dimanche 27 novembre 2016

Le Dernier Empereur (1987)


Énorme succès de la fin des années 1980, Le Dernier Empereur semble avoir été configuré pour moi: je suis très attiré par la Chine et son histoire, j'ai même des origines chinoises par une grand-mère métissée, je suis né au moment de la soixantième cérémonie des Oscar, qui devait couronner le film dans neuf catégories prestigieuses; et je me souviens enfin très bien de la folie "Dernier Empereur" encore prégnante en France dans les années 1990, époque où l'on pouvait voir des posters du film à peu près partout: à l'école primaire, au conservatoire, à la bibliothèque, etc. Bref, ce film de Bernardo Bertolucci fut incontestablement un phénomène, que j'avais effectivement beaucoup aimé en le découvrant jadis. Qu'en est-il aujourd'hui?

Pour aller à l'essentiel, je vous avouerai de prime abord que j'aime toujours autant le film, malgré des imperfections qui me sautent inévitablement aux yeux à présent. Premier constat: le regard est trop ostensiblement occidental, ce qui n'est pas étonnant pour une coproduction britannique mise en scène par un réalisateur italien, mais je suis vraiment gêné par l'exacerbation de l'exotisme chinois, comme si l'histoire n'était, dans un premier temps, qu'un prétexte pour montrer de jolies images de cartes postales. En fait, on se sent un peu dans la peau de Reginald Johnston, seul européen autorisé à pénétrer dans la Cité interdite et qui en découvre toutes les splendeurs, bien qu'il reste franchement périphérique à l'agitation qui emportera le héros dans un mouvement de grande ampleur. Je comprends toutefois cette démarche "exotique" du premier acte: nous sommes invités à découvrir une vie de cour étriquée et complètement anachronique à travers les yeux d'un garçon prisonnier d'un système qui le dépasse, d'où l'accentuation de l'imagerie "touristique", entre les vêtements médiévaux et les concubines naviguant parmi les lotus. Mais, si l'étouffement du héros par une politique qu'il ne comprend guère est bien détaillée, surtout quand la Chine devient une République et qu'il faut lui expliquer qu'il ne reste empereur que dans l'enceinte du palais, les autres enjeux de cette longue première partie ne sont pas aussi pertinents. Bernardo Bertolucci en profite alors pour jouer sur les splendeurs des costumes et décors, à l'instar du mariage arrangé qui sert de prétexte pour instaurer une touche de rouge dans un ensemble jusqu'à présent plutôt jaune, mais tout ça n'est jamais loin de finir par tourner en rond.

Ça ne dessert pas l'histoire puisque Puyi tourne lui-même en rond dans la cité, au prix de plans proprement saisissants avec ces hauts murs qui renforcent l'étroitesse des couloirs extérieurs transformés en pistes cyclables, mais on ne peut s'empêcher de trouver que ce premier acte est un tantinet trop long, alors qu'il y aurait eu moyen d'aller directement à l'essentiel compte tenu de la durée de trois heures qu'on ne manque pas de ressentir, et ce davantage au départ que dans la deuxième partie, curieusement. Après, je ne boude pas mon plaisir devant ce type de grandes fresques aux images ravissantes, sachant que les bonnes trouvailles de mise en scène (le drap jaune qui se soulève dans une séquence bien connue, les plans larges sur la foule d'eunuques dans la cour) sont de toute manière étoffées par une bonne dose d'émotion, depuis le départ déchirant de la figure maternelle à la corruption des eunuques, en passant comme précisé par le changement de régime imposé au héros, sans que personne n'ait pris la peine de l'avertir. La complicité avec Reginald souligne encore les qualités indéniables de ce premier acte, mais on n'oubliera pas que ça s'étire un peu trop en longueur, et que ça s'adresse davantage à un public occidental pour lui offrir des flots d'exotisme. La seule chose réellement gênante dans tout ça, c'est que les nombreux acteurs chinois parlent anglais pour satisfaire le public visé. Et c'est très perturbant! Autant je n'ai pas de problème avec le bilinguisme des personnages russes du Docteur Zhivago, car tous incarnés par des interprètes non russes, autant voir des acteurs chinois se forcer à parler une autre langue pour des raisons de distribution donne une sonorité vraiment dérangeante à l'ensemble. En outre, c'est vraiment ça qui dessert l'histoire, parce qu'on ne saurait croire que la cour engoncée dans la politique réactionnaire de l'impératrice Cixi prenne la peine de parler autrement qu'en chinois! Ce point de vue trop occidental ne sied donc pas à un film se voulant le plus réaliste possible (la première production européenne à avoir eu le droit d'être tournée dans la Cité interdite même!), ce que résume assez bien l'apparition ridicule de la terrible impératrice, transformée en grand-mère gâteau dans une scène d'agonie des plus étranges.

En revanche, le destin adulte de Puyi devient totalement captivant dès qu'on le force à quitter enfin son palais imposant. Les relations entre protagonistes s'étoffent, les questions politiques prennent à présent un tour passionnant puisque l'ancien empereur est enfin maître de ses actes, et l'émotion n'en est que plus poignante. A partir de là, les éléments que j'admire sont légion, à commencer par le mélange de temps présent, lors du procès fait par les communistes, et de retours en arrière expliquant le parcours du héros, mélange qui prend enfin tout son sens puisque Puyi a désormais des choses à raconter à ses geôliers. J'aime également le chaos qui règne lors du départ de la Cité interdite, projetant les personnages dans un monde entièrement inconnu, alors que se croisent militaires de la nouvelle génération et concubines sorties du fond des âges, mais encore chameaux et automobiles flambant neuves, tandis que l'empereur se dissimule derrière des lunettes d'un bleu pénétrant alors que le palais déserté se peuple inexorablement de soldats. D'un point de vue politique, on se dit finalement que le film est très riche, parce qu'on passe par tous les régimes possibles: l'empire exsangue, la république fragile, le goût furtif d'une vie à l'occidentale à Nankin, l'occupation nippone qui force à nouveau Puyi à se transformer en pantin comme maître de l'état fantoche du Mandchoukouo, et la dictature totalitaire qui achèvera la déchéance du héros bien né. Ces péripéties rendent le second acte très émouvant: les humiliations qu'on fait subir à l'empereur s'enchaînent, qu'il s'agisse des Japonais qui lui tournent le dos lorsqu'il tente de présenter la moindre idée de réforme, ou des maoïstes qui le forcent à des tâches dégradantes dans une prison grise. Le héros passe finalement d'enfant-roi à crooner, puis de pion soumis à jardinier, et c'est proprement déchirant. Mais ce qui m'a surtout brisé le cœur, c'est la séquence finale alors qu'il revient sur les lieux de son enfance: le sentiment de n'être plus rien dans un endroit où l'on a été aimé ne m'est pas inconnu, et je n'ai pas été loin de verser des larmes. Quant à la métaphore de la sauterelle, c'est une ficelle peu subtile mais ça renforce parfaitement la dose d'émotion.

Le film se découpe donc en deux parties selon moi: un premier acte bon mais un peu long, et un second acte absolument fascinant et touchant. La force du second est encore mise en valeur par la performance de John Lone, qui malgré la réserve naturelle du personnage fait très bien ressentir les effets de la spirale infernale qui le tire vers le bas, avec en prime des nuances bienvenues puisque Puyi sait également se montrer dur avec ses épouses malgré son air avenant, mais aussi parce qu'il atteint une forme de sérénité inattendue au crépuscule de sa vie, malgré son parcours chaotique. Comme je le disais, les relations entre protagonistes prennent toute leur ampleur dans la seconde partie, ce qui est également à mettre au crédit de trois actrices, qui parviennent toutes à rendre leurs personnages mémorables. Joan Chen bénéficie du rôle le plus étoffé en tant que première épouse, puisqu'elle doit passer de la jeune femme épanouie complice avec son mari, à la dame mûre rongée par les drames et son addiction à l'opium. Sa dernière apparition, très technique et maquillée, n'est pas ce qui m'émeut le plus, mais ses désillusions font peine à voir, culminant dans une séquence mythique où l'impératrice se met à manger des plantes d'ornement en pleine réception, les yeux luisants de larmes. En outre, la déception qu'elle ressent en perdant sa seule amie, la seconde épouse, est sincère. A ce moment, la mise en scène atteint d'ailleurs un degré fascinant puisque le départ de la seconde épouse coïncide avec l'arrivée de l'irrésistible Joyau d'Orient sous la pluie. Et je ne sais jamais laquelle des deux me captive le plus. D'un côté, Wu Junmei incarne une concubine Wenxiu attachante parce que frustrée d'être délaissée par le couple principal, quoiqu'elle tente de se divertir au maximum en dansant avec des inconnus à Nankin. Mais de l'autre, Maggie Han hérite d'un personnage si controversé qu'elle devient le point de mire de tous les regards, sachant qu'elle a le charisme nécessaire pour bien faire comprendre que Joyau d'Orient, fervente partisane de l'impérialisme japonais et d'ailleurs plus connue comme Yoshiko Kawashima, puisse dominer le couple impérial et lui dicter sa politique. Sa force de conviction pour pousser l'impératrice à se droguer, ou pour la mettre dans son lit, ne semble jamais feinte.

Parmi les acteurs distribués dans de plus petits rôles, on notera évidemment la présence de Peter O'Toole en précepteur britannique ouvert d'esprit, mais de la part d'un acteur de cette trempe, c'est plus de la figuration de prestige qu'un rôle véritablement gratifiant. Jade Go en figure maternelle du jeune Puyi est quant à elle émouvante lorsque vient le temps des adieux, et le reste de la distribution est très correct bien que personne ne m'ait autant marqué que les protagonistes. Je conclurai alors sur la beauté visuelle de ce Dernier Empereur, évidemment pour les décors et costumes (le dragon bleu brodé sur l'or!), mais surtout pour la photographie de Vittorio Storaro, qui n'est pas là que pour montrer de belles images, mais compose au contraire de véritables trames narratives au sein d'un même plan. Je suis particulièrement sensible à l'image volontairement brouillée par la troublante Yoshiko, qui à peine arrivée à Nankin enlace Puyi avec une véritable dose d'érotisme, tandis que l'impératrice fait semblant de ne rien voir en regardant par la fenêtre. L'isolement de l'empereur dans des salles de plus en plus vides, ou dans les longs couloirs extérieurs de la Cité qui le retient captif, est également saisissant. Pour ce qui est du seul plaisir, rien que le générique est une véritable merveille visuelle avec l'animation de jolies images sur une musique faussement orientale de David Byrne. Les autres musiciens, Ryuichi Sakamoto et Cong Su, ne sont pas en reste pour avoir composé une bande-son particulièrement attrayante, qui sert en outre très bien l'histoire. Le thème principal est pour moi déchirant, tandis que les accordéons des gardes rouges font plutôt froid dans le dos malgré une mélodie guillerette. De toute façon, la musique reflète bien l'extrême bouleversement des choses en un quart de siècle, depuis les airs traditionnels de cour aux refrains populaires des nouvelles générations endoctrinées par la dictature maoïste.

Reginald, consultant les mises à jour gretalluliennes sur son portable.

Moralité: The Last Emperor est un beau film qui devient proprement excellent dans sa seconde partie. La première est un peu trop longue et répétitive, mais après coup, bien des événements ne sont jamais loin de me briser le cœur, sentiment que la troublante beauté des lieux et l'usage d'une musique à ravir soulignent d'autant plus. J'hésite vraiment entre un bon 7 ou un 8: le second acte tend clairement vers la note supérieure mais quelque chose de peut-être légèrement scolaire dans le maniement de l'émotion me retient d'être aussi généreux. Quoi qu'il en soit, Le Dernier Emperor n'a pas volé son Oscar du meilleur film, j'oserai même dire que c'est le meilleur choix opéré par l'Académie pour cette décennie. Si l'on avait laissé les acteurs parler dans leur langue d'origine, ç'aurait pu réellement être le chef-d’œuvre qu'on entrevoit au bout du chemin.

Au revoir, Monsieur Pomme de terre


Parmi les incontournables de 1939, le Goodbye, Mr. Chips de Sam Wood figure en bonne place. C'est une production de prestige de la MGM, adaptée d'un best-seller de James Hilton et interprétée par Robert Donat, tout auréolé des succès des 39 Marches et de La Citadelle. C'est également le premier film de Greer Garson, en contrat avec le studio depuis plus d'un an, mais qui s'était jusqu'alors soigneusement préservée en attendant d'être distribuée dans un grand rôle. Ajoutée à une atmosphère britannique bien réelle, l’œuvre ayant été tournée en Angleterre, la présence de l'actrice ne manque pas d'annoncer les futurs grands succès de temps de guerre, de Pride and Prejudice à Random Harvest, en passant par Mrs. Miniver. Ceci dit, autant j'ai de la sympathie pour cette série de films, autant Mr. Chips me laisse de marbre. Explications...

La vérité, c'est que je suis incapable de m'intéresser à Mr. Chips en personne, à n'en point douter l'un des héros les plus ternes de l'histoire du cinéma. Il ne fait d'ailleurs rien de sa vie à part enseigner, d'abord de façon froide sans parvenir à captiver son audience, puis de façon attachante après avoir été transfiguré par l'amour. En soi, la métamorphose est intéressante, mais Robert Donat force malheureusement le trait jusqu'à la caricature: dès l'introduction dans le temps présent, son Mr. Chips est un vieillard bouffon et ridicule, parlant comme en état d'ivresse au lieu d'user d'une voix simplement âgée, et tout ceci passe très mal à l'écran près de quatre-vingts ans plus tard. Lors des réminiscences, il nous offre ensuite un héros jeune sans aucune personnalité, ce que demande le personnage mais l'acteur aurait pu y apporter quelques nuances, avant de vieillir avec une rapidité déconcertante, au point que lorsque les quinquagénaires aigries l'appellent "jeune homme" dans l'auberge tyrolienne, il est impossible de prendre cette réflexion au sérieux. Certes, le maquillage ridicule dès l'entrée dans la maturité n'aide pas à rendre la composition plus avenante, mais tout de même, le héros est tellement inexpressif avant sa rencontre amoureuse qu'il est difficile de s'intéresser à lui dans cette première demi-heure. Et après la séquence romantique autrichienne, Mr. Chips a beau devenir plus sympathique avec ses élèves, on en revient hélas au vieillard grotesque de l'introduction constamment caricaturé. Le film n'est pourtant pas mal construit autour de ces vieillissements successifs, à mesure que les enfants grandissent et qu'on passe aux nouvelles générations selon la ritournelle de l'appel du matin, mais impossible de se passionner pour tout ça avec un héros aussi fade et une composition aussi accentuée. L'arrivée des drames dans le troisième acte, la mort et la guerre, offre tout de même quelques séquences touchantes, mais ça ne suffit pas à captiver.

Reste donc la superbe demi-heure danubienne, où le film se transforme subitement en une comédie romantique des plus ravissantes, et où tout devient tout à coup lumineux dès que Greer Garson entre en scène pour éclairer l'histoire de son charisme et de son charme fou. On comprend d'ailleurs tout de suite pourquoi l'actrice est instantanément devenue la plus grande star américaine des années de guerre, tant sa personnalité attachante, ses manières raffinées mais non dénuées d'humour et son accent délicieux parviennent à mettre du baume au cœur. Or, toutes ces qualités sont au service d'un récit devenu subitement savoureux, avec rencontre improbable au sommet d'une montagne, dialogues entre hommes et femmes sur des balcons adjacents, échos amusants sur la couleur du Danube associée à l'amour, valses viennoises de contes de fées et embrassades hardies à la gare. Vraiment, ces merveilles autrichiennes sont divines et l'on se prend absolument au jeu romantique d'un héros plus si pâle que ça et d'une femme volontaire, jeu qui infuse encore le retour en Angleterre, quand la toute nouvelle épouse se met à charmer l'ensemble de l'école en proposant des petits gâteaux à tout le monde autour d'une tasse de thé! Il faudrait un cœur de pierre pour ne pas tomber soi-même amoureux de la chaleureuse Katherine, mais est-ce réellement une grande performance de la part de Greer Garson? Franchement non, car elle n'apporte elle-même aucune nuance à son personnage et passe ainsi une demi-heure à sourire sans interruption. Malgré tout, la comédienne fait vibrer de tant de charisme cette unique note qu'elle réussit à transformer ce rôle simple en véritable star turn, pour notre plus grand plaisir. Dommage que le scénario n'ait pas pensé à lui faire tirer sa révérence devant nous, ce qui aurait pu ajouter une grande scène dramatique bienvenue pour contraster son jeu d'actrice et amorcer d'autant mieux le troisième acte.

Quoi qu'il en soit, on regrette vivement l'absence de Katherine dans les quarante minutes restantes, car sans sa lumière, Mr. Chips redevient à nouveau un personnage insipide, malgré de nouvelles qualités déjà plus inspirantes. Reste heureusement la beauté formelle de l'ensemble pour divertir constamment malgré le jeu trop appuyé de Robert Donat, à commencer par les jolies images de l'école anglaise qui nous plongent dans une atmosphère somme toute agréable, entre les arches et vitraux de la chapelle, les statues imposantes des anciens directeurs, et les scènes de foule dans le gigantesque parloir. Pour leur part, les costumes ne sont pas exceptionnels mais Greer Garson porte un ensemble intrigant lors de sa découverte de l'école, tandis que l'évolution des tenues des élèves à chaque nouvelle génération se suit avec amusement, à voir comment les hauts-de-forme laissent la place aux canotiers au changement de siècle. Par contre, certaines images sont si en avance sur leur temps qu'on frôle souvent l'anachronisme. La partie de baseball que les élèves observent depuis leur salle de classe dans les années 1880 a clairement l'air d'une réunion sportive contemporaine, malgré les charrettes au premier plan pour donner une teinte faussement ancienne à ce genre de séquences.

Finalement, il m'est très facile de noter Goodbye, Mr. Chips: les premier et troisième actes manquant d'énergie tendent vers un correct 6/10 malgré de jolis plans contrastés, tandis que le second acte central nage dans les eaux confortables d'un agréable 7 en raison de la chaleur solaire dégagée par Greer Garson. Le 6 l'emporte donc, mais je regrette tout de même de n'avoir aucune nomination à offrir au film. Certes, la ligne générale m'ennuie au plus haut point, mais le charme visuel de l'ensemble m'aurait donné envie de le citer dans au moins une catégorie. Toute lumineuse soit-elle, la sympathique Greer n'a hélas pas assez de grain à moudre pour prétendre au top 5 chez les seconds rôles. Nous sommes en 1939 après tout...

Crimson Peak (2015)


Egalement découvert cette semaine, voici Crimson Peak, un film d'horreur gothique de Guillermo del Toro principalement célébré pour deux raisons: la décoration grandiose d'Allerdale Hall par Tom Sanders, qui avait déjà travaillé sur Dracula jadis, et la performance de Jessica Chastain en châtelaine obscure. N'ayant jamais vu El laberinto del fauno, grand succès de 2006, Crimson Peak était l'occasion de faire d'une pierre deux coups: découvrir l'univers d'un réalisateur loué dans bien des cercles, et observer la tournure de la carrière de dame Châtaigne, qui m'intéressait beaucoup il y a quatre ans mais que j'ai fini par délaisser quelque peu, craignant qu'elle ne surpasse jamais son exploit dans Zero Dark Thirty. Qu'en est-il concrètement?

Pour être honnête, je ne suis pas fan du film. Visuellement, c'est un sommet de laideur ahurissant: la photographie parcourt une palette de couleurs agressives allant du jaunâtre délavé pour les scènes d'extérieurs à un bleu-verdâtre médiocre pour l'intérieur du manoir, en passant par un rouge tomate ridicule pour toutes les scènes sanglantes; tandis que les effets spéciaux sont trop galvaudés pour séduire, avec ces multiples fantômes rougeâtres qui s'amusent à ouvrir des portes toutes les cinq minutes. En fait, comme le manoir est lui-même un étang de fantastique, on n'est jamais surpris d'y croiser quelques fantômes en décomposition, de quoi me faire penser que trop d'effets tuent l'angoisse ou le suspense. Par exemple, même si j'abomine l'histoire, je trouve un film comme The Shining beaucoup plus terrifiant, parce que tout se passe dans des lieux bien solides que l'on pourrait arpenter en vrai. Mais dans Crimson Peak, même les séquences réelles du premier acte, dans un New York à l'aube du XXe siècle, ont déjà un air incroyablement fantastique: les bureaux et salles de bal sont déjà trop jaunâtres pour être honnêtes, la pluie est elle aussi un mélange de bleu-vert désagréable, et le cimetière semble tout droit sorti d'un film de Tim Burton. Du coup, on est projeté dès les premières secondes dans l'irréel le plus pur, de telle sorte qu'il m'est impossible de trembler pour l'héroïne, car rien n'est rattaché à une once de réalité. La décoration va encore en ce sens, puisque certaines salles d'Allerdale Hall ressemblent davantage à un vaisseau de science-fiction, avec de grands cercles dentelés de pics, si bien que seul le grand escalier et ses tableaux pour le coup réalistes parviennent à m'impressionner. En comparant avec quelques images connues du Labyrinthe, on comprend néanmoins que ce gothique-fantastique est la marque de fabrique du réalisateur: on ne peut alors lui reprocher d'être fidèle à son style, mais ça ne provoque hélas aucune réaction en moi.

Contre toute attente, les costumes me plaisent vraiment en retour, à commencer par le chapeau blanc de l'héroïne enfant, qui se détache sur les tenues de deuil lors de l'enterrement et dont l'effet est proprement saisissant; sachant que les robes du soir, les chapeaux à voiles, les ombrelles jaunes, les cols fleuris d'oranges sur tissu vert ou encore les robes de chambre vampiriques sont autant de créations fascinantes qui servent et colorent l'histoire sans la submerger par d'inutiles effets. Dommage que l'histoire, précisément, soit convenue jusqu'à l'ennui, d'où peut-être mon désintérêt d'autant plus prononcé pour la forme. En effet, on suit le schéma traditionnel des romans gothiques où une jeune femme se retrouve enfermée dans un manoir angoissant, et l'on comprend très vite qu'elle devra lutter contre des tentatives de meurtre, et que les fantômes ne sont probablement pas les véritables monstres de l'histoire. Pour tout dire, le suspense est tué dans l’œuf car le tout premier plan du film montre la jeune Edith ensanglantée après avoir vaincu ses ennemis dans la neige, alors même s'il n'est pas inintéressant de suivre les événements qui l'ont conduite à cette victoire, il est quand même bien dommage de révéler immédiatement le dénouement. D'ailleurs, aucune des zones d'ombres censées nous intriguer dans le scénario ne résiste à la clairvoyance des spectateurs: on se doute déjà fortement de l'identité de l'assassin du père, l'insistance de Thomas Sharpe pour passer une bague au doigt de l'héritière laisse entendre très vite qu'on se retrouvera dans une intrigue de type "Barbe-Bleue", la relation trouble du frère et de sa grande sœur est devinée dès l'introduction de Lucille au bal, et pour couronner le tout, il est impossible de craindre le moindre fantôme puisque c'est précisément un spectre d'allure repoussante qui donne des conseils à l'héroïne au départ!

On appréciera en revanche le grand duel final où les archétypes du méchant repenti et de l'ancien amant fidèle venu sauver l'héroïne sont rapidement écartés par les deux femmes, qui s'affrontent seules et se révèlent nettement plus fortes que tous les spécimens masculins réunis. Hélas, cette fin grandiose ne suffit pas à effacer les traces d'un scénario sans mystères car trop commun, ni même le souvenir d'une scène de défloration particulièrement ridicule, images érotiques japonaises à l'appui. Par bonheur, ces rôles féminins forts donnent l'occasion aux actrices de donner de bonnes performances, bien que Mia Wasikowska ne fasse pas le poids comparée à sa rivale maléfique. Le grand problème de l'actrice, c'est qu'elle est affublée d'un physique insipide de blonde insignifiante, ce qui joue en sa défaveur dans un métier basé sur l'image, quoiqu'elle parvienne toujours à contourner ce défaut en donnant à ses personnages une force de caractère bien réelle. C'est le cas ici: elle présente une Edith capable de dire les choses en face, quitte à s'autoriser quelques petites piques envers les dames hypocrites de la haute société new-yorkaise, et elle ne laisse jamais son statut de victime l'envahir pour mieux faire preuve de courage et d'intrépidité. On a donc très envie de la voir se sortir d'une situation difficile malgré l'absence flagrante de suspense, et elle laisse finalement sa marque dans l'histoire. Pourtant, elle n'est jamais loin de se faire voler la vedette par la superbe Jessica Chastain, effectivement jubilatoire en châtelaine dépressive, incestueuse, et complètement givrée, pour qui le crime passionnel constitue le principal moteur. C'est vraiment une bonne performance parce qu'elle suggère toute sa rancœur et sa méfiance dès le départ sans quasiment rien faire, avant que son charisme et ses sourires en coin ne lui permettent de dominer le reste de la distribution, et ce jusqu'à une conclusion délirante où elle crache enfin son venin, et ce tout en étant fabuleusement divertissante par son jeu de plus en plus expansif, avec en prime de véritables nuances par lesquelles on ressent la peine qui la ronge depuis son enfance.

Pour le reste, Tom Hiddleston est franchement peu mémorable en méchant soumis, de quoi laisser à dame Châtaigne une marge de manœuvre d'autant plus grande pour éclipser les autres acteurs. En somme, Crimson Peak ne brille nullement par son histoire sans peurs et sans mystères, ni par ses effets visuels déconnectés de toute forme de réalité - alors que le texte tente justement, et maladroitement, de donner un certain réalisme au propos à travers des questions de lois et d'héritages - si bien qu'on est finalement peu remué par une expérience qui se voulait singulière. C'est en fait un peu à l'image du toit troué d'Allerdale Hall: on y observe de bonnes choses par endroits, mais une structure plus affinée n'aurait pas été superflue. La sauce tomate qui coule des murs et supposée représenter l'argile ensanglanté des lieux n'aide pas à rendre le tout réellement effrayant, bien au contraire, mais de jolis costumes et une performance fort distrayante de Jessica Chastain sont par bonheur d'indéniables atouts. J'hésite entre 5 et 6: venant tout juste de découvrir le film, j'ai encore envie d'être indulgent, mais je sens que l'effet de nouveauté passé, je risque d'y prendre encore moins de plaisir.

vendredi 25 novembre 2016

Boom Town (1940)


Cette semaine, j'ai enfin regardé Boom Town, un film de Jack Conway qui m'attendait sur mes étagères depuis au moins trois ans, mais qui ne m'attirait pas assez pour me donner envie de sauter le pas au plus vite. Pourtant, la distribution ultra prestigieuse aurait dû me faire céder à la tentation dès le départ, puisque dans cette ville champignon du Texas, où jaillit l'or noir si recherché par les protagonistes, se croisent Clark Gable, Spencer Tracy, Claudette Colbert, Hedy Lamarr ou encore Frank Morgan! Avec un ensemble aussi renommé, la découverte est incontestablement plaisante, mais ça ne suffit pas à passer outre les défauts du film...

Ces défauts, justement, sont presque tous contenus dans le scénario, en premier lieu à cause d'une histoire incroyablement répétitive qui ennuie: les deux amis partent prospecter dans le désert, forent au bon endroit, font fortune, mais l'un perd tout, recherche du travail mais refuse l'offre de son ancien associé... qui perd tout à son tour tandis que l'autre a déjà rebondi, puis on s'associe à nouveau, on redevient riche... mais pas pour longtemps, et le cercle vicieux n'en finit jamais! Sachant que le film dure quasiment deux heures, c'est bien trop long! Sans doute conscient de ces enjeux assez minces et rébarbatifs, le scénariste John Lee Mahin a tenté de bien développer les histoires d'amour en parallèle de la recherche de pétrole, mais hélas, les personnages réagissent tous de façon incongrue à chaque situation donnée. Par exemple, lorsque Claudette Colbert débarque dans l'histoire au bout de vingt minutes, pour rejoindre son fiancé Spencer Tracy, elle rencontre d'abord Clark Gable et, par jeu, s'amuse à lui cacher son identité alors qu'il lui fait découvrir la ville. Mais voilà! Elle en tombe amoureuse au cours d'une unique soirée... ne lui dévoile toujours pas sa relation avec son associé... l'épouse la nuit même (!)... et ne lui révèle la vérité que le lendemain matin. Spencer revient à son tour en ville pour communiquer une bonne nouvelle à son partenaire, trouve le couple marié dans la même chambre et... accepte la situation, tandis que Claudette lui avoue qu'elle n'a pas pu lutter contre son désir, mais qu'elle n'a rien contre lui et qu'elle veut rester son amie! Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, le trio reste très uni et s'enrichit dans la joie et la bonne humeur! Mais lorsque Claudette réalise que son mari, épousé à la dernière minute, n'a pas oublié ses vieilles habitudes avec les cabaretières locales, chez qui vient-elle pleurer toutes les larmes de son corps? Sur l'épaule de Spencer Tracy! Et alors qu'elle s'apprête à quitter Clark, voilà qu'elle découvre que le pauvre a tout perdu dans un incendie si bien que, prise de pitié, elle se remet aussitôt en couple avec lui. Celui-ci lui confirme qu'ils sont à présent pauvres et qu'ils doivent aller chercher du travail, ce à quoi Claudette répond: "Nous sommes pauvres? Trop bien! Nous allons donc pouvoir vivoter dans une cabane au pôle Nord en cherchant de nouveaux puits! Mon rêve d'aventures se réalise!" Dit la dame qui, un quart d'heure plus tôt, expliquait à son ancien fiancé que seul Clark pouvait lui offrir la vie stable et bourgeoise, grande maison à l'appui, à laquelle elle aspirait depuis toujours...

Ainsi, dans le monde merveilleux de Boom Town, les personnages ne se posent aucune question. Ils ont beau accéder à la richesse et vivre dans de luxueuses demeures, ils ne sont jamais affectés de devoir repartir à zéro et d'emménager dans des taudis. Quant à l'amant bafoué, il devient dur avec son partenaire uniquement parce que celui-ci trompe la femme aimée. On peut donc jeter un homme aimant comme une chaussette et compter sur son soutien indéfectible en retour, tout va bien! Pour couronner le tout, quand, beaucoup plus tard, l'intrépide Claudette fait une tentative de suicide car elle ne se sent pas de taille contre la nouvelle maîtresse de son mari, la sulfureuse Hedy Lamarr, voilà qu'elle assène à Spencer, évidemment à son chevet pour la consoler, qu'il ne peut comprendre son geste de désespoir car lui-même n'a jamais connu les affres d'une passion sans retour! Cet aplomb! Bref, suite à ces belles paroles, Spencer s'en va... demander la peu scrupuleuse Hedy en mariage (!) pour l'empêcher de provoquer un divorce dans l'autre couple afin d'épouser Clark (!), tandis que l'époux volage ne trouve rien de mieux à faire que réconforter sa femme en lui disant: "Hey, si tu me quittes pour un autre, je te fous une raclée, t'as compris?" Réponse de l'intéressée: "Oh! Oui! Donne-moi une raclée! Ça me prouve ainsi que tu tiens à moi malgré tes tromperies! Je suis ta femme! C'est toi qui décides!" Et hop! Christ est ressuscité, le couple réconcilié, l'amante autrichienne écartée, et Spencer redevient super pote avec Clark en contemplant tendrement le couple réuni! Beurk.

On comprendra ainsi que le scénario est pour le moins gênant: une tonalité sexiste, des réactions incohérentes et une ritournelle narrative agaçante donnent envie de jeter le script par la fenêtre. Néanmoins, Boom Town parvient à se suivre sans déplaisir grâce à d'indéniables atouts techniques. La photographie d'Harold Rosson est notamment assez riche, sans être exceptionnelle pour autant, avec de jolis plans sur diverses armatures industrielles, des wagons aux derricks, en passant par des cuves et toutes sortes de tuyauteries. Les images désertiques sont également attrayantes, à la façon dont des nuages ou un crâne de vache sont intégrés à la scène, et tant qu'on parle de bovidés, la séquence dans le bureau de Gable est à hurler de rire puisque l'acteur dialogue avec ses partenaires en se plaçant devant un trophée, de telle sorte que deux énormes cornes viennent prolonger ses oreilles éléphantesques! Autrement, nous avons droit à un joli noir et blanc contrasté dans une scène d'escalier, et même l'usage d'un drap quadrillé dans une chambre donne une saveur particulière aux retrouvailles entre les anciens fiancés, sous des latitudes tropicales. Le clou du spectacle reste néanmoins l'explosion de la raffinerie, où l'enchaînement des boules de feu géantes sur un ciel obscur confine à une sorte de beauté saisissante, beauté qu'on ne s'attendait pas à découvrir dans cet Etat aride où les forêts ne sont qu'un assemblage de derricks.

Boom Town vaut ainsi davantage pour la forme que pour le fond. Sans surprise, les performances d'acteurs n'ont rien de remarquables vu l'inanité des personnages sur le papier. Clark Gable et Claudette Colbert sont tout de même charismatiques, et créent une bonne alchimie pendant leur soirée de rencontre, puis quand arrivent les difficultés, où les voir furtivement s'échanger des clins d’œil en lavant leur linge fait écho à leurs aventures capraesques bien connues; mais ils échouent totalement à donner une once de sympathie aux protagonistes. Hedy Lamarr est pour sa part quelconque en tentatrice vénéneuse, et Frank Morgan reste égal à lui-même en vieillard amusant qui s'assoit sur des gisements d'eau salées ou n'arrive pas à garder un papier dans les mains. Quant à Spencer Tracy, il a beau être le seul personnage touchant du lot, il ne fait rien pour clarifier les réactions inexplicables qu'on lui demande d'avoir. Ces défauts, principalement dus à l'écriture de départ, ne font pas de Boom Town une abomination, loin de là, mais c'est évidemment très décevant. Je monterai tout de même jusqu'à un 6/10 somme toute correct, parce que ce n'est pas tous les jours qu'on verra de jolies boules de feu en noir et blanc sur grand écran.

Carole Matthieu (2016)

Comme vous le savez, Isabelle Adjani est possiblement mon actrice française favorite, alors à moins que le film ait l'air abominable (les jupes des filles...), chaque nouvel opus devient obligatoire. En outre, j'avais adoré sa performance dans La Journée de la jupe, une interprétation exceptionnelle où elle est extrêmement crédible en professeur dépassée par les événements, sans avoir néanmoins aimé le (télé)film en lui-même. Or, Carole Matthieu s'inscrit dans la même lignée: un film d'abord diffusé en télévision avant de sortir sur grand écran (mais qui ira voir une œuvre en salles quand on peut y avoir accès gratuitement au préalable?), un sujet de société important et d'actualité, et une nouvelle héroïne dépressive confrontée à une situation sans issues. Que penser de tout ça?

Je vous avouerai tout d'abord qu'il m'est impossible de bien juger de cet ensemble, qui ressemble effectivement bien plus à un téléfilm qu'à une œuvre de cinéma, sachant qu'à mes yeux, un 6 attribué au premier a tout de même une valeur moindre qu'un 6 attribué au second. Mais peu importe, Carole Matthieu a, visuellement, davantage sa place à la télévision. On y décèlera cependant quelques plans dignes d'intérêt, en particulier la scène finale chargée en tension, quoique peu originale dans sa conception, mais aussi l'arrivée de la secrétaire à bicyclette, dans un environnement a priori calme mais qui se révélera pourtant très agité. Le film vaut à mon avis surtout pour sa volonté de donner la parole à ceux qui subissent, et que le monde de l'entreprise s'efforce de rendre anonymes au profit... du profit. Je veux bien croire que tout ce qui est montré est réaliste: les centres d'appel y sont présentés comme des usines où les employés sont parqués dans une grande salle commune, tandis que leurs supérieurs les insultent à longueur de temps pour les forcer à vendre le maximum de marchandises dans une journée. Le scénario fait même l'effort d'amorcer un embryon de nuance, en montrant que les supérieurs en question sont eux-mêmes stressés en permanence et soumis à l'obligation d'un rendement de la part de personnes encore plus gradées, tandis que la méchante directrice des ressources humaines incarnée par Corinne Masiero, prête à tout écraser pour son propre avancement, finira par confier avoir été insultée tout au long de sa carrière et avoir par conséquent développé un sentiment de honte à l'égard de ses origines. Malgré tout, il est impossible de sympathiser avec ces personnages, surtout quand les visages défaits des travailleurs provoquent naturellement l'empathie.

Dans tous les cas, on ressent très bien la perte de repères et l'abandon des êtres les plus faibles. Les plus avenants ne parviennent pas à résister et se font dépasser par des nouveaux venus qu'ils avaient jadis aidé et qui se détournent d'eux, au point de ne plus vouloir les regarder en face pour se voiler la face quant à la déchéance de ceux qui tombent. Le cercle vicieux est terrifiant: même Carole, qu'on croirait assez périphérique à cet enfer puisqu'elle est médecin du travail et non employée du centre d'appel, finit par souffrir elle-même de l'indifférence de ses supérieurs à son égard, quand les pontes de Paris font le déplacement pour résoudre les tensions de l'antenne de Tourcoing, et s'interrogent sur la présence de Carole à la table de discussion. Le représentant parisien est notamment infect car ultra méprisant malgré son calme apparent, portrait hélas très réaliste de ces personnalités médiocres et sans imagination qui ne trouvent de sens à leur vie terne qu'en dominant autrui, dont j'ai pour ma part découvert des ersatz dans le milieu universitaire.

En revanche, on reprochera à l'histoire de se transformer en enquête policière. En effet, parmi la vague de suicides qui affectent les salariés, un meurtre est commis. Les motivations de l'assassin sont évidemment nobles, mais je vois mal en quoi celui-ci a pu penser qu'un tel acte allait attirer l'attention des médias sur le sort déplorable des employés. Du coup, tandis que la police cherche mollement un coupable, le reste du monde ne pense qu'à éviter des pertes d'argent dans l'entreprise, mais rien n'avance vraiment. Cette seconde partie me semble donc un peu trop bancale, et j'aurais trouvé plus judicieux de montrer le combat d'une femme pour sauver ses patients du suicide plutôt que de se focaliser sur un acte qui ne sert à rien. Certes, le désespoir et l'absence d'issues sont une clef essentielle de la narration, mais le deuxième acte n'est jamais aussi terrifiant que le premier, malgré le sort plus douloureux de certains personnages.

Pour finir, quid d'Isabelle Adjani? Honnêtement, je ne suis pas plus fan que ça de son interprétation. En effet, lorsque le film commence, Carole est déjà au fond du puits sans aucun espoir de sortie, si bien que suivre un parcours psychologique qui n'évolue pas me semble un peu vain. Si l'histoire avait présenté sa propre désagrégation interne comme un élément perturbateur après une introduction sur un personnage compréhensif mais assez fort, l'actrice aurait sans doute eu plus de grain à moudre, mais Carole est si dépressive dès le départ qu'elle n'a malheureusement pas de nuances à apporter. Après, la ténacité de l'héroïne reste louable, puisqu'elle s'accroche toujours à cet enfer pour donner un sens à sa vie, alors qu'on sait qu'elle pourrait s'établir à son compte et mener grand train, et la comédienne a au moins une grande scène à son actif, lorsqu'elle pleure tout en essayant de dépendre un salarié qui vient de se suicider. La relation à la fille est toutefois assez peu crédible, parce qu'Adjani fait tellement plus jeune que son âge (ou trop botoxée, il y a peu des deux), qu'on a constamment l'impression qu'elle a quarante ans et qu'elle a davantage l'air de la sœur d'une trentenaire. Le propos de la fille est par ailleurs assez didactique, tandis que leur dernier échange a l'air trop évaporé: n'importe qui d'après peu près sensé voyant sa mère partir ainsi, après ce genre de discours qui plus est, l'empêcherait de se déplacer jusqu'à nouvel ordre.

Je ne sais pas trop quoi vous dire de plus: Carole Matthieu est un (télé)film intéressant mais déprimant, avec une seconde partie qui ne mise pas toujours sur les bons enjeux, et une mise en scène tout à fait conventionnelle malgré quelques bonnes idées. Isabelle Adjani livre une performance nettement moins captivante que dans La Journée de la jupe, si bien que je reste un peu sur ma faim. Dans tous les cas, le message est important mais très angoissant, on se sent privilégié lorsqu'on découvre la réalité de la vie de salariés soumis à des supérieurs hiérarchiques.

dimanche 20 novembre 2016

The Stranger's Return (1933)


Comme vous le savez, j'ai déjà évoqué en bien ce film méconnu de King Vidor, mais je n'en avais jamais encore parlé en détail. On imagine pourtant que ce ne fut pas une œuvre majeure pour la MGM l'année de La Reine Christine, mais on notera que les grands pontes du studio sont néanmoins au rendez-vous: William Daniels à la photographie, Edwin Willis aux décors, Adrian aux costumes, le frère de la patronne au son et Lionel Barrymore dans le premier rôle masculin, preuve que cette petite histoire rurale n'a pas été négligée non plus, malgré l'absence de producteur officiel au générique. D'un point de vue historique, il est tout de même très intéressant d'observer que Miriam Hopkins, auréolée de sa récente série de succès, fut empruntée à la Paramount, pour des raisons qui m'échappent tant les informations sur ce film sont rares. Quoi qu'il en soit, je ne cache pas mon plaisir, mais The Stranger's Return tient-il vraiment toutes ses promesses après revisite?

Honnêtement oui! Tout d'abord, j'aime beaucoup le scénario, qui dans sa grande simplicité montre une galerie de personnages passionnants, aux réactions souvent plus fines qu'on ne le croirait, à l'exception de la méchante cousine aigrie caricaturée par Beulah Bondi. Ainsi, l'intrigue a beau se dérouler dans un village sans histoire des grandes plaines, les parcours présentés redonnent toujours du souffle au film afin de divertir constamment, entre l'héroïne, Louise, qui doit s'adapter au monde rural après avoir reçu une éducation de citadine; le grand-père bougon au grand cœur qui se lance dans une comédie moliéresque pour tester sa famille, l'employé ivrogne mais sympathique et le joli voisin ravi de voir une étrangère cultivée animer la société terne dans laquelle il ne se plaît pas spécialement. A travers ces lignes générales, les rebondissements n'ont rien d'exceptionnel, mais tous sont très appréciables: l'adaptation de Louise n'est certes pas aussi épique que celle d'une Lillian Gish dans Le Vent, mais sa liberté de ton fait scintiller ce petit bijou pré-Code, et l'on apprécie de ne la voir jamais honteuse de ses actions. Son rire, après avoir été surprise dans les bras du voisin par sa cousine, donne notamment une fraîcheur inattendue à ce genre de séquences, et chacune de ses réponses à la société qui la juge fait mouche par son piquant, et ce sans jamais la moindre trace de hauteur face à un monde moins ouvert d'esprit, ce qui la rend d'autant plus sympathique. "Merci de m'avoir prévenue", dit-elle à sa cousine pour couper court aux commérages. "Dois-je jouer à la femme offensée? A l'amante ravie? A la pécheresse éplorée?", s'amuse-t-elle encore à dire au voisin qui vient de l'embrasser, avant de conclure par un subtil: "I won't say anything you could use against me." Ces dialogues bien écrits tiennent toujours en haleine, au point qu'on guette chaque nouvelle séquence avec intérêt. A vrai dire, même lorsque l'intrigue se joue autour d'un gâteau à la crème, on ne reste jamais sur sa faim puisque tout est toujours captivant, chose surprenante parmi cette société aux goûts finalement très simples.

En vérité, même les personnages secondaires sont nuancés: la voisine touche par sa franchise et sa bonne volonté bien qu'elle ne se sente pas à la hauteur face à un époux brillant, l'employé sait sortir de sa torpeur pour protéger l'étrangère des médisances, et le couple méfiant qui s'imagine que Louise vient pour les spolier de l'héritage finit par admettre ses erreurs de bonne grâce une fois la brebis galeuse écartée. Je confirme donc: il ne se passe rien que de très banal dans le village, entre amours contrariées et tentations matérielles, mais on ne s'ennuie pas un seul instant puisque la quasi totalité des protagonistes pique l'intérêt. On reprochera peut-être au scénario son dénouement trop moral, mais les destins croisés des amants entre ville et campagne, et leur absence totale de gêne face à une passion assumée, sont autant d'éléments modernes qui ne peuvent qu'émerveiller pour un film dit "ancien". Dès lors, la séduction pré-Code, la tonalité dramatique jamais appuyée et balancée par une bonne dose de comédie à travers le double-jeu du grand-père, mais encore la complicité que l'héroïne parvient à nouer avec chaque inconnu lors de sa phase d'adaptation, font assurément de cette histoire l'une des plus agréables de l'année.

La mise en scène de King Vidor finit de rendre tout ceci passionnant, et ce à travers deux motifs principaux: la voiture qui dévie du droit chemin, et la symbolique de la cigarette comme vecteur de complicité en milieu hostile. La première image est d'une simplicité enfantine mais redoutable: le voisin ramène Louise avec sa voiture à travers champs, mais doit s'arrêter pour ouvrir une barrière, tandis que la passagère prend le volant pour franchir la limite. En remontant, le conducteur s'approche dangereusement du visage de Louise, avant de dériver sur l'inévitable tandis que le véhicule s'écarte de la ligne droite pour s'enfoncer parmi les épis fraîchement coupés... On notera d'ailleurs que la tension érotique était déjà palpable dans la séquence précédente, à la façon qu'avaient les interlocuteurs de se tenir très librement sur un canapé, sous les yeux d'une épouse ne voulant visiblement pas voir la vérité en face. Quant aux cigarettes, elles donnent lieu à plusieurs images fortes, d'abord quand l'héroïne brise la glace avec son grand-père, qui n'aime pas les autres membres de sa famille, en lui proposant de fumer sur la balançoire, et ce alors que les individus sont filmés sous tous les angles avec toujours des chaînes au premier plan, comme pour rappeler le poids d'une famille et d'une société hypocrites qui veulent contrôler chaque menu plaisir de la vie. Mais que cela ne fasse pas oublier le trio complice formé par le grand-père, sa petite-fille et l'employé alors que trois cigarettes sont brûlées par la même allumette avant de monter en voiture. On relèvera également d'autres images dignes d'intérêt, comme la façon de montrer les cousines arriver par la vitre devant laquelle le trio fume, ou encore la manière qu'ont les branches des saules de caresser les cheveux d'une héroïne pensive avant un nouveau baiser sulfureux, mais dans l'ensemble, la photographie n'est pas assez exceptionnelle pour mériter distinction.

En revanche, les performances sont tout à fait à la hauteur pour rendre le scénario d'autant plus vivant, à commencer par Miriam Hopkins, fascinante dans ce qui est peut-être son plus beau rôle, car je ne la crois jamais meilleure que lorsqu'elle use d'un jeu subtil et discret. Or, sa performance est précisément subtile et discrète: on ne décèlera nulle trace d'éclat comme ses rôles de 1931 (sans parler des plus tardifs) auraient pu nous y habituer, et l'actrice est superbement à l'unisson de l'histoire, qui souligne toujours ce qu'il faut sans aucune ficelle. J'apprécie évidemment le charisme dont elle fait preuve dès son entrée en scène, surtout lorsqu'elle propose une cigarette à son grand-père, complicité d'autant plus forte que les acteurs ne cherchent jamais, ô miracle, à vouloir éclipser l'autre, ce qui n'est pas toujours leur point fort. Autrement, tout est fort bien dosé: l'humour lorsque Louise écrase une part de gâteau sur le nez d'un fermier gourmand, l'absence totale de honte lors d'étreintes audacieuses, la compassion qu'elle rend parfaitement sincère à l'égard d'une épouse terne qu'elle ne veut pourtant pas faire souffrir, les doutes tout en retenue quant à un avenir incertain, ou encore les pleurs sincères après un drame, tout est effectivement très bien joué, au point que j'hésite vraiment à donner mon prix d'interprétation à Miriam cette année-là. Elle est en tout cas plus naturelle que la royale Garbo, mais on ne saurait comparer deux performances aussi différentes. Disons que le seul petit défaut théâtral de Miriam, c'est lorsqu'elle se passe la main dans les cheveux pour exprimer la nervosité, mais ça ne pose en fait aucun problème compte tenu de la situation finale, et son idée de se mordre les mains d'inquiétude étoffe même joliment la scène. Quoi qu'il en soit, c'est vraiment la performance à voir pour qui voudrait comprendre le phénomène Miriam Hopkins et ne l'aurait vue que dans Becky Sharp.

De son côté, Lionel Barrymore incarne un bon patriarche bourru mais terriblement sympathique, et même si la composition est appuyée par endroit, elle reste bien plus mesurée que d'autres rôles de la période, malgré une barbe postiche un peu trop envahissante! La plupart des spectateurs vous diront qu'il est la véritable star du film, mais je préfère sincèrement la performance de sa partenaire, qui a bien plus de grain à moudre et doit passer par bien plus d'émotions, et ce en touchant finalement avec plus de réserve que le célèbre acteur. Enfin, Franchot Tone est correct mais sans génie particulier dans le rôle du voisin cultivé, tandis que les autres comédiens sont adéquats sans marquer durablement les esprits.

En somme, The Stranger's Return tient effectivement ses promesses, autant pour son actrice principale que pour son intrigue simple mais fourmillant de trouvailles passionnantes. Il manque un petit quelque chose sur la forme pour en parler comme d'un "grand film", mais c'est assurément une belle histoire bien mise en scène qui, pour le plaisir qu'elle m'a déjà causé à trois reprises, mérite d'aller jusqu'à un 8/10 reflétant bien mon estime à son égard.

samedi 19 novembre 2016

If I Were King (1938)


Après Basil Rathbone en roi cruel, Basil Rathbone en roi... excentrique? Difficile en effet de définir son Louis XI, personnage fascinant s'il en est, dont le portrait rathbonien ne laisse d'intriguer. C'est une œuvre de Frank Lloyd, décidément habitué aux films en costumes après, entre autres, The Divine Lady, Mutiny on the Bounty et Maid of Salem, soit autant d'histoires prestigieuses produites par les grands studios de l'époque, dont la Paramount pour ce qui nous concerne ici. C'est dire, alors, si ce remake de la version musicale de 1930, The Vagabond King, revêt une aura bien plus brillante que La Tour de Londres évoquée tout à l'heure. Pourtant, je préfère le film de série B à la production de prestige nommée pour quatre Oscars. Pourquoi?

Peut-être parce que le traitement comique ne fonctionne pas tout à fait pour une intrigue médiévale aux ferments dramatiques? En effet, bien que ces aventures se déroulent dans une capitale assiégée par les Bourguignons en pleine guerre de Cent Ans, et bien qu'on nous montre des connétables comploter contre un monarque lui-même fourbe, ou encore des révoltes populaires faisant des victimes, le ton n'en est pas moins celui d'une comédie, ce qui ne fonctionne qu'à moitié. Ainsi, François Villon vole des barriques de vin dès l'ouverture dans la joie et la bonne humeur, avant de partir draguer une jolie dame à la messe, et ce après une course-poursuite volontairement ridicule contre une garde royale tombant dans tous les pièges dressés sur sa route. Autre exemple: il est tout à fait normal d'interrompre le roi en pleine audience pour parler de problèmes culinaires comme si c'était de la plus haute importance! A vrai dire, chaque rebondissement est fort improbable: Louis XI se déguise pour espionner lui même ce qui se trame dans les auberges, avant de nommer le poète qui l'a insulté au plus haut poste de l'administration du royaume pour son propre amusement. Tout est donc traité avec drôlerie, si bien que les rebondissements dramatiques, dont la trahison du premier connétable, qui plus est tué dans une rixe, ou la mort d'un personnage sympathique, ne touchent d'aucune manière. On obtient alors un résultat étrange, certes pas déplaisant, mais l'histoire d'amour malheureuse du personnage le plus aimable en ressort d'autant plus odieuse.

Par ailleurs, le parcours du héros n'est pas spécialement captivant. Dans La Tour de Londres, le méchant Richard a au moins pour objectif de prendre le pouvoir. Mais ici, François Villon ne sait jamais ce qu'il veut. Il profite certes de sa promotion inouïe pour gracier ses compagnons de la Cour des Miracles accusés de vol, mais son rôle de connétable n'est jamais exploité puisqu'il passe le reste de son temps à courtiser la dame d'honneur de la reine. Le suspense vient de ce que nous savons, nous spectateurs, que le roi envisage de le supprimer au bout d'une semaine d'essai, mais comme on s'attache difficilement au poète amoureux, et comme le ton comique de l'ensemble ne laisse que peu de doutes quant à l'issue du défi, difficile de s'intéresser réellement à son avenir. Dans le rôle du célèbre écrivain, Ronald Colman livre une bonne composition non dénuée de charisme, mais sa performance ne contient aucun trait de génie: il fait de François l'archétype du héros justicier épris d'une belle dame, mais il n'y a aucune nuance malgré l'impression positive. Quoi qu'il en soit, on appréciera particulièrement ses éclats de rire lors de l'audience, alors qu'il se cache derrière son pupitre pour n'être pas reconnu de ses amis gueux. Dans le détail, cette séquence est d'ailleurs plus intéressante que l'arc narratif du personnage, puisque les motivations de chaque individu deviennent limpides: François ne veut que le bien de ses compagnons mais ne sait pas qu'il est espionné par le roi, et celui-ci admire à l'inverse le libéralisme de son nouveau conseiller, qui redore ainsi le blason royal auprès d'un peuple peu disposé à l'égard de son souverain.

Dans tous les cas, c'est bien le roi qui est le cœur du film, car sa complexité fait tout l'intérêt de l'histoire. On nous offre ainsi un portrait de roi fourbe et cruel, qui aime enfermer les gens dans ses fillettes, se réjouit de morts opportunes et prémédite des meurtres sadiques pour son bon plaisir, mais qui n'en est pas moins sympathique avec ses manières excentriques, au croisement d'un vieux misanthrope et d'une diva flamboyante, et qui sait finalement faire preuve de souplesse quand il reconnaît le mérite de sujets talentueux. La réplique "un monarque fort vous tuerait, un monarque faible vous laisserait la vie, et je vous propose alors une troisième solution" illustre particulièrement bien l'esprit retors d'un homme envisageant toujours toutes les facettes d'un problème. Louis XI m'a d'ailleurs toujours donné l'impression d'être l'un des rois les plus captivants de l'histoire de France, et Preston Sturges en a brossé un portrait somme toute crédible dans son scénario, malgré une tonalité comique qu'on associe mal à la période concernée. Cependant, outre ce que l'intrigue présente sur le papier, c'est bien la performance de Basil Rathbone qui achève de rendre le roi réellement complexe, et c'est de là que vient toute la difficulté d'appréciation du film. Est-ce une bonne interprétation? Le premier adjectif qui vient à l'esprit est certainement: "bizarre". L'acteur use en effet d'une voix volontairement nasillarde, mais encore d'une gestuelle frénétique et parfois plus que cocasse (la façon qu'il a de s'avancer comme le tyrannosaure de Jurassic Park à un moment donné!), et pour couronner le tout il change parfois de timbre au gré des répliques. 

La première fois, j'avais trouvé ça beaucoup trop surjoué et pour tout dire incohérent. Mais en y regardant de plus près, quelque chose fonctionne, car Rathbone prend en fait le parti d'adapter la personnalité du roi en fonction de son public. Il a donc parfaitement conscience que Louis XI est fourbe et manipulateur, et s'amuse ainsi à tromper son monde. Ainsi, la voix devient volontairement plus aiguë face à des courtisans qu'il méprise et devant qui il aime passer pour moitié fou afin d'accentuer le malaise; puis le timbre redevient plus autoritaire avec un cercle de conseillers triés sur le volet, ou lors de la supercherie à l'auberge alors que personne ne le reconnaît. Quant au ricanement peu subtil dont il use souvent une fois seul, on peut y voir une sorte de relâchement quand il n'a plus à jouer l'un de ses multiples rôles aux yeux de ses diverses audiences. Par contre, le dernier dialogue avec Villon est trop grimaçant alors que ça n'a plus lieu d'être, si bien que je me pose constamment des questions sur la pertinence des choix de l'acteur, choix qui fonctionnent tout de même dans la plupart des cas. Toujours est-il que cette interprétation fascine autant qu'elle intrigue, et si je pensais jadis que les Oscars auraient mieux fait de nommer Rathbone pour son séduisant aristocrate dans Robin des Bois cette même année, je me demande maintenant s'ils n'ont pas fait le bon choix, car son portrait de Louis XI est nettement plus riche et complexe que son interprétation strictement charismatique et sans nuances d'un méchant antagoniste. En outre, son roi de France attire réellement la sympathie sur lui malgré son caractère peu reluisant, ce qui reste un exploit. Je me verrais bien dans un tel rôle une fois âgé, mais il est vrai que quelque chose de si étrange se dégage de cette composition que je ne suis pas tout à fait sûr que ça mérite distinction. Dans tous les cas, le divin Basil électrise l'écran et vole la vedette à tout le monde en monarque excentrique.

Ceci dit, il n'est pas bien difficile d'éclipser une distribution composée de Frances Dee, l'Amelia Sedley de Becky Sharp, encore qu'elle ait un certain répondant non dénué d'humour ici, ce qui permet d'oublier ses grimaces dès que quelque chose la surprend; et d'Ellen Drew, dont le personnage est touchant, malgré une interprétation loin d'être exemplaire. Dans le rôle de la reine, Heather Thatcher renforce quant à elle le côté burlesque de l'intrigue, en riant aux éclats à des blagues pas drôles, ou en prenant un air béat lorsqu'elle écoute de la musique, avant de grimacer dès qu'elle s'étonne qu'un musicien n'arrive plus à suivre la partition, sans voir ce qui intrigue l'assistance dans son dos.

Pour finir, on complimentera l'équipe technique qui nous plonge dans un fantasme médiéval délicieux, avec une décoration de l'incontournable Hans Dreier dont les escaliers du palais, la cathédrale ou encore les toits en poivrière font rêver l'amateur d'architectures anciennes que je suis, même si rien de tout ça n'est au fond réaliste. Les costumes d'Edith Head sont eux aussi extravagants, mais la tenue du roi est très clairement inspirée par le portrait "officiel" de Louis XI, et ce jusque dans les coquilles du collier de l'ordre de Saint-Michel. Le maquillage rend par ailleurs le sublime Basil méconnaissable, mais j'arrive quand même à le désirer comme toujours malgré son aspect volontairement repoussant: priez pour moi! Du côté du son, la musique de Richard Hageman est correcte mais sans plus, partition typique des films d'aventures de ces années-là avec accélération du tempo lors des scènes de combat, mais aucune mesure ne reste en tête après coup. D'ailleurs, les batailles sont si brouillonnes et ridicules que la musique en devient presque drôle à son insu, de quoi rejoindre ce que je disais sur le comique un peu trop prononcé de l'ensemble. Enfin, la photographie est totalement quelconque, preuve que je préfère réellement La Tour de Londres, en particulier pour son ambiance de complots renforcée par de puissants jeux d'ombres.

Moralité: If I Were King se révèle plus divertissant la seconde fois, mais on aurait préféré une comédie qui s'assume vraiment, plutôt que cette atmosphère étrange où l'on est censé craindre la guerre, la famine et les émeutes, alors que tous les personnages réagissent à de telles situations comme s'ils fêtaient un anniversaire! Par bonheur, les décors et costumes sont orgasmiques même dans l'outrance, mais c'est vraiment Basil Rathbone qui donne tout son sel à l'histoire. Reste à savoir s'il faut le trouver catastrophique ou brillant, question que je suis incapable de trancher. 6/10.

La Tour de Londres (1939)


Plus d'une cinquantaine de brouillons m'attendent sur mon bureau: j'aimerais les publier tous au plus vite, alors ne vous étonnez pas si je m'égare sur divers chemins dans les fins de semaines à venir. Aujourd'hui, je suis d'humeur à parler de Tower of London, un film de Rowland Lee produit par l'Universal, à l'époque où le studio ne comptait pas parmi les plus prestigieux de Californie. D'ailleurs, la dose d'horreur qui vient pimenter la prise du pouvoir de Richard III d'Angleterre, et le casting mineur où se côtoient Boris Karloff, Barbara O'Neil, Ian Hunter, Rose Hobart, Vincent Price avant qu'il ne soit connu et Basil Rathbone époque Sherlock Holmes, montrent que tous les ingrédients de série B sont réunis. Pourtant, le résultat est nettement supérieur à ce que tout ceci laissait présager.

En effet, La Tour de Londres est une véritable réussite technique, travaillée avec soin. On est ainsi frappé par la beauté formelle de l'ensemble, en grande partie due à la photographie de George Robinson, un inconnu plutôt habitué aux resucées horrifiantes de Frankenstein et Dracula, mais qui s'est ici surpassé pour extraire le maximum de substance de chaque séquence. Et c'est superbe! Entre la salle de torture où les silhouettes menaçantes d'un sbire boiteux et de son corbeau se penchent sur les condamnés, et la hache du bourreau décapitant un malheureux alors que son frère prie au premier plan, on a là une galerie d'images fortes qui rehaussent l'ambiance de terreur recherchée à mesure que tombent les têtes selon l'ordre de succession. De même, les jeux d'ombres dans les escaliers, les armes en contre-jour lors des combats, le baiser du couple royal enveloppé dans des rideaux, les reflets géants des fanions sur les murs dénudés du palais, l'ombre d'un meurtrier apparaissant derrière sa victime en train de recommander son âme, les complots sous les voûtes sombres où les personnages donnent l'impression d'évoluer dans un théâtre chinois; toutes ces choses donnent au film son ambiance particulière pour notre plus grand plaisir. Les décors servent eux aussi l'intrigue avec les murs solides du château, les arcades et cheminées imposantes, les carrelages en damier, l'arène des joutes, les peintures de la fameuse tour derrière les spectateurs, ou encore les multiples colonnes de la chapelle, soit autant d'atouts qui n'ont rien à envier aux créations prestigieuses des grands studios, comme la Warner avec Elizabeth and Essex cette même année.

A vrai dire, même les acteurs sont transformés de façon crédible, notamment à travers leurs costumes. Les cottes de maille, le sanglier brodé de Richard, le voile blanc de la fiancée pure se détachant sur les buis du jardin, les fourrures d'hermine et les couronnes définissent par exemple très bien le caractère des personnages, avec pour seul bémol les coiffes de certaines dames qui lorgnent dangereusement vers les oreilles des enfants incestueux de Mickey Mouse et d'Hello Kitty. Plus réussies sont les coiffures, en particuliers celles des princes royaux aux cheveux longs, judicieusement inspirées par les tableaux de Millais. En fait, même les horribles cheveux mi-longs de Basil Rathbone confèrent à Richard l'image d'Epinal attendue, sans altérer la beauté de son visage! On peut respirer! Dans tous les cas, le film est parfaitement soigné, de quoi lui permettre de sortir du carcan des productions de seconde zone auxquelles son générique semble le rattacher.

Néanmoins, La Tour de Londres n'est pas un chef-d’œuvre, loin de là. L'histoire se suit pourtant avec grand intérêt, mais n'est pas exempte de petites scories. Par exemple, il aurait été plus judicieux de rester uniquement sur la prise du pouvoir par Richard à travers la série de meurtres qu'il organise pour accéder au trône, plutôt que de réduire son règne de deux ans en trente secondes afin d'aboutir à un dénouement trop ostensiblement moral, où le méchant périt dans un combat sorti de nulle part, tandis que le beau gosse qui ne sert à rien part convoler en juste noces avec la demoiselle d'honneur sage, sous les yeux attendris de la reine qui a pourtant perdu toute sa famille et qui n'a visiblement pas d'autres chats à fouetter! Evidemment, nous sommes à Hollywood, le Code n'aurait jamais laissé passé une fin triomphante pour le héros, mais d'un strict point de vue narratif, c'eût été bien plus pertinent. Ou alors, il aurait vraiment fallu étoffer le règne en tant que tel, afin que la conclusion ne tombe pas comme un cheveu sur la soupe en moins de cinq minutes. On notera au passage que le scénario ne suit pas exactement la trame de Shakespeare, mais si certains personnages gagnent en nuance (Clarence transformé en alcoolique peu reluisant), le dénouement heureux sur les héros secondaires épris de liberté colle très mal à l'atmosphère sombre générale. Autrement, les nombreuses séquences des figurines, montrant Richard jeter au feu chaque statuette après s'être débarrassé d'un cousin encombrant, restent une ficelle peu subtile mais ça ne tire heureusement pas l'histoire vers le bas. Finalement, le seul cliché qui ne passe vraiment pas, c'est cette cheminée volontairement comique par laquelle on peut rentrer au château comme dans un moulin, y compris la dame d'honneur qui se déguise en apprenti ramoneur pour mener à bien une mission!

On appréciera autrement le détail de procédés machiavéliques autres que le meurtre, à l'image de la manipulation du peuple par un Richard devenu régent, pour mieux apparaître comme le sauveur des opprimés et donc le seul roi légitime au détriment de pauvres enfants qui ne se méfient pas assez. Leur assassinat est assez pénible, car bien que filmé de façon elliptique, la main de Boris Karloff se détachant dans l'ombre, et la métaphore du faucon à qui l'on doit bander les yeux pour la nuit, suffisent à donner une dimension réellement tragique au sort des princes, après une scène assez mignonne où les deux frères viennent de converser tranquillement. En somme, le scénario est, dirons-nous, plutôt de qualité, mais ça ne s'épargne pas quelques défauts, principalement l'histoire secondaire des nobles justiciers dont le bonheur éclatant et la manie de passer par une cheminée donnent une dimension grotesque à la trame générale. Sans compter que le bel amant fougueux incarné par John Sutton reste très propre sur lui même en pleine séance de torture, les cheveux impeccablement peignés (!), ce qui prête plus à rire qu'autre chose. Pour finir, j'ajouterai simplement que si la reine agace à rester toujours trop forte même après avoir perdu ses enfants, la superbe créature incarnée par Rose Hobart et supposée faire frémir toute la cour de désir est hélas inconsistante à pleurer. Elle ne comprend rien aux complots, ne pleure pas son époux qu'elle est censée aimer, et elle épouse Richard sans sourciller, le prenant pour son sauveur... Les rôles de femmes ne sont donc pas spécialement bien écrits: l'une est trop digne sans raisons, l'autre insipide à se cogner la tête contre un mur, et la dame d'honneur déguisée en ramoneur aurait été plus à sa place chez les Marx Brothers qu'en compagnie de Richard III d'Angleterre...

En suivant l'écriture de départ, les actrices n'ont évidemment rien à se mettre sous la dent. Nan Grey est quelconque en dame d'honneur, Rose Hobart garde un visage figé dénué de toute émotion qui accentue la bêtise d'Anne Neville, qui rappelons-le est pourtant décrite comme une femme forte, la seule capable de faire fondre le cœur de Richard (!); et Barbara O'Neil déçoit quant à elle en écarquillant les yeux au maximum à chaque fois qu'elle pressent un drame. J'avais aimé la reine et l'interprétation la première fois pour son fort caractère, mais ça ne s'avère hélas pas très bon après revisite: c'est inutilement grimaçant, et l'actrice ne songe même pas à pleurer au moins une fois bien que la pauvre Elisabeth perde ses fils et son mari. La joie qui illumine son visage lors du mariage de sa chère dame d'honneur après cette série de drames n'aide pas à rendre le personnage attachant. Du côté des acteurs, les performances sont également loin d'être miraculeuses: Boris Karloff est égal à lui-même en bourreau monoexpressif supposé faire peur, Ian Hunter n'apporte lui non plus rien de spécial par rapport à ses autres rôles, se contentant de jouer au monarque débonnaire qui sait qu'il doit se méfier de Richard mais lui accorde contre toute attente une confiance absolue (!), tandis que Vincent Price est hélas assez mauvais en Clarence ivrogne et belliqueux, sachant qu'aucun de ses efforts pour surjouer ne lui permet de voler la vedette au seul véritable héros de la distribution: Basil Rathbone. Le sublime Basil, bien que peu à son avantage d'un point de vue capillaire, donne en effet la seule performance digne d'intérêt du film, en incarnant un Richard mesquin à souhait. Ainsi, malgré quelques regards de jouissance sadique assez peu subtils, la composition n'en reste pas moins passionnante: le duc suinte de charisme, on conçoit parfaitement son dépit d'avoir été rejeté depuis longtemps à cause de sa bosse, et il peut se montrer parfaitement charmant pour mieux manipuler ceux dont il a besoin. Rathbone nous offre alors un beau portrait de roi cruel, sans doute plus jouissif que complexe, mais la nuance n'est heureusement pas mise de côté. On a juste du mal à croire qu'il puisse être amoureux de Rose Hobart, mais celle-ci n'y met tellement pas du sien qu'aucun embryon d'alchimie ne peut naître de leurs rapports.

Moralité: Tower of London a l'apparence d'un film de série B, mais c'est nettement mieux qu'un film de série B. Les défauts sont présents, en particulier au niveau de l'histoire et de l'interprétation, mais le soin apporté aux décors et à la photographie, une ambiance obscure qui fait palpiter, des rebondissements qui s'enchaînent sans s'essouffler et une performance plaisante de Basil Rathbone permettent à l'ensemble de se hisser jusqu'à un honorable 7/10 bien mérité. Pour peu qu'on aime les films historiques et les complots, c'est parfaitement appréciable, même si je conçois qu'un public plus exigeant puisse avoir de plus amples réserves.

mardi 1 novembre 2016

Tea and Sympathy (1956)


Allez, un film américain pour conclure cette journée cinéma, ce qui me sera en outre bien utile pour me rafraîchir la mémoire sur une performance évoquée l'année dernière dans ma rétrospective 1956, dont j'avais alors peu de souvenirs. J'amorcerai en avouant que décidément, j'adore le cinéma en couleurs des années 1950! Ça me cause un tel plaisir et un tel sentiment de chaleur que ces images me donnent toujours envie d'être indulgent, même quand les histoires ne tiennent pas forcément leurs promesses.

Cette adaptation de Vincente Minnelli d'une pièce de Robert Anderson ne manque pas, en réalité, de tenir ses promesses, mais je comprends pourquoi ceux qui ont découvert la pièce d'abord sont généralement déçus. Et pour cause, la possible homosexualité du personnage principal n'y est jamais nommée, censure oblige! A la place, on doit se contenter d'un récit sur un garçon peu viril et maltraité par ses camarades de classe ne concevant pas la nuance. C'est à la fois d'avant-garde et daté. D'avant-garde parce qu'il fallait tout de même oser présenter un personnage masculin coudre des boutons avec des femmes dans l'Amérique des années 1950, encore que ce thé sympathique ne soit en rien précurseur en la matière, comme en témoignent le tablier du père dans Rebel Without a Cause un an plus tôt, ou l'homosexualité beaucoup plus précise de Plato dans le même film. Daté, parce que pour un spectateur européen du XXIe siècle, on est en droit de trouver certains rebondissements comme l'apprentissage de la virilité ou le dénouement pudique totalement ridicules. Par bonheur, le scénario ridiculise lui-même les comportements excessifs des hommes, de quoi faire passer la pilule. Minnelli oppose ainsi l'atelier couture de la plage avec une débauche de garçons torse nu qui se battent derrière les rochers, d'où une série d'images peu subtiles mais percutantes. Et l'on s'amuse bien sûr de voir le meilleur ami, seul soutien du héros, ne plus savoir où mettre ses mains quand madame Reynolds le titille sur ses propres valeurs masculines. En définitive, même si les garçons n'accusent pas Tom d'être homosexuel, ça ne change pas grand chose à ce que veut montrer le film, car le résultat est le même: on le traite d'efféminé en l'affublant du sobriquet "Sister Boy", et les conséquences d'un tel mépris sont tout aussi dures à assumer pour le héros.

Outre les scènes de bord de mer, Minnelli mobilise encore des images qui en disent long sur la société de son temps. La scène où Laura Reynolds écoute le père de Tom se vexer du comportement sensible de son fils est notamment bien trouvée, à l'aide d'une composition photographique très réussie par John Alton, puisqu'on y voit la dame occupée à faire le thé dans sa cuisine, tandis que les hommes conversent en se tournant les pouces dans le jardin. Il y a vraisemblablement la volonté de critiquer la place traditionnellement assignée aux femmes, place qui est d'ailleurs heureusement renversée à plusieurs autres moments, notamment quand Laura parvient à faire autorité sur le monde masculin qui l'entoure. La scène où elle fait essayer une robe à Tom pour la représentation théâtrale de fin d'année est en revanche plus ambiguë, car le héros a trop manifestement l'air ridicule dans le costume, comme si trop de féminité était tout de même perçu comme quelque chose de négatif. Le dialogue avec le meilleur ami dans la salle de musique revêt quant à lui un aspect à la fois positif et critiquable, car on y voit alors Tom sous son vrai jour, celui d'un jeune homme cultivé aimant la musique classique (positif), bien que son ami s'étonne qu'il s'intéresse davantage à la culture qu'aux bimbos qui passent dans la rue, et lui enjoigne d'apprendre à marcher de manière virile. Les arguments de cette sorte ont mal vieilli, même si Minnelli rectifie heureusement le tir en critiquant le comportement d'Al par la suite. Dommage que le dénouement un peu ridicule sur la lettre dans le jardin conclue le tout sur une note en demi-teinte.

Tea and Sympathy n'en reste pas moins un bon film, l'intrigue se suit avec intérêt malgré les non-dits, et la photographie est un plaisir de tous les instants. L'interprétation en est peut-être le point le plus faible. Non que ce soit mauvais, mais aucun personnage n'est vraiment très mémorable quand on y pense. Deborah Kerr domine la distribution: elle use d'un véritable charisme qui lui permet de ne pas se laisser marcher sur les pieds malgré sa frustration d'épouse délaissée, et elle ne manque pas de piquer l'intérêt par sa repartie, ou son désir de bien faire. Cependant, ce n'est rien d'autre qu'une bonne performance, qui ne gravite pas autour du sommet constitué par ses deux rôles de l'année suivante, par exemple. Son homonyme John Kerr est nettement plus problématique, car il ne parvient jamais à transposer son interprétation théâtrale à l'écran. Visiblement trop habitué à jouer le rôle sur scène, il se croit obligé d'écarter les mains à chaque moment de surprise, ce qui passe très mal devant une caméra. Son manque de charisme n'est pas des plus heureux, car Tom méritait davantage de force de caractère que le seul fait d'être poli et de jouer au tennis. On croirait même que l'acteur a peur de jouer avec le côté féminin du personnage, et fait donc le mauvais choix de rester le plus en retrait possible du cœur même du problème, en restant le plus masculin possible même lorsqu'il vient pour coudre un bouton. Mais n'ayant aucun problème avec des valeurs féminines que je ne peux pas nier moi-même, j'avais peut-être des attentes trop fortes vis-à-vis de ce personnage.

Moralité: Tea and Sympathy est d'une façon générale un bon film, malgré quelques aspects assez datés, ou trop en retenue par moments. L'histoire reste tout de même très digne d'intérêt, tandis que la forme offre de belles images qui servent le texte, à l'instar d'un dialogue entre mari et femme où l'épouse apparaît seulement dans un miroir, comme enfermée par un homme finalement peu ouvert d'esprit qui ne la comprend pas. Ce n'est pas parfait, mais ce n'est pas mal du tout: un petit 7/10 est mérité, bien que d'autres films de la décennie soient finalement plus riches dans le renversement des genres. Je pense surtout aux œuvres de Nicholas Ray, entre la virilité écrasante des héroïnes dans Johnny Guitar, et la féminité assumée des jeunes hommes sensibles de La Fureur de vivre.

Marie-Antoinette, reine de France (1956)


Dans mon article sur La Symphonie pastorale, j'avais écrit être à l'heure actuelle peu inspiré par Michèle Morgan, tout du moins pas autant que par les autres légendes du cinéma français classique comme Edwige Feuillère ou Danielle Darrieux. Son portrait de la dernière reine de France pourrait bien être le rôle susceptible de me réconcilier avec elle, car le fait est que si j'ai trouvé son interprétation simplement bonne lors du visionnage, certains aspects en ressortent vraiment grandis après deux mois de recul. La superbe scène où elle se moque de l'accent de Fersen à Trianon, avec un sourire ravageur qui m'a entièrement charmé, me revient constamment à l'esprit depuis ma découverte du film. Il s'est donc indéniablement produit quelque chose, reste à trouver quoi.

Le film a été réalisé par Jean Delannoy, à qui l'on doit précisément La Symphonie pastorale. La séduction opère essentiellement grâce aux costumes de Georges Benda, mais aussi grâce aux décors, l’œuvre ayant été tournée à Versailles même, d'où un cachet certain. On regrettera tout de même que la photographie présente des teintes pâles, alors que les jolies couleurs des vêtements et des salles d'apparat méritaient plus d'éclat. Autrement, l'histoire se suit avec intérêt, mais c'est trop linéaire: on va de la mort de Louis XV (d'où la justification du titre à rallonge, puisque l'intrigue commence quand Marie-Antoinette devient précisément reine, à l'exception d'une courte introduction festive) à celle de l'héroïne, en évoquant tous les événements qui jalonnèrent son règne, de l'affaire du collier à Varennes, en passant par la prise du palais. La ligne directrice reste néanmoins la romance avec l'amant suédois, ce qui offre une véritable cohérence à l'histoire, sans lui donner un aspect trop factuel. C'est sans doute moins captivant que si le récit s'était concentré sur une unique période de la vie de la reine, comme dans la version récente de Sofia Coppola, mais ce qu'on nous raconte n'est nullement déplaisant, bien au contraire. Le film atteint même une sorte de paroxysme dans la séquence finale, avec cette brillante idée de faire couler le sang de la dame sur l'autel dressé en catimini sous l'échafaud, où un prêtre prie pour son âme. On clôt ainsi le parcours par une image forte, de quoi finir sur une bonne impression, même si le procédé est apparemment décrié par certaines critiques, jugeant le film trop complaisant envers la reine et la royauté. Il m'est personnellement difficile de me faire une opinion: certes, la reine est montrée toujours digne et sous son meilleur jour même dans le drame, mais elle est loin d'être exempte d'imperfections. Elle est notamment frivole, fait du chantage à son mari pour favoriser la politique de sa mère en Europe, et se plaint encore de ses corvées alors qu'elle est ultra privilégiée. Je ne vois pas en quoi le film est plus indulgent que, mettons, la version avec Norma Shearer quant au personnage, qui reste insouciant et capricieux. Reste à savoir si le regard de mépris qu'elle jette aux Parisiens depuis son balcon versaillais est à prendre au premier degré, ou si ça sert à contraster la reine en la révélant imbue de son pouvoir et de ses origines.

En vérité, ces questions politiques ont peu d'importance, car Marie-Antoinette ne règne pas vraiment, préférant au contraire jouer à colin-maillard, boire du chocolat et se laisser conter fleurette par son amant. La désinvolture totale avec laquelle elle parle des Parisiens dont elle ne s'est jamais souciée, et dont elle dit: "Oh oui! Ils m'aiment bien!" renforce d'autant plus le décalage avec le métier qu'elle exerce en théorie, et la réalité des faits, ce qui ne rend pas l'héroïne aussi sympathique qu'on pourrait le croire. Là où l'on peut en revanche trouver le réalisateur trop complaisant, outre l'imagerie trop religieuse de la fin, c'est dans sa présentation du peuple, composé de gens extrêmement laids et vulgaires, qui jouent sur le lit royal comme des enfants, font une critique peu subtile du couple souverain au théâtre, et poussent le vice à agacer l'oreille en criant pendant cinq minutes sans interruption (!!!): "Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain! Du pain!" C'est si entêtant que la phrase me hante encore deux mois après! Mais, c'est bien là que le bât blesse, et que je comprends pourquoi le film est finalement problématique, car la comparaison entre un peuple exclusivement grossier et une reine trop digne et trop pure est effectivement gênante, même si le détail révèle malgré tout d'indéniables imperfections chez l'héroïne.

Pour le reste, comme le film se consacre essentiellement à la romance avec le bellâtre suédois, ça finit par patiner ça et là, mais ça n'ennuie jamais. De toute façon, l'ensemble se tire généralement vers le haut, du point de vue de la dramaturgie, par rapport à l'introduction assez désastreuse où l'on se croirait dans du pur théâtre de boulevard, entre la du Barry qui court comme une comédienne de burlesque pour chercher un médecin, et le roi qui n'a rien de mieux à faire que se transformer en magazine féminin ambulant à trois heures du matin, afin d'inciter son petit-fils à se déniaiser enfin avec sa femme! Sachant que l'épouse en question est justement en train de faire la fête, le ridicule de la situation en devient pathétique... On sent mieux le côté solennel, plus en accord avec le milieu social représenté, une fois passées ces premières minutes embarrassantes, mais c'est aussi que le texte devient nettement meilleur, en enchaînant les mots d'esprit comme il se doit dans une cour du XVIIIe siècle. La périphrase qu'emploie la reine pour annoncer qu'elle est enceinte, en disant à son mari qu'elle a "à se plaindre d'un sujet qui lui donne des coups de pied dans le ventre", est notamment bien trouvée.

La distinction naturelle de Michèle Morgan, et sa beauté imposante, servent finalement bien ce rôle taillé sur mesure pour elle. On jettera simplement un voile pudique sur l'ouverture au bal, où sa voix de gamine sonne faux ("Bas les pattes!"), mais le reste de la performance fonctionne. Comme je le disais, la scène à Trianon est charmante comme tout, lorsqu'elle s'amuse à imiter la voix et l'accent de son beau Suédois, un sourire ravageur aux lèvres, et d'une façon générale, la comédienne pétille dans le registre de la légèreté. Elle traverse les antichambres avec désinvolture et trouve le temps d'influencer la politique de Louis XVI pour "faire plaisir à Maman!", elle chantonne devant les gardes en rentrant du bal à l'aube, et elle ne manque évidemment pas de draguer allègrement le bellâtre en uniforme sur qui elle a jeté son dévolu, lui souriant au vu et au su de tous en plein passage en revue. Le registre dramatique n'est, de son côté, pas mal joué du tout, mais l'actrice y est un peu moins à l'aise. Quand elle pleure le départ de son amant, elle se cache le visage dans les mains d'une façon un peu trop théâtrale, tandis que l'arrivée des drames la voit rester toujours très digne, bien que le maquillage et les cheveux courts fassent la moitié de la composition dans ces moments. Là où le portrait devient le plus intéressant, c'est dans les passages où la reine, encore frivole, se comporte comme une adulte digne de ce nom, réagissant en secret aux calomnies qui la touchent de toutes parts, et nouant avec son mari une franche complicité, puisqu'elle ne lui ment jamais sur ses sentiments envers un autre. On sent d'ailleurs la reine beaucoup plus forte que le roi, mais le scénario joue clairement en sa faveur, en présentant un Louis XVI traditionnellement mou bien que Jacques Morel le rende véritablement humain malgré la caricature.

En définitive, le film est loin d'être déplaisant, on passe un bon moment en compagnie de jolis costumes et d'images ravissantes, et Michèle Morgan donne une interprétation charmante de la reine, dont l'effet croît davantage avec le recul. J'ai néanmoins toujours eu un faible pour les héroïnes légères quand elles savent devenir adultes après des accès de puérilité (coucou Scarlett!), aussi le pétillant me charme-t-il ici. Norma Shearer donne cependant une performance nettement supérieure à tous niveaux, en particulier dans le drame où elle se révèle franchement tragique et nuancée, là où Michèle Morgan ne reste que très digne, toujours un peu en surface. Je ne nommerai donc pas l'actrice pour ce rôle dans ma liste de prix, mais vraiment, les passages légers de Trianon m'amusent au plus haut point. A leur image, l'expérience est somme toute agréable, mais un scénario trop linéaire, une romance sans saveur particulière, une introduction calamiteuse et une complaisance effectivement gênante par moments me conforte dans l'idée qu'on restera sur un 6/10. C'est une note très correcte, mais on pouvait clairement faire mieux.

La notte (1961)


La Nuit constitue ma troisième rencontre avec Michelangelo Antonioni, après Blow-Up et L'avventura. Comme tout le monde, je lui reconnais beaucoup de talent, mais comme tout le monde, je trouve en général ses films... profondément ennuyeux. L'avventura m'a largué au bout d'un quart d'heure avec tous ces personnages errant sans but, et Blow-Up se révèle d'une cruauté sans bornes une fois qu'on réalise que la divine éclaircie redgravienne ne se reproduira plus jusqu'à la fin. Mais il y a évidemment trop de bonnes choses dans ces œuvres pour les balayer d'un revers de la main. Contre toute attente, j'ai pris plaisir devant La notte, et ce alors que je l'ai regardé à 5h du matin en proie à l'insomnie!

Eh bien oui, j'ose le dire, les errances m'ont pour une fois totalement diverti. Cette première partie, montrant Jeanne Moreau marcher au hasard des rues d'un Milan moderne, m'a donné envie de multiplier les captures d'écran tant la réussite photographique de Gianni Di Venanzo est indéniable, mais j'ai réellement trouvé quelque chose de fascinant à ces images qui ne racontent pourtant pas grand chose. Ce qui est en fait illustré ici, ce sont les difficultés à communiquer chez un couple qui ne s'aime plus vraiment, d'où leur égarement à tous deux alors qu'on les voit finalement peu ensemble dans un même plan. Et quand cela arrive, ils sont généralement séparés par quelque chose, un escalier, une plongée sur une façade d'immeuble laissant apparaître la dame à l'extrême bord, ou encore une rampe révélant deux paires de jambes se faire face sous les yeux de l'épouse. En vérité, tous les détails du décor sont utilisés pour mettre des barrières, y compris lorsque l'un des partenaires tente de communiquer avec d'autres personnes: la vitrine qui reflète davantage la rue déserte que le personnage à l'intérieur, le gros plan sur les bornes de la rue, voire la grille séparant Lydia des jeunes qui se battent, et qui ne lui font aucun cadeau dès qu'elle tente de leur parler. Le second acte, entièrement consacré à une réception des plus futiles où personne n'a quelque chose d'intéressant à raconter, est quant à lui dominé par un motif de damier, du carrelage de la piscine au plancher gigantesque de la salle de jeu, comme pour rappeler que tous ces gens ne sont que des pions qui se croisent sans se comprendre. Ainsi, lorsque certains se jettent à l'eau, d'autres trouvent refuge sur la terrasse, opposition illustrée par le rebord de la piscine traçant une ligne pour mieux séparer les groupes.

J'ai l'impression de parler du film d'une manière très scolaire, mais il m'est difficile d'appréhender Antonioni. Il n'en reste pas moins que le film fonctionne parfaitement compte tenu du sujet, bien qu'il soit difficile de se laisser émouvoir par des personnages principalement définis par leur capacité à marcher. Le jeu ultra minimaliste de Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni est de fait absolument en phase avec le récit, car après tout, ils sont plus las qu'autre chose et ne savent plus où ils vont, d'où l'errance, mais il est évidemment impossible d'être touché par l'un ou l'autre. En définitive, la personne qui ose montrer ses émotions, c'est la jeune héritière incarnée par Monica Vitti. Celle-ci apporte un incontestable dynamisme dès qu'elle entre en scène, car elle n'a pas peur de montrer sa joie même pour les choses les plus insignifiantes, en l'occurrence envoyer un palet sur la dernière case du damier; et elle n'a bien entendu pas honte de montrer son désespoir. On la sent finalement brisée au même titre que le couple principal, comme si Lydia lui communiquait son mal être lors de la séquence majeure où les deux femmes sont filmées en même temps, un verre et une bouteille d'alcool dans la main. Le clair obscur sur Vitti est sans surprise au-delà de tout éloge, afin de bien amorcer un dénouement qu'on a mine de rien hâte de voir arriver.

Il y a beaucoup plus à dire sur La notte, mais je ne vois pas trop comment analyser certains indices, à l'image des fusées qu'on tire dans la banlieue milanaise en fin d'après-midi. J'ajouterai simplement que la longue introduction à l'hôpital regorge d'intérêt, entre le meilleur ami mourant et la folle furieuse nymphomane qui brouillent d'entrée de jeu les formes de communication les plus "normales" pour le couple déchiré. Dans tous les cas, c'est fascinant, et tout fait sens. Le miracle est qu'on ne s'ennuie pas un seul instant alors que le film ne présente aucune émotion et devrait théoriquement assommer. Peut-être que le regarder à 5h du matin par une nuit de pleine Lune aide à mieux digérer le tout! C'est finalement très bon, mais ça ne touche pas: je ne peux rester qu'à un excellent 7/10 car je ne suis pas non plus ébloui au point de vouloir retenter l'expérience avant dix ans. Mais ça m'a beaucoup plus captivé que L'avventura, vraiment.