dans les ruines meurt de façon ridicule à l'arrière-plan, et la scène de canot de sauvetage semble ennuyer tous les protagonistes. Ce qui est d'autant plus rageant, c'est que le film révèle certaines limites dans le jeu de Deanna Durbin, elle pourtant si excellente dans le registre comique. Ainsi, comme dans Hers to Hold, elle garde un visage fermé dès qu'intervient le drame, on point qu'on la croirait insensible à l'idée de perdre son père sous les bombes, ou un enfant en pleine mer.

Par contre, elle est absolument délicieuse dans toutes les scènes volontairement drôles, la cerise en tête, et son chant est parfait. La musique est principalement composée de berceuses, dont Mighty Lak' a Rose, mais histoire de bien coller à la tradition, on n'hésite pas à faire chanter Tosca à l'actrice, à mesure que le film revient à la veine habituelle des comédies romantiques. C'est beau, mais on s'éloigne à grand pas du cœur du sujet, à savoir les orphelins en temps de guerre.

Moralité: Ruth Kirke Holliday est certainement héroïque, mais elle ne semble jamais vraiment savoir où elle va. L'alliance de guerre et de comédie fruitée est évidemment très bancale malgré les séductions qui se dégagent de l’œuvre, dont le son et les décors. Honnêtement, j'ai bien mieux aimé que ce qu'on pourrait croire à me lire, mais force est de reconnaître que le tout reste très médiocre. Un 6 serait bien trop généreux, mais dans le même temps, c'est nettement meilleur que Hers to Hold. Un retour à la rassurante zone-tampon entre le 5 et le 6 s'impose.

Hers to Hold (1943)


Je m'éparpille complètement, mais il m'est vraiment difficile de trouver l'inspiration pour parler des films français de Romy Schneider. Alors, interlude musical en compagnie de Deanna Durbin. Pourtant, Hers to Hold est un assez mauvais film sur lequel il n'y a pas grand chose à dire…


Réalisée par un parfait inconnu, Frank Ryan, qui compte également le médiocre Can't Help Singing à son actif, cette comédie dramatique se veut le troisième volet de la trilogie non officielle des aventures de Penny Craig, après Three Smart Girls et Three Smart Girls Grow Up. C'a même failli s'appeler Three Smart Girls Join Up, pour bien ancrer l'histoire dans l'actualité de la guerre au moment du tournage. Malheureusement, autant le premier opus était charmant à défaut d'être vraiment bon, et autant le second était aussi irrésistible que délicieux, autant celui-ci est une cuisante déception.


En effet, la divine Penny, magnifiquement espiègle la décennie précédente, a hélas perdu une bonne part de sa personnalité : elle n'est plus qu'une jeune fille des plus banales en attente de se marier, et elle n'a même plus la compagnie de ses sœurs pour échafauder de multiples intrigues de cœur. Ce qui ne veut pas dire que la performance d'actrice soit dénuée d'humour, mais ça manque énormément de relief par rapport aux œuvres précédentes : Penny se tord la bouche pour piéger un imposteur, elle lui glisse une rose entre les lèvres après avoir chanté la séguedille de Bizet, au cours d'une amusante scène où elle tente d'arracher le pauvre Joseph Cotten des griffes d'une mondaine bavarde, et… elle porte des lunettes ! C'est tout ! Il est vrai que ses tenues d'ouvrières (elle s'engage dans l'effort de guerre) avec rubans dans les cheveux détonnent totalement par rapport aux tâches qu'on lui demande d'effectuer, mais ça ne fait pas rire pour autant. Ceci dit, le deuxième acte sur la guerre, succédant à la romance, n'est pas censé être drôle, le scénariste cherchant au contraire à capter l'air du temps, en montrant les inquiétudes de la fiancée pendant que le soupirant part en mission dans les raids aériens. Mais du coup, le film devient trop manifestement un prétexte au patriotisme d'alors, au lieu de se chercher une identité propre. On perd donc totalement l'esprit des Three Smart Girls, ce qui est bien dommage, en particulier à cause de cette deuxième partie interminable où l'on nous montre toutes les perceuses imaginables quand on ne sait plus quoi raconter.


Néanmoins, le second acte n'est pas seul fautif, la romance du début étant déjà de très mauvais augure, avec ce personnage ignoble d'amoureux transi incarné par Joseph Cotten. Celui-ci voit une paire de jambes appartenant à Penny venue donner son sang à l'hôpital, le voilà qui en tombe aussitôt amoureux, et il se met à l'embrasser de force après quarante secondes d'une cour débridée pendant laquelle il n'a même pas songé à regarder le visage de l'inconnue. Deanna se défend mollement, préférant gifler le véritable infirmier qui vient s'enquérir de sa santé et qu'elle prend à tort pour un second séducteur, mais le pire dans tout ça, c'est le discours au premier degré de Joseph Cotten lorsqu'il manigance un plan pour retrouver Penny après l'entrevue à l'hôpital. En effet, alors que son ami lui fait remarquer qu'elle n'avait pas envie d'être embrassée de force, celui-ci répond que "lorsqu'une femme dit non, elle veut dire oui." Et ça n'est jamais remis en question par la suite. Merci Hers to Hold pour ce brillant discours d'avant-garde. Penny n'a d'ailleurs jamais l'air gêné de voir l'agresseur la suivre partout à sa propre réception, et préfère s'amuser avec lui pour mieux le démasquer aux yeux des véritables invités. Mais voilà, le film s'ingénie à la faire tomber amoureuse après un baiser forcé, et l'on est supposé prendre ça pour un sommet de romantisme.


Heureusement, la séduction véritable affleure quand Deanna se met à chanter, dont la séguedille de Carmen, Begin the Beguine de Cole Porter, et Say a Prayer for the Boys Over There. Cette dernière chanson, très patriotique, fut nommée à l'Oscar et sied bien au ton de la deuxième partie, mais ça contribue hélas à ancrer le film dans son peu subtil aspect propagandiste, ou tout du moins patriotique. Bref, la guerre est passée par là en 1943, et l'on regrette vivement le charme à l'ancienne des films précédents de la star, tels First Love ou Spring Parade. Reconnaissons néanmoins que la mélodie et le tempo ne déparent pas par rapport aux chansons romantiques dans lesquelles s'était spécialisée Deanna.


Moralité: Hers to Hold est un film décevant, un curieux mélange de comédie et de patriotisme qui privilégie les séquences de perceuses au détriment de la réelle personnalité de Penny Craig. La tonalité ultra sexiste de la rencontre n'arrange en rien les choses. Autrement, Deanna est amusante quand il le faut et toujours irréprochable au niveau du chant, mais on aurait aimé un peu plus d'efforts dans les séquences de fiancée inquiète, parce que le ventilateur qui lui fait voler les cheveux fait cent fois plus pour l'émotion de ces moments que le visage trop impassible de l'actrice. Je ne me sens pas le courage de descendre jusqu'à 4, en raison d'une séguedille vraiment drôle, mais on en restera à un pénible 5-.

lundi 26 septembre 2016

Une femme à sa fenêtre (1976)


Il y a cinq ans, j'ai hérité d'une parente qui avait une bonne partie de la filmographie de Romy Schneider en DVD. Il m'a tout de même fallu du temps avant de m'y adonner, le cinéma français des années 1970 n'étant pas, à première vue, une époque qui m'attire, mais étant un fan inconditionnel de la performance de Romy dans le Ludwig de Visconti, je voulais vérifier si elle ne pouvait pas gagner un second Orfeoscar, cette fois-ci pour un premier rôle. Voilà qui m'a motivé à regarder enfin ses autres œuvres, bien que je sois dans l'ensemble un peu déçu par cette série de films français.


Une femme à sa fenêtre fut celui qui m'a le plus immédiatement fait envie, la promesse de paysages grecs et de costumes années 1930 étant franchement alléchante sur le papier. C'est un film de Pierre Granier-Deferre, où Romy partage la vedette avec de gros noms du cinéma d'alors, Philippe Noiret et Victor Lanoux, le tout d'après un roman du controversé Pierre Drieu la Rochelle. Franchement, le début est très prometteur : le film s'ouvre sur le profil de l'actrice, impeccablement habillée, se détachant sur les hauteurs du mont Parnasse, introduction on ne peut plus enchanteresse qui donne sincèrement envie d'entrer dans l'histoire. Les bonnes choses s'enchaînent d'ailleurs pendant toute la visite du sanctuaire de Delphes, puisque Jean Ravel découpe les dialogues de façon originale à mesure que le trio marche au sein des ruines, avec en prime une série de métaphores antiques qui dans un premier temps font mouche en inscrivant l'intrigue dans une veine intellectuelle. On a d'autre part des doutes quant aux rapports des membres du trio lors de cette ouverture, étant donné que les réactions de Philippe Noiret, qui laisse Margot, l'héroïne, se faire courtiser par un autre homme sans qu'on sache encore à qui elle est mariée à ce moment là, ne laissent pas d'étonner.


Ce mystère trouve cependant très vite une réponse, et c'est hélas à ce moment-là que le film commence à basculer dans une synthèse maladroite entre fiction politique sur la contestation de la dictature du 4 Août, et romance bourgeoise où la décadence et la futilité des élites ne sont jamais épargnées. Malheureusement, ce mélange manque cruellement de souffle. Déjà, le rythme général est extrêmement lent, alors autant dire que passer deux heures en compagnie de bourgeois qui s'ennuient en regardant des matchs de tennis n'aide pas à rester éveillé. Pire : si le montage de l'introduction intriguait par son originalité, le découpage général est quant à lui assez brouillon, puisqu'on passe d'une époque à l'autre au gré des envies du réalisateur. Ainsi, n'importe quel synopsis vous dira qu'Une femme à sa fenêtre est l'histoire d'une épouse trompée qui s'ennuie, et qui trouve un nouvel élan à son existence en tombant amoureuse d'un militant politique persécuté. Mais cette rencontre, principal moteur de l'action, n'arrive qu'au milieu du film, aussi est-il assez abscons de voir les deux amants ensemble durant de longues séquences dans tout le premier acte. À ce stade, les références littéraires prennent même une ampleur pédante qui n'apporte rien au propos, et la partie politique échoue elle aussi à maintenir l'intérêt, et ce dès le commencement, avec ce long monologue du chef de la police qui narre des événements dont on ne saisit pas du tout les enjeux à ce moment là.


En revanche, on appréciera le jeu sur les différentes images de Romy Schneider penchée à sa fenêtre, afin de ramener le film au cœur du sujet, y compris lorsqu'il s'agit de vitres de voiture tandis que le chauffeur a du mal à se frayer un passage parmi une foule contenue par la police. Le sourire de la marquise, projetée pour la première fois dans la réalité de la dictature, ne manque évidemment pas de s'estomper devant tant de dureté… Les méfaits de la milice au pouvoir sont encore l'occasion de dériver sur de jolies images grecques, en particulier lorsque la fuite d'un fugitif permet de soulever un drap séchant au soleil, et de découvrir par-là même les hauteurs de l'Acropole. La photographie d'Aldo Tonti est de toute façon fort soignée, de quoi donner au film un cachet certain entre les jardins fleuris des villas de luxe, les vieilles voitures dans les rues couvertes de neige, les lignes courbes infinies du théâtre de Delphes, les routes sous l'ombrage des cyprès et les couchers de soleil pas trop kitsch sur les littoraux. De leur côtés, les costumes de Jacques Fonteray et Maria Baroni ne sont pas d'un ravissement exceptionnel, mais ils mettent bien en valeur la silhouette de la star, en particulier le foulard jaune-orangé sur un costume immaculé, sans parler de la robe bleue striée que Margot étale avec fierté en pleine réception.


Pour le reste ? Romy Schneider est toujours absolument fascinante, mais elle ne parvient à sortir le film de sa torpeur. Les incessants allers-retours entre passé et présent empêchent de nous prendre au jeu de sa passion envers le militant politique incarné par un Victor Lanoux peu mémorable, et Philippe Noiret campe pour sa part un personnage si volontairement médiocre qu'il n'y a aucune surprise quant aux sentiments de Margot à son égard. Le mari est quant à lui inintéressant au possible puisqu'on ne le voit que jouer au tennis, mais le dialogue avec la meilleure amie sur l'apologie de l'adultère parvient furtivement à donner un peu de piquant à ce match interminable. Quoi qu'il en soit, Une femme à sa fenêtre est l'archétype de la performance schneiderienne : elle y est très charismatique, extrêmement séduisante, et use d'un comportement libre qui la rend à la fois mystérieuse et attirante bien qu'elle n'hésite pas à jouer avec ceux qui se languissent pour elle. C'est une bonne interprétation, mais je n'y vois rien de spécial étant donné qu'elle a incarné de nombreux personnages similaires. Dans tous les cas, ça ne suffit pas à donner au film le souffle qui lui fait cruellement défaut. Un assemblage plus rigoureux entre les questions politiques, la romance passionnée et la déconstruction d'une strate sociale décadente aurait été souhaitable. En l'état, la note ne saurait dépasser un triste 5/10.


PS : Je reprendrai ma rétrospective 1946 en novembre puisque l'Anonyme au cœur fidèle a la bonté de me prêter Of Human Bondage et Temptation! J'inaugurerai donc une seconde saison 1946, en espérant que ça me laisse le temps de découvrir les films italiens de l'année, ainsi que les comédies introuvables de Danielle Darrieux, sur lesquelles je mise beaucoup pour donner un Globe comédie à l'actrice, qui n'est jamais aussi merveilleuse que dans ce registre. Affaire à suivre.


dimanche 4 septembre 2016

Le Rouge et le Noir (1954)


Dans ma rétrospective Danielle Darrieux, c'est l'heure du Rouge et du Noir, un film de Claude Autant-Lara où le célèbre héros de Stendhal est incarné par l'inévitable Gérard Philipe, qui avait déjà touché à La Chartreuse de Parme six ans plus tôt. Cette adaptation a surtout la particularité d'avoir servi de repoussoir aux tenants de la Nouvelle Vague, qui n'aimaient rien tant que rejeter l'académisme pompeux des films de prestige français des années 1950. N'étant pas friand de ce nouveau cinéma, j'ai tendance à ne pas faire grand cas de ce genre de critiques (par exemple, j'aime beaucoup La Princesse de Clèves de Jean Delannoy, relique impie s'il en est), mais force est de reconnaître que celles-ci tombent juste à propos de cette œuvre en rouge et noir, l'une des plus ennuyeuses qu'il m'a été donné de voir récemment.

En effet, le film dure 3 heures et 6 minutes, mais tout est sclérosé à l'intérieur, sans aucun espoir de mouvement. Or, l'histoire elle-même se déroule dans des intérieurs sans vie où il ne se passe que deux choses: la tentative de séduction de Julien Sorel sur son employeuse Madame de Rênal et... la tentative de séduction de Julien Sorel sur son employeuse Mathilde de La Môle, une fois qu'il a changé de poste. Le seul moment où le héros décide de ne pas séduire la patronne, c'est lorsqu'il passe quelques mois au séminaire, où les seules personnes en robe sont des abbés... Malheureusement, Stendhal pourrait être le plus grand écrivain du monde que ça n'y changerait rien: je suis incapable de m'intéresser à ces histoires de blancs-becs qui tombent fous amoureux de la première femme élégante venue, chose qui aurait pu être améliorée par le film en présentant un héros plus charismatique. Hélas, tous les personnages sont atones sous la direction de Claude Autant-Lara: Julien est fade, Louise de Rênal est d'abord insipide puis inutilement hystérique dans ses remords, et Mathilde est pour sa part complètement quelconque. Le réalisateur a surtout le défaut de faire durer ses scènes en longueur, au point qu'il est impossible de rester éveillé même si l'on regarde le film en matinée. Par exemple, les allers-retours de Louise jusqu'à une porte qu'elle n'ose ouvrir auraient dû être poignants, mais à la place, la séquence est d'une platitude sans bornes qui s'éternise. La scène finale dans la prison semble elle aussi ne jamais vouloir finir, ce qui nous fait trépigner d'impatience tant on a envie de passer à autre chose après trois heures de film.

Bien sûr, certains moments parviennent dieu merci à susciter l'intérêt de temps en temps, mais le tempo général est si largo que c'est épuisant. Même la séquence des mains sous la table, sous les yeux d'un mari qui ne voit rien, manque cruellement de dynamisme: Julien doit bien mettre dix minutes avant de se décider, et ce alors que seules les répliques du mari sur une politique locale dont on se contrefiche sont là pour donner un peu de piquant au tout. Pire: en ayant absolument tenu à inscrire chaque séquence dans son origine littéraire, Claude Autant-Lara a commis deux impairs impardonnables. Le premier, c'est que chaque séquence est introduite par une formule résumant les événements à venir, telle "l'âpre vérité" de Danton qui est cependant citée plus tard que dans le livre, mais aussitôt après, les pages se tournent et laissent apparaître des paragraphes seulement deux secondes avant de dériver sur l'action, alors qu'il aurait été nettement plus beau et percutant de faire déboucher les citations directement sur l'image. Ces bouts de pages qui ne s'assument pas cassent considérablement un rythme déjà très lent... Le deuxième écueil, c'est que le réalisateur a collé une insupportable voix off par laquelle le héros explique au spectateur chacun de ses actes, ce qui est étouffant, voire atrocement scolaire. Comme si l'on avait vraiment besoin de l'entendre dire pendant dix minutes: "Dois-je prendre cette main? Oui... Non... Peut-être... Quand la pendule aura sonné...", alors que de telles hésitations auraient pu être parfaitement lisibles sur le seul visage de l'acteur. Après tout, nous sommes au cinéma bon sang! L'image doit parler d'elle-même, alors autant dire que cette voix qui décortique tout de A à Z nuit gravement à la vitalité des scènes les plus importantes.

Ce qui est également gênant, c'est l'absence totale d'alchimie entre Danielle Darrieux et Gérard Philipe. Celui-ci est un acteur qui me laisse complètement froid et par malheur, il incarne un héros qui m'agaçait déjà sur le papier. Mais même en admettant que Julien Sorel m'ait plu, l'acteur n'en fait rien de spécial: il reste le regard fixe pendant la scène des mains, se reposant sur la voix off au lieu d'exprimer l'émotion narrée; contrairement à sa partenaire, il n'a pas l'air inquiet lorsque le mari frappe à la porte; il tire sur la femme qu'il a aimée sans qu'aucune émotion ne s'imprime sur son visage, pas même le dépit; et il se fait complètement éclipser par tous les autres acteurs masculins de la distribution, dont Jean Mercure et Jean Martinelli en aristocrates hautains, le gros abbé qui le rappelle constamment à l'ordre, et le beau gosse qu'il vient provoquer en duel mais devant qui il s'écrase entièrement à peine la porte poussée. Pour le reste, il se contente d'embrasser langoureusement les deux héroïnes, mais ça ne va pas plus loin. Danielle Darrieux est quant à elle plus expressive, car elle tente de marquer le désarroi de cette femme terne qui s'abandonne à la passion, mais c'est hélas trop mécanique: quand elle baise les pieds de son amant, on dirait qu'elle le fait sans conviction; quand elle s'étonne de voir son époux sortir une lettre de sa poche, elle a l'air trop ahuri; et comme le metteur en scène lui demande de regarder au plafond lors d'une dernière étreinte passionnée, la scène tombe évidemment à plat... Dans le second acte, elle est trop hystérique: ses larmes devant le confesseur n'émeuvent nullement, de même que sa crise de nerfs dans la voiture, dans l'attente du verdict. Par contre, on appréciera le plaisir manifeste qu'elle ressent à se faire tirer dessus: entre son sourire au bord de l'orgasme et la mise en espace d'une telle séquence, avec ce plan fixe sur son visage impassible alors que les autres dames font pénitence derrière elle, cette scène constitue un moment original et dynamique dont le film avait cruellement besoin.

Dans le rôle de Mathilde, Antonella Lualdi est assez oubliable, incarnant l'archétype de la jeune fille romantique vivace et passionnée, capable de se couper les cheveux en signe de fidélité, mais ce sans aucun génie. Et alors qu'Anna Maria Sandri laissait présager de bien belles choses par son entrée en scène charismatique dans le rôle de la bonne complice, la voir finalement disparaître sans laisser de traces après quelques pleurnicheries est assez décevant. Quoi qu'il en soit, aucun de ces interprètes n'arrive à faire sortir le rythme de sa torpeur, ce qui est bien dommage, car on s'ennuie tellement qu'on ne profite même pas de la beauté des costumes et décors. Les jolies images de bals, de messes ou de défilés militaires ne suffisent hélas pas à justifier l'existence de ce film, pas plus que les cadrages ingénieux de Michel Kelber, entre ce jeu sur les armes des La Môle dans les escaliers, et les cascades de bougies dans les églises. De son côté, la musique de René Cloërec présente un joli thème romantique fort appréciable, mais la partition n'est pas des plus inspirées pour autant, malgré ces accords amoureux qui donnent un peu de substance aux interminables allers-retours du premier étage de la maison Rênal.

Moralité: adapter Stendhal au cinéma, c'est bien. Avec du mouvement, c'est mieux! Un 5- est déjà assez généreux compte tenu de l'ennui massif qui dure trois heures de trop.

jeudi 1 septembre 2016

The White Sister (1923)


Je prolonge encore un moment ma "pause 1946", ayant vraiment besoin de voir autre chose après cet été chargé. A la place, je vais vous parler de religieuses et de laves du Vésuve avec The White Sister, un film produit et réalisé par Henry King, adapté de l'un des derniers romans italianisants de Francis Marion Crawford, avec Lillian Gish et Ronald Colman dans les rôles principaux. Le film raconte l'histoire d'Angela Chiaromonte, fille d'un prince napolitain, qui perd tout du jour au lendemain à la mort de son père. Sa demi-sœur, issue d'un premier mariage, brûle en effet le testament afin de tout hériter par droit d'aînesse et chasse Angela du palais. S'ensuit alors une romance intrépide avec un bel officier chargé de batailler en Afrique, sur fond de crise de conscience religieuse: peut-on aimer un homme terrestre après s'être promise au Christ parce qu'on le croyait disparu à jamais dans le désert?

L'intrigue est évidemment très datée mais ça n'est pas déplaisant. On ne nous épargne rien du martyre de Sainte Lillian, la vierge pure tourmentée par un membre de sa famille comme dans Broken Blossoms, caractère typique d'un drame des années 1920 où l'on n'aimait rien tant que voir ses héroïnes chastes, pures et innocentes, à la différence des flappers de comédie. La notion de pureté est même très appuyée par l'histoire, car lorsque Angela voit son effigie sur le tableau du peintre amoureux, elle ne manque pas de dire qu'elle ne sera jamais aussi pure que le résultat, avec son voile blanc de sainteté, ce qui n'est évidemment pas sans faire écho au second acte religieux. En temps normal, j'aurais trouvé le dilemme chrétien agaçant, puisque plus personne aujourd'hui n'hésiterait à renier ses vœux pour fuir avec l'être aimé, mais j'apprécie assez le sens des responsabilités pour admirer la force d'Angela dans sa quête de contrôler ses désirs. Surtout, la religion est servie avec de jolis effets de mise en scène, que ce soit dans son aspect traditionnel, où la prise de voile devient saisissante avec les cheveux prêts à être coupés, voire terrifiante puisque cette séquence est brillamment entrecoupée par le voyage de retour du soldat disparu (même si c'est géographiquement impossible, on se surprend à souhaiter qu'il arrive à temps!); mais aussi dans son aspect inattendu, avec ce baiser brûlant de la religieuse avec son amant retrouvé, scène admirablement osée pour l'époque. Le dilemme d'Angela, qui tremble de désir pour son ancien soupirant mais ne veut pas trahir ses vœux, est par ailleurs admirablement bien interprété par Lillian Gish, qui parvient à restituer de multiples émotions contradictoires dans un même plan sans jamais les surjouer.

Tout ceci mène à un dernier acte spectaculaire avec l'éruption du Vésuve, événement qui tient en haleine à mesure qu'on voit la jauge augmenter dans la cellule du scientifique, et spectaculaire est définitivement le bon mot pour définir le film. En effet, l'histoire traditionnelle de jeune fille martyre, où se mêlent des propos bêtement sentencieux sur la validité d'un mariage avec le Christ, le tout sur fond de rebondissements aberrants comme les retrouvailles dans la chapelle; est en fait constamment dynamisée par le caractère épique du film, si bien qu'on ne s'ennuie à aucun moment. On voyage ainsi entre palais napolitains, école plus stricte de banlieue, sables du Sahara, hôpitaux richement ornés et laves de volcan, de telle sorte qu'il y a toujours une aventure à suivre pour étoffer la trame principale sur une jeune fille sage et naïve qui aurait pu agacer. La photographie de Roy Overbaugh sert quant à elle admirablement le propos, avec les ombres du port, les reflets des jardins princiers dans l'onde pure, ou encore les mains blanches d'amants qui s'enlacent sur fond sombre, ce qui ajouté au montage de la séquence des vœux offre de quoi vibrer tout au long de ces deux heures et demie de fiction.

Pour couronner le tout, les personnages principaux sont presque tous dignes d'intérêt. Angela doit à mon avis beaucoup à Lillian Gish, qui suggère en elle une grande force de caractère qui n'était peut-être pas déjà là sur le papier, tout du moins dans la première partie. Ainsi, l'héroïne a beau être naïve car elle fait confiance à sa demi-sœur sans se méfier, et sage parce qu'elle ne se plaint jamais même à la rue, elle n'agace à aucun moment parce que Lillian la dote de vivacité et de petits défauts appréciables. Par exemple, au lieu d'écouter sa leçon, Angela préfère danser au son de la musique et aller draguer le jeune soldat de ses rêves au fond du parc, "imperfections" par rapport à la pureté déifiée par le portrait qui la rendent directement attachante. Et quand elle reçoit une lettre de son soupirant, elle saute de joie et lance des regards espiègles à la ronde pour vérifier que le prêtre, à qui elle en montre un paragraphe qui le concerne, ne va pas lire le reste. Pour finir, comme je le disais, ses dilemmes concernant ses vœux, son amour et sa capacité à pardonner la voient passer par toutes sortes d'émotions, y compris négatives puisqu'on sent qu'elle n'est pas forcément encline à donner l'absolution à qui la demande, de quoi nuancer le personnage à merveille. Certes, on pourrait s'étonner qu'elle s'affole peut-être un peu trop vite après le baiser dans le monastère, alors qu'Angela ne demanderait normalement qu'à prolonger l'étreinte, mais avec tous les sentiments qui se bousculent dans sa tête suite à ces retrouvailles surprenantes, on comprend tout de même sa réaction très vive. Finalement, le seul bémol de cette interprétation, c'est l'annonce de la mort du soldat: Lillian tourne alors sur elle-même en faisant la grimace, ce qui est si ridicule, même pour un film muet, que je n'ai pu m'empêcher d'éclater de rire devant cette scène. Sans compter que le scénario lui demande bêtement de devenir catatonique dans la seconde qui suit, en tombant comme électrocutée dans les bras du prêtre... Heureusement, ça ne dure pas longtemps, et le reste de sa performance est absolument parfait, vraiment parfait. Lillian prend même la tête, provisoirement, dans la course à l'Orfeoscar de 1923, ce qui ne veut encore rien dire vu toutes les découvertes qu'il me reste à faire.

Concernant les autres personnages, on appréciera grandement la présence rafraîchissante de la bien nommée Juliette La Violette dans le rôle de la gouvernante au grand cœur. Celle-ci se charge en effet de donner de la chaleur au premier acte tragique puisqu'elle offre un foyer à Angela après que la marquise les a chassées du palais, mais l'actrice donne également une certaine dose de truculence pour mieux contraster avec les drames de la suite, à grand renfort d’œillades complices même dans l'inquiétude. Pour le reste, J. Barney Sherry est imposant comme il se doit en figure moralisante dans cette petite société napolitaine, Ronald Colman est crédible en fringant amoureux sans être très mémorable pour autant, et l'on apprécie que les personnages du peintre et du scientifique ne soient pas là que pour faire joli, permettant au contraire à l'intrigue d'avancer. La seule performance vraiment décevante vient de Gail Kane en méchante demi-sœur, puisqu'elle force uniquement dans le registre de la sécheresse, sans nuance aucune. Ce qui devient ridicule à mesure que l'intrigue se déroule.

Moralité: The White Sister n'est pas un chef-d’œuvre, mais c'est un charmant coup de cœur qui mérite amplement un bon 7/10. Bien sûr, ce n'est pas exempt de scories, en particulier cette bataille dans le désert filmée assez platement, sans parler des problèmes que pose l'absence de restauration de la pellicule, trop usée pour montrer Lillian Gish reculer hors champ lors d'un dialogue, ce qui donne l'impression qu'elle disparaît telle Miss Tick sur les pentes du Vésuve. Par bonheur, rien de tout ça n'est une entrave au plaisir, mais je gage que bon nombre de cinéphiles risquent d'aimer moins que moi, en raison de ce dilemme religieux qui paraîtra daté à plus d'un.