mercredi 31 janvier 2018

Centenaire de Michiyo Kogure


Michiyo Kogure (木暮実千代), née Tsuma Wada, aurait eu 100 ans aujourd'hui. Accordé, elle n'est pas l'actrice japonaise la plus célébrée parmi une pléiade de stars des années 1950 comptant des noms légendaires tels Setsuko Hara, Machiko Kyō, Hideko Takamine, Kinuyo Tanaka, Ayako Wakao et Isuzu Yamada, mais Michiyo Kogure tient une place particulière dans mon panthéon, d'une part parce qu'elle est l'une des premières actrices de ces contrées que j'ai découvertes, et d'autre part parce que sa filmographie parcourt la gamme des grands réalisateurs dont Ozu, Mizoguchi, Kurosawa et Naruse.

Sous la baguette de ces metteurs en scène de légende, Michiyo Kogure a donné des performances absolument différentes qui soulignent l'étendue de son talent. Dans L'Ange ivre (醉いどれ天使, Yoidore tenshi) de Kurosawa (1948), elle est l'entraîneuse qui courtise le gangster en voie de rédemption incarné par un impressionnant Toshirō Mifune, qu'elle n'hésitera pas à rejeter d'un revers de la main en apprenant qu'il est tuberculeux. La confrontation entre les deux interprètes, alors que Mifune la force à le toucher malgré son horreur absolue de la contagion, a ceci de savoureux qu'elle montre la superbe Nanae perdre toute contenance pour révéler la lâcheté véritable du personnage. Ce n'est pas le plus grand rôle de la comédienne, et le film est clairement dominé par ses partenaires, mais elle incarne impeccablement les émotions que ce cliché misogyne requiert.

Un an plus tard, dans La Montagne bleue (青い山脈, Aoi sanmyaku) de Tadashi Imai, elle hérite d'un petit rôle très différent dans une intrigue sentimentale nettement moins toxique, bien que là encore, le film fasse davantage la part belle à sa partenaire, l'institutrice charismatique prête à faire bouger les choses dans une petite ville de province, jouée avec saveur par Setsuko Hara.

Les cinéphiles citent généralement Le Goût du riz au thé vert (お茶漬の味, Ochazuke no aji) d'Ozu (1952) comme le sommet de la carrière de Michiyo Kogure. Elle y retrouve un personnage antipathique mais pas méchant, et donne toute sa dignité à une épouse aigrie qui apprendra tout au long du film à regarder son mari autrement, en faisant éclater les préjugés qui les séparaient. Le film est un chef-d’œuvre, comme souvent chez Ozu, et l'actrice trouve là un premier rôle à la mesure de son talent, bien que je n'en aie plus un souvenir très précis depuis une découverte fort lointaine.

C'est néanmoins chez Kenji Mizoguchi qu'elle brille le plus, en donnant vie à des femmes prises au piège du patriarcat à tous les niveaux de l'échelle sociale. C'est notamment manifeste dans Le Portrait de Madame Yuki (雪夫人絵図, Yuki fujin ezu) (1950), où alors qu'elle apparaît exemplaire et fascinante de dignité au yeux de sa nouvelle servante candide, laquelle est impressionnée par cette grande dame qui passe sont temps à se parer joliment et à se promener dans de magnifiques jardins de bords de mer, elle se révèle finalement incapable de se rebeller contre sa soumission maritale et reste à souffrir avec médiocrité malgré l'aide extérieure que son amant lui apporte. La performance est honnêtement peu variée, et le personnage finalement si décevant qu'on ressort de cet excellent film avec un fort sentiment d'amertume, mais c'est tout à l'honneur de l'actrice que d'avoir su rendre avec autant d'acuité la personnalité d'une femme aussi velléitaire.

A l'autre bout de l'échelle sociale, on la retrouve en geisha accomplie dans le chef-d’œuvre absolu Les Musiciens de Gion (祇園囃子, Gion bayashi) (1953), également son sommet interprétatif, où elle fait naviguer la sublime Miyoharu entre une multitude d'émotions complexes, de son amitié fraternelle envers la jeune Eiko, la révélation Ayako Wakao, à son obligation de rendre des comptes à sa patronne, l'inquiétante Chieko Naniwa, en passant par ses propres sentiments envers son client le plus élégant, devant qui elle peut se comporter avec plus de charisme et de naturel. Son désarroi devant l'attitude rebelle de sa pupille, qu'elle a formé à devenir une geisha distinguée, souligne avec finesse toute l'ambiguïté de ce métier particulier: elle sait très bien ce qui attend Eiko lorsque celle-ci franchit la porte striée de barres de cet établissement de Gion, mais elle est en même temps horrifiée de voir celle-ci forcée de se donner à des hommes d'affaires repoussants, tout en essayant de se leurrer lors du temps de formation de la jeune fille, en s'évertuant à ne voir que le côté raffiné de la profession. Le rôle est joué avec une subtilité extraordinaire tout en explorant des sentiments très différents, ce qui ajouté à la force d'un scénario tout en finesse rend le film absolument parfait.

Enfin, descendant encore davantage dans les bas-fonds, Michiyo Kogure se retrouve entièrement prostituée dans un quartier nettement moins prestigieux que le faussement tranquille Gion dans La Rue de la honte (赤線 地帯, Akasen chitai) (1956). Ici, la critique de l'oppression des prostituées est sévère, puisque pour son dernier film, Mizoguchi renforce la noirceur des lieux par l'usage d'une musique particulièrement désagréable dès l'ouverture, tout en donnant à ces personnages féminins une immense beauté intérieure qui rend le contraste saisissant. Pour notre actrice, ce nouveau film est l'occasion de ne pas se reposer sur ses lauriers puisque à l'inverse de l'exquise Miyoharu de Gion, elle incarne cette fois-ci une femme peu attirante, forcée de se prostituer pour rapporter un peu d'argent dans le foyer. Pour dissimuler son immense beauté, elle porte des lunettes tout au long du film, mais son interprétation dépasse merveilleusement cet artifice en creusant en profondeur dans l'épuisement physique de cette femme: sans forcer le trait, l'actrice parvient à faire croire qu'elle est effectivement peu jolie et à bout de forces, ce qui reste impressionnant. Malgré tout, difficile de n'avoir d'yeux que pour Michiyo ici, puisqu'elle partage la vedette avec une touchante Aiko Mimasu en mère désireuse de retrouver son fils, une émouvante Hiroko Machida qui espère, à tort, que le mariage pourra la sortir de sa condition misérable, une Ayako Wakao énergique qui use de tout son charisme pour retourner les méfaits du patriarcat à son avantage, et une Machiko Kyō volcanique dans le rôle attendu mais fabuleusement bien joué de la fille rebelle au grand cœur.

Evidemment, Michiyo Kogure a tourné dans bien d'autres films, mais elle est précisément une de ces actrices dont j'ai très envie d'explorer la filmographie rien que pour elle. Les six œuvres listées ici donnent déjà un excellent aperçu de ce que la dame sait faire dans de nombreux registres, puisqu'en fonction des rôles elle peut se montrer aussi bien exécrable qu'adorable, soumise ou manipulatrice, incroyablement attirante ou peu avenante, riante ou tragique, et le tout avec toutes la finesse et la retenue qu'on est en droit d'attendre d'une actrice japonaise de cette époque. Elle mérite donc parfaitement sa place parmi les grands noms cités en début d'article et vaut réellement d'être redécouverte.

dimanche 28 janvier 2018

The Post (2017)

     

Premier film de la saison enfin arrivé en France, The Post est évidemment alléchant pour tous les grands noms du cinéma américain y étant associés: Steven Spielberg, Tom Hanks, Meryl Streep! Et alors que je ne me déplace généralement plus en salles pour voir la dame caqueter en essayant divers accents, l'annonce de son grand retour en forme à un jeu subtil et retenu m'a finalement tenté pour une découverte.

L'histoire est celle des membres éminents du Washington Post, journal souffrant de la concurrence avec le New York Times, déterminés à doubler leur adversaire en révélant des secrets d'Etat détaillant les mensonges des différents gouvernements américains depuis Truman à Nixon quant à la guerre du Vietnam, affaire plus généralement connue comme celle des Pentagon Papers. Entre hésitations, espionnage et procès contre la présidence ultra conservatrice de Nixon, bienvenue dans les hautes sphères du pouvoir outre-Atlantique!

Malheureusement, si le synopsis est excitant, et dieu sait si The Post m'a appris des choses vu que je connais mal cette période de l'histoire des Etats-Unis, le film peine énormément à captiver à cause de son caractère tout à fait quelconque. C'est même un film qui aurait été plus à sa place au début des années 1990, quand les Oscars s'enthousiasmaient pour les Nixon et JFK d'Oliver Stone, et tout au long du visionnage, j'ai eu le sentiment qu'en 2017 cette œuvre était datée. Disons que la mise en scène de Steven Spielberg n'est absolument plus inventive à l'heure qu'il est, de telle sorte que chaque plan est archi prévisible. Par exemple, que fait-il pour renforcer la tension lorsque les personnages doivent prendre au plus vite une décision capitale? Il nous balance une musique incroyablement banale de John Williams, si bien qu'on a l'impression d'avoir vu et revu ce film des centaines de fois. Peu après, une fois ladite décision prise, je n'ai pu m'empêcher de me dire: "à présent, l'un des personnages va ricaner nerveusement". Et... A dire vrai, on peut prévoir à la seconde près le moment où un interprète va sortir un juron, d'où le sentiment que la réalisation est effectivement peu innovante. La petite séquence d'ouverture au Vietnam est elle aussi particulièrement commune dans son registre d'imagerie guerrière, tandis que la victoire finale (scoop, nous sommes dans un film de Spielberg, les héros gagnent toujours à la fin) recycle de son côté tout ce qui a déjà été fait au cinéma pour illustrer un triomphe, puisqu'on y voit Meryl Streep, baignée d'un halo solaire, traverser la foule avec un port de tête royal sur une musique d'apothéose.

Quant à la scène où une petite fille vient interrompre une conversation au sommet avec son ballon, c'est non! Ça a bien vingt ans de retard et l'on peut anticiper chaque expression de Meryl Streep tandis que Tom Hanks triture le pauvre objet. Ah oui, et aussi, quelle idée de se tirer une balle dans le pied lors de la séquence la plus haletante, puisqu'au moment ou toute l'équipe du Washington Post retient son souffle devant une rédactrice au téléphone pour connaître la décision de la Cour suprême, la pauvre femme se fait brutalement interrompre par un homme sorti de nulle part qui communique l'information à sa place, de quoi détourner l'attention et couper la scène en deux. Cette séquence tombe complètement à plat puisque non seulement la femme qui a le pouvoir se le fait honteusement voler comme par magie, mais en outre, cette odieuse interruption empêche totalement le spectateur de savourer le triomphe du journal. Bref, Spielberg a indéniablement été un metteur en scène spectaculaire, avec un véritable don pour travailler ses plans au mieux, mais en 2017 il est grand temps de renouveler l'aspect d'un thriller politique réalisé par de vieilles gloires, quand bien même celui-ci traite des années 1970. La seule chose que je retiens, visuellement, dans The Post, c'est la séquence de la prise de décision (publiera-t-on ou non?), formidablement découpée en gros plans sur chaque protagoniste au téléphone, mais la musique très ordinaire altère hélas la portée de ce point fort. Quant aux journaux qui défilent, c'est impressionnant, mais on a déjà vu tout ça dans les films de Capra.

Je suis également gêné par le scénario. La première raison, c'est que le premier acte est très long à se mettre en place, avec plein de pistes sans grand intérêt et finalement très vite oubliées, tel le secrétaire d'Etat servant à peine l'intrigue, ou la hippie et sa boîte à chaussures qui n'ont aucune incidence sur les événements. La seconde raison, c'est l'image trop héroïque donnée à la direction du Washington Post, notamment Katharine Graham. Concrètement, qui est cette femme? Une héritière arrivée à la tête du journal par connections familiales, qui ne vient jamais à son travail et se contente de papillonner en soirée ou au restaurant pendant que ses employés font tourner la machine. Or, cette dame attend plus de la moitié du film avant de prendre la décision ultime en tant que directrice, mais avant ça, elle reste si périphérique aux événements sur le terrain qu'on a toutes les peines du monde à s'intéresser à elle. Mais c'est pourtant bien elle qui est présentée comme sauveuse de la démocratie et de la liberté d'expression pour avoir osé défier un gouvernement, alors qu'elle s'est jusqu'alors contentée de donner des réceptions chez elle. Et lorsque le film prend un tour sympathique en montrant les femmes se soutenir mutuellement, on ne peut s'empêcher de trouver ça un peu injuste, car ce sont vraiment tous les autres personnages qui se démènent pour sauver l'affaire. Dès lors, quand Sarah Paulson fait la morale à son époux en disant que la véritable héroïne qui prend des risques est bien Katharine Graham, et quand l'employée du gouvernement vient dire à la grande dame toute son estime pour elle bien qu'elle travaille pour la partie adverse, on a comme un goût de glorification du capitalisme et de l'héritage au détriment du travail réellement fourni, ce qui m'ennuie. Peut-être que la vraie Katharine Graham était vraiment assidue à la tâche, mais ce qu'en montre le film ne nous incite pas à le penser.

Autrement, une fois qu'il s'agit de prendre une décision quant à la publication des données, le scénario devient parfaitement captivant, mais on survole tout de même assez vite les véritables enjeux de cette affaire complexe, notamment d'un point de vue juridique puisque les scènes de procès sont résumées en trois secondes chacune. L'idée de finir sur une toute dernière image dans le Watergate est quant à elle bien trouvée, mais comme pour la mise en scène prévisible, on sent venir cette conclusion au grand galop.

De son côté, l'interprétation est de haut niveau, mais c'est tellement impeccable qu'on est finalement peu remué par les performances en question. Tom Hanks incarne par exemple à la perfection le journaliste un peu brusque au charisme idéal pour diriger une équipe, mais c'est exactement ce qu'on attend de ce genre de personnages, si bien qu'on ne trouvera nulle trace d'innovation là non plus. Dans le rôle de son épouse, Sarah Paulson tente d'exister, et le fait bien, mais c'est simplement très bien, sans qu'on puisse se dire que l'actrice est éblouissante malgré son monologue bienvenu pour la sortir du trope de la femme au foyer attendrie. Alison Brie a quant à elle une bonne complicité avec Meryl Streep dans un rapport mère-fille, mais là encore, c'est très correct, sans plus, tandis que la sympathique Carrie Coon hérite du bon rôle de journaliste qui ne rechigne pas à lire 4000 pages de rapport en dix heures, mais Meg Greenfield est si secondaire qu'on n'a pas vraiment l'occasion de se souvenir d'elle, si ce n'est qu'elle dit "Holy shit!" à chaque découverte!

Reste alors Meryl Streep, effectivement bien meilleure ici que dans tous ses autres rôles de la décennie (en attendant de découvrir Ricki and the Flash), puisqu'elle s'est enfin décidée à ne pas faire la poule afin de composer un être humain digne de ce nom. Et son jeu tout en retenue fait du bien à voir, que ce soit dans la grande scène de la prise de décision où toutes les émotions qui se bousculent dans l'esprit de Katharine viennent de l'intérieur, ou encore dans les confidences qu'elle fait sur son époux décédé, puisqu'on sent parfaitement que l'héroïne ne s'est jamais vraiment remise de sa mort malgré son assurance en public. Les réprimandes qu'elle fait à l'ancien secrétaire d'Etat sont quant à elles extrêmement justes, sans jamais tomber dans le piège de la colère, de telle sorte qu'il s'agit effectivement d'une grande performance. Pourtant, j'y reste assez hermétique pour les raisons évoquées plus haut: Katharine Graham est si périphérique au travail de terrain que je n'ai jamais réussi à m'intéresser à elle, malgré l'aisance de Meryl Streep à lui donner vie et à lui trouver de multiples nuances. En somme, une réussite incontestable, mais ce n'est pas assez marquant pour que l'actrice ait l'espoir de finir dans mon top 5 à la fin de la saison.

Moralité: The Post n'est certainement pas un mauvais film, mais on a constamment l'impression de voir une bobine de 1994 retrouvée par hasard dans les archives de la Fox. Parce que l'ensemble manque cruellement d'inventivité, j'en reste à un honorable 6+: ça décolle vraiment dans le second acte, mais la première heure met trop de temps à trouver son rythme, et aucune des séquences du film n'arrive à raconter quelque chose de neuf, formellement parlant, sur la présidence Nixon. De même, l'interprétation de haut niveau reste trop propre sur elle, et trop convenue, pour nous faire vibrer. Un peu plus d'innovation la prochaine fois, s'il vous plaît.

vendredi 26 janvier 2018

Un centenaire et un enterrement


Le mois dernier, Suzy Delair a fêté ses cent ans. Pour en découvrir davantage sur cette actrice pour moi méconnue, j'ai trouvé le temps pendant l'orgie de films que je fais depuis le nouvel an de regarder L'Assassin habite au 21 d'Henri-Georges Clouzot (1942). Ce n'est pas le meilleur film du maître, et le scénario souffre d'ellipses un peu trop flagrantes (la moitié des personnages sont laissés pour compte lors d'un dénouement sympathique mais peu consistant), et malgré tout, c'est une amusante comédie policière qu'on suit avec intérêt, en particulier grâce à une pléiade d'acteurs très en forme, dont Pierre Fresnay dans un double-rôle irrésistible de détective-prêtre, Jean Tissier en fakir exubérant, Noël Roquevert et sa hauteur de médecin militaire, Maximilienne en vieille fille exaltée, ou encore Marc Natol en valet de chambre aux ordres d'une gérante de pension aussi aimable qu'une matonne. Au milieu de ces personnages caricaturaux croqués dans la joie et la bonne humeur sur fond de scènes macabres, Suzy Delair incarne la fiancée du détective qui, déterminée à devenir célèbre en résolvant l'enquête avant la police, s'incruste dans la pension au grand désespoir de Pierre Fresnay. Elle y chante à tue-tête parce qu'elle rêve de devenir chanteuse d'opérette reconnue, et compose par-là même une héroïne à l'unisson du film, à savoir dynamique et souvent drôle, sans que ce soit l'interprétation comique de l'année.

A ce stade, ce n'est que le troisième film où j'ai pu croiser Suzy Delair (on ne comptera pas sa silhouette de La Crise est finie). Les autres sont bien entendu le chef-d’œuvre de Clouzot, Quai des orfèvres (1947), où elle reprend un rôle de chanteuse de cabaret déterminée à percer. Elle y est cependant moins inspirée que dans le film précédent, la tonalité tragique lui étant peut-être moins favorable, puisqu'on se souvient surtout d'elle pour sa façon de courir après Bernard Blier en criant "Mon biquet! Mon biquet!", alors que ses partenaires héritent de rôles nettement plus juteux avec lesquels ils font des merveilles, en particulier Louis Jouvet en inspecteur sévère et Simone Renant en photographe moderne et charismatique, précisément amoureuse de son amie chanteuse. Une dizaine d'années plus tard, on retrouve Suzy Delair dans Gervaise de René Clément (1956), où elle continue de jouer sur son image prolétarienne mais en bénéficiant cette fois-ci d'un personnage antipathique, puisqu'elle y est la rivale de la superbe Maria Schell dans une performance très attachante. Je n'ai plus un souvenir très précis du film, je crois me rappeler d'une bagarre dans la blanchisserie, mais j'avais à l'époque trouvé l'interprétation de Suzy très intéressante: une redécouverte serait de bon aloi.

De votre côté, auriez-vous des titres à me conseiller pour avancer dans la filmographie de la dame? J'ai récemment acquis Rocco et ses frères, où elle semble n'avoir qu'un rôle minuscule, mais après ça, je suis à court d'idées. J'avouerai que ce n'est pas une actrice qui m'est particulièrement sympathique, vu que ce qu'on m'a confié d'elle sur sa vie privée me refroidit quelque peu, et elle ne m'impressionne pas outre mesure comme comédienne dans les trois films susnommés, quoique je sois tout de même curieux d'avoir d'autres indications de rôles où sa gouaille ferait mouche.


Au même moment, de l'autre côté de l'Atlantique, nous avons perdu la plus grande danseuse de mambo de l'histoire du cinéma, la très excitante Dorothy Malone, dont la fausse blondeur, les yeux globuleux, le charisme incroyable et l'érotisme volcanique sont absolument fascinants à observer. Mon estime pour la dame a commencé avec son apparition incendiaire dans The Big Sleep d'Howard Hawks (1946), où en brune brûlante faussement impeccable, lunettes et ruban à l'appui, elle compose en à peine trois minutes le personnage le plus mémorable du film, tout du moins pour moi, car je n'ai pas aimé l'interprétation du couple mythique Bacall-Bogart dans cet opus là. Quoi qu'il en soit, la manière qu'a Dorothy de fermer un store ou de flirter avec Bogart tout en lui résistant est terriblement stimulante: ce n'est évidemment pas du tout subtil, mais ça reste une performance expressive et mémorable comme les actrices de genre de talent savaient si bien le faire aux Etats-Unis durant l'âge d'or du cinéma hollywoodien. Néanmoins, il est à peu près incontestable que le sommet de Dorothy Malone reste Written on the Wind (1956), le bijoux scintillant de Douglas Sirk où le couple sage formé par Rock Hudson et Lauren Bacall se fait immédiatement éclipser par le couple maudit que forme Dorothy avec Robert Stack. Et franchement, chaque apparition de Marylee Hadley est fabuleusement mémorable, de sa façon de conduire une voiture rouge entre les puits de pétrole du Texas à ses gestes imposants lorsqu'elle a un verre en main, en passant par les caresses érotiques qu'elle adresse à un derrick miniature et surtout par la séquence grandiose où elle tue son père en dansant un mambo endiablé! L'actrice joue bien entendu beaucoup, trop peut-être, mais ses excès portent admirablement ce mélodrame flamboyant, que l'actrice contribue à rendre extraordinairement divertissant.

Comme pour Suzy Delair, j'ai encore beaucoup à découvrir dans sa filmographie. A ce stade, j'ai également vu son minuscule rôle de figuration dans Night and Day (1946), et deux personnages nettement plus consistants lors du pic de sa carrière post-Oscar, The Tarnished Angels, toujours de Douglas Sirk (1957) et Warlock d'Edward Dmytryk (1959), deux films dont j'aurais aimé parler ici mais dont le souvenir s'est trop estompé pour ce faire. Sur le moment, j'étais si entiché de Marylee Hadley que The Tanished Angels avait souffert de la comparaison, l'histoire me plaisant en outre moins que les mélodrames exacerbés de Written on the Wind, mais je redonnerai bien sûr une chance au film dans quelques temps. Il est en revanche dommage que Dorothy Malone ait terminé sa carrière dans le nullissime Basinc Instinct de Paul Verhoeven (1992), un thriller érotique évidemment grotesque et misogyne, comme toujours chez le réalisateur, où Dorothy n'apparaît qu'à peine deux minutes pour dire deux mots de façon inquiétante avant de disparaître sans laisser de traces. Par contre, comme je suis gay et que j'adore les mélodrames des années 1950-60, je suis presque tenté de faire tomber mes réticences face à la télévision afin de découvrir Peyton Place (1964), où Dorothy reprend le rôle créé au cinéma par nulle autre que mon idole Lana Turner, bien que l'actrice fût la première à se plaindre du personnage de Constance MacKenzie, jugeant qu'il lui arrivait plus de choses dans la vraie vie que dans cette petite bourgade de Nouvelle Angleterre. Par contre, si vous avez d'autres rôles de cinéma à me conseiller, je suis preneur!