samedi 26 août 2017

The Catered Affair (1956)


Lors de ma rétrospective 1956 il y a deux ans, il me manquait Le Repas de noces, un film de Richard Brooks adapté d'un téléfilm écrit par Paddy Chayefsky, dont j'avais entendu le plus grand bien en ces lieux mêmes. Je pensais d'ailleurs que c'était une œuvre de bonne réputation, étant donné son casting de luxe, et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que ce n'est pas du tout le cas: l'accueil fut mauvais dès l'époque, certains trouvant vulgaire la couleur comique donnée à un univers quotidien, et le film a aujourd'hui encore l'une des moins bonnes notes imaginables sur le site des tomates pourries. C'est à mon sens injustifié: j'ai beau ne pas être le plus grand admirateur du mouvement néo-réaliste et de ses images d'éviers dans de petites cuisines, j'ai suivi l'histoire avec intérêt.

Celle-ci se focalise sur une famille très modeste du Bronx: le père (Ernest Borgnine) est un chauffeur de taxi économisant le moindre centime pour pouvoir s'installer à son compte, la mère (Bette Davis) est quant à elle une ménagère qui passe son temps à préparer les repas et à faire le ménage, tandis que leur fille (Debbie Reynolds) leur annonce son intention d'épouser enfin son fiancé (Rod Taylor), lui-même issu d'une famille un peu plus aisée bien que gagnant sa vie comme professeur. Mais voilà! Alors que le jeune couple veut expédier les noces au plus vite et ne surtout pas organiser de cérémonie, la mère se met en tête de leur offrir un mariage digne de ce nom, bouquets de fleurs et limousines à l'appui. Etant donné l'état des finances de la famille, les conflits ne mettent pas longtemps à éclater...

Apparemment, Gore Vidal a changé plusieurs aspects de l'histoire originelle, ce qui d'après le livret du DVD lui valut les félicitations de Paddy Chayefsky. Je ne sais malheureusement pas en quoi ces modifications consistent, n'ayant pas vu le téléfilm de départ, mais tout se tient à mon sens. Chaque personnage est bien exploité, chacun ayant de quoi mettre de l'huile sur le feu dans la famille: la mère s'en veut de n'avoir pas été assez maternelle et souhaite ainsi se faire pardonner en offrant un beau mariage à sa fille, tout en lui souhaitant de ne pas connaître l'humiliation d'épousailles suite à un pari arrosé comme ce fut le cas pour elle; le père va croissant dans la déconfiture à mesure que les projets de sa femme épuisent ses dernières économies; la fille s'en veut de ne pouvoir réconcilier tout le monde, l'oncle incarné par Barry Fitzgerald est vexé de n'être pas convié à la cérémonie (car si on l'invite, il faut aussi penser au reste de la famille élargie, ce que ne veulent pas les fiancés); les parents du marié sont ostensiblement gênés par les manières frustes de leur belle-famille; et les amis du couple sont eux aussi affectés par l'affaire car, chômeurs, ils n'ont pas de quoi s'offrir robe ou costume et doivent faire croire qu'ils ont inopinément retrouvé du travail alors qu'ils se sont plus endettés qu'autre chose. C'est passionnant à suivre car on n'a jamais le temps de s'ennuyer: chaque personnage doit résoudre un conflit, même le petit frère qui se force à rester en famille alors qu'il préférerait aller au cinéma, et l'on attend toujours de voir où le scénario va nous emmener. Celui-ci multiplie d'ailleurs les fausses pistes pour notre plus grand plaisir: on s'attend vivement à un certain type de dénouement dès qu'entre en scène la compagne de l'oncle, mais on n'est heureusement pas au bout de ses surprises, avec une conclusion honnête alliant à la fois drame et comédie. L'alliance des deux tonalités est de toute manière réussie tout au long du film, car bien que certaines situations prêtent à sourire, on ressent toujours beaucoup de tristesse en arrière-plan, ce qui reste parfaitement crédible pour la famille dont on détaille le quotidien.

Le film est également bien servi par l'interprétation. Ernest Borgnine est notamment assez touchant à mesure qu'il voit ses rêves s'envoler, Debbie Reynolds est quant à elle toujours juste en jeune femme qui tente de réconcilier chaque parti, et Barry Fitzgerald fait comme à son habitude assez bien le vieillard un peu grincheux ayant pourtant bon cœur. Par contre, je dois avouer ma déception concernant Bette Davis. C'est l'un des rôles dont elle était le plus fière, car il n'était effectivement pas évident d'imaginer une star de son envergure jouer à la matriarche dodue d'une famille pauvre du Bronx, vêtements de supermarché sur le dos. Le rôle était d'ailleurs tenu par Thelma Ritter dans la version télévisée, mais c'est Richard Brooks qui, je crois, avait insisté pour offrir à Bette Davis un grand contre-emploi, ce qui est alléchant sur le papier, plutôt que laisser Thelma Ritter jouer une énième variation de son personnage type. Hélas, on n'a jamais l'impression d'avoir affaire à la véritable femme du Bronx qu'on veut nous présenter. Bette Davis utilise en effet ses tics les plus davisiens, jusque dans la modulation de la voix, sans imagination particulière, de telle sorte qu'on voit constamment l'actrice, la star même, au lieu du personnage. La coiffure, les habits et même le physique empâté se prêtent totalement au jeu d'un point de vue physique, mais l'interprétation ne me semble hélas jamais judicieuse. Davis fait tout de même tout son possible pour extraire le maximum de jus des séquences les plus poignantes, où elle révèle enfin des bribes de son passé, mais rien dans la colère ou le regret ne semble jamais propre à Agnes Hurley. Dommage, parce que je m'attendais vraiment à un tour de force de prime abord.

Moralité: The Catered Affair n'est pas un grand film, mais ça vaut nettement mieux que sa réputation. L'histoire est captivante à force de multiplier les points de vue et de balancer délicatement drame et comédie sans jamais oublier la dimension très terre à terre des personnages esquissés, et le tout se suit toujours avec intérêt. Deux ans avant La Chatte sur un toit brûlant, Richard Brooks montre qu'il sait parfaitement disséquer un conflit familial tout en lui donnant un réalisme poignant, même s'il fut apparemment infect avec Debbie Reynolds, qu'il méprisait et alla même jusqu'à gifler publiquement, ce qui lui fait perdre de nombreux points, surtout quand on voit l'investissement sincère de la jeune actrice dans le rôle. Parce que le tout est réussi et qu'on ne s'ennuie jamais, je n'ai aucun hésitation quant à monter jusqu'à 7/10, mais il est toujours regrettable de découvrir les parts d'ombres de personnes talentueuses derrière une caméra. A noter enfin que l'affiche est à mon sens un peu trop racoleuse: on nous présente une Bette Davis au pic de sa séduction allboutevienne, alors qu'elle ne ressemble clairement pas à ça dans le produit fini. Dommage également, qu'elle soit un peu trop ostensiblement actrice pour le coup, au lieu de réduire la distance avec un personnage très ritterien à la base.

lundi 14 août 2017

Le Dialogue des carmélites (1960)


Si j'ai toujours admiré Jeanne Moreau pour sa présence extraordinaire et ses choix de films audacieux, je n'ai jamais pu me prétendre le plus grand fan de ses performances de cinéma. Je disais d'ailleurs d'elle il y a quelques mois que "je la respecte énormément, elle est une artiste incontournable pour son talent à choisir des metteurs en scène d'avant-garde, et elle a un charisme indéniable, mais finalement, ses performances me touchent peu. J'attends impatiemment les grands classiques inconnus pour trouver le rôle qui me causera le déclic espéré." J'ai donc passé ma première semaine de repos à découvrir une bonne part de ses films d'avant-garde devenus des classiques, dont Eva, La Baie des Anges, Le Journal d'une femme de chambre et Mademoiselle, dont j'aimerais parler si je trouve la motivation de réécrire à nouveau, et qui viennent de s'ajouter aux œuvres que je connaissais déjà (Ascenseur pour l'échafaud, Les Amants, Les Liaisons dangereuses, La notte, Jules et Jim, Viva Maria! et La Mariée était en noir, pour rester sur la grande "décennie Moreau"). Pourtant, parmi cet océan porteur de nouvelles vagues, c'est ce film méconnu de Philippe Agostini et Raymond Leopold Bruckberger qui m'a le plus marqué. Je suis incorrigible! Il est certes étrange d'être davantage fasciné par cette œuvre de facture bien plus classique, mais je n'ai jamais caché n'être pas le plus grand admirateur de ce grand mouvement qui renouvela le cinéma en France au début des années 1960.

Alors, restons académiques et tant pis pour le qu'en-dira-t-on. Le Dialogue des carmélites est adapté de La Dernière à l'échafaud de Gertrud von Le Fort, une nouvelle que Poulenc avait déjà mise en scène à l'opéra en 1957, dans ce qui reste l'un des événements les plus angoissants auxquels j'ai assisté. En effet, je n'aime pas spécialement ce compositeur, et je garde un assez mauvais souvenir d'une représentation de ce même Dialogue, où à l'exception du grand chœur final, rien n'était mémorable, et où tout durait bien trop longtemps. Par bonheur, tout passe nettement mieux au cinéma, parce qu'on n'est pas pris en otage pendant deux heures et demie par la musique pesante que j'évoquais à l'instant. Le film d'Agostini et Bruckberger est d'ailleurs fort divertissant malgré son sujet glaçant, en particulier pour le foisonnement de personnalités très différentes qui s'assemblent dans ce couvent de Compiègne, et qui s'affrontent contre leur gré au monde extérieur à mesure que les lois révolutionnaires s'appliquent. Parmi les reproches qu'on pourra faire au scénario, on relèvera le portrait très ostensiblement négatif du commissaire incarné par Pierre Brasseur, sec et autoritaire, et destiné à rendre les religieuses extrêmement sympathiques par comparaison, alors qu'un peu plus de nuance n'aurait en rien affaibli notre estime pour elles. J'aime cependant beaucoup le dialogue conflictuel où Mère Marie dit fermement au commissaire que les religieuses ne sont pas si réactionnaires qu'on le croit, puisqu'elles procèdent précisément à une élection démocratique pour nommer la nouvelle prieure. En revanche, on se demande parfois si l'on se trouve bel et bien dans un ordre religieux, car on voit souvent les nonnes rire et discuter, alors que j'avais toujours entendu dire que le Carmel était un ordre particulièrement silencieux. Au moins, les héroïnes n'en paraissent que plus humaines, avec leurs désirs et faiblesses, et tant mieux.

Par contre, je suis toujours un peu gêné par la conclusion et le retournement de situation qui tombe comme un cheveux sur la soupe. En effet, l'héroïne, Blanche, timorée par nature et qui s'était réfugiée au Carmel par peur panique de la vie, finit par trouver le courage de rejoindre ses sœurs sur l'échafaud alors qu'elle avait réussi à s'échapper, tandis que Mère Marie de l'Incarnation, qui militait pour le martyre dès la première heure, se cache quant à elle dans la foule et abandonne subitement ses compagnes. J'avais le même problème avec l'opéra de Poulenc, où Blanche revenait sur la scène in extremis sans que ne soit jamais montré le changement qui s'opère dans son état d'esprit (tout du moins dans la mise en scène que j'avais vue, mais c'était apparemment fidèle au livret), alors que Mère Marie disparaissait sans laisser de traces avant le chœur final. Les réalisateurs contournent ce défaut par le biais de l'image: tandis que les nonnes sont appelées une à une sur l'échafaud, Blanche les regarde parmi la foule, ramasse un bouquet lancé par la comédienne qui les soutient, et trouve ainsi le courage de prendre la place de Mère Marie lorsque celle-ci est appelée et ne se présente pas. Sur le papier, on n'y croit pas tout à fait, en particulier parce que Pascale Audret est assez insipide et donc pas à même de suggérer le conflit intérieur ayant lieu dans la tête de Blanche, mais c'est très beau à observer à l'écran.

A l'inverse, Mère Marie a droit à une scène supplémentaire où, dissimulée dans le public, elle hésite une fraction de secondes à se présenter lorsqu'elle entend son nom, avant d'être retenue par l'aumônier qui lui demande de rester en vie pour continuer à incarner le Carmel dans sa présence physique. Là encore, cette scène n'est pas spécialement bien amenée sur le papier, car Mère Marie se faisait l'apôtre du martyre, et ce même dans la fuite qui était selon elle un prétexte pour ramener Blanche dans la communauté afin qu'elles périssent toutes ensemble, si bien qu'on ne comprend jamais très bien pourquoi elle reste cachée jusqu'au bout et ne revient pas avec ses compagnes même sans avoir réussi à convaincre Blanche. Par bonheur, Mère Marie est incarnée par Jeanne Moreau qui, outre sa présence incroyable par laquelle elle sait se montrer ferme mais jamais autoritaire, ajoute la dose requise de regret et d'hésitation dans cette dernière scène cousue à la va-vite, de telle sorte qu'elle nous fait comprendre les motivations de l'héroïne et sa perte de courage, là où ça n'était pas très bien expliqué par le texte. Notons encore que Jeanne Moreau compose tout au long du film une religieuse attachante, exemplaire et sachant faire preuve d'autorité, mais toujours profondément bonne voire souriante avec ses filles, comprenant parfaitement leur désir de violer la clôture par moments. Sa déception toujours idéalement cachée sous son goût du labeur et de la discipline, alors qu'elle n'est pas élue nouvelle prieure à la surprise générale, sied encore admirablement au personnage.

Si Jeanne Moreau hérite de la religieuse la plus fascinante (même si j'ai dû mal à comprendre pourquoi on l'appelle Mère alors qu'elle n'est pas la plus haut gradée dans l'ordre), elle n'est cependant pas la seule à livrer une excellente prestation. En effet, dans le rôle de la seconde prieure qui ne s'attendait pas à être élue, Alida Valli se révèle incroyablement lumineuse. Comme pour sa collègue, je n'ai jamais pu me prétendre entièrement friand des performances de cette actrice à la filmographie non moins exemplaire (Le Troisième Homme, Senso), mais son année 1960 au cinéma français me plaît décidément beaucoup. J'ai effectivement pas mal de sympathie pour sa chirurgienne complice et sinistre des Yeux sans visage, et la voir rayonner de bonté et de douce fermeté à l'opposé du spectre dans une figure angélique crée un contraste vraiment surprenant. La fin est notamment exemplaire: alors qu'elle est précisément la dernière à monter à l'échafaud, elle doit accompagner chacune de ses filles jusques aux marches, et elle le fait en suggérant à la fois la tristesse de les voir mourir, et l'espoir qui l'habite puisqu'elle croit objectivement à l'au-delà. Ces sentiments sont très beaux à observer sur son visage. Parmi les autres personnages marquants, Madeleine Renaud se révèle toujours trop théâtrale à mon goût quoiqu'on ressente bien sa douleur physique dans le premier acte, et la bien nommée Hélène Dieudonné compose une religieuse poignante par sa surdité, alors qu'elle observe ses compagnes mourir sous le couperet sans comprendre que c'est à présent à son tour de monter.

Le Dialogue des carmélites reste donc un bon film, dont je n'avais jamais entendu parler avant d'explorer la filmographie de Jeanne Moreau, et qui est à la fois touchant et divertissant même si d'aucuns lui reprocheront peut-être son classicisme. Les religieuses ont heureusement toutes une personnalité assez prononcée pour rendre l'ensemble intéressant, même si leur pureté est trop ostensiblement glorifiée par contraste avec un révolutionnaire sur lequel le scénario force un peu trop le trait, mais l'on regrettera tout de même quelque chose, le fait que les réalisateurs n'aient pas gardé l'idée de l'opéra de ce cantique choral dont chaque voix s'arrête net au fur et à mesure du massacre. Ici, malgré la beauté du geste impliquant Alida Valli, on a l'impression que seule la religieuse appelée sur l'échafaud chante, alors qu'il aurait été nettement plus poignant de garder la seule bonne idée de l'opéra. Parce que ça reste un bon film où plusieurs personnages m'ont captivé, je garde le bon 7/10 de départ, mais la mise en scène aurait dû oser aller plus loin.